Ne considérant que l’obstruction du regard, nous oublions un peu facilement que, comme l’ombre, le voile révèle aussi ce qu’il recouvre, dont il épouse les formes tout en les camouflant. Bien entendu, une telle définition du voile ne convient pas au voile de visage, qui flotte trop pour pouvoir révéler quoi que ce soit de la physionomie de celle qui le porte. Mais affirmer que pour autant, il ne révèle rien de la personne, c’est réduire celle-ci à l’apparence de son visage, ce qui semble discutable : le port du voile en dit plus long sur celle qui le porte que ce dont pourrait témoigner son visage découvert, n’en déplaise à M. Copé, qui livrait il y a quelques jours un édifiant exercice d’ouverture républicaine, durant lequel, sous couvert de vouloir dialoguer avec une femme portant le voile intégral, il ne lui laissait pas en placer une ; à tel point qu’on pouvait se demander si le désaccord portait sur le port du voile en soi, ou sur la manière dont les femmes devaient se voiler la face : après tout, dans une société pas si lointaine que cela, dont on sent bien que « chez ces gens là » on entretient une certaine nostalgie, on avait réussi à faire du visage même des femmes un voile si impénétrable qu’elles mêmes s’y sentaient incarcérées, sans même le savoir. Au moins celles qui portent la burqa’ ne se confondent elles pas elles mêmes avec leur voile.
Ainsi, nous avons décidé que ce vêtement était ce que nous ne voulions pas voir, parce que nous voulions voir ces femmes, parce qu’il est humain de se montrer tel qu’on est aux yeux des autres, parce que la nécessaire franchise des rapports humains l’exigerait. Autant dire qu’il est assez savoureux de voir quelques uns des acteurs politiques les plus dissimulateurs plaider ainsi pour la mise à nu des visages. Voila un paradoxe à peu près aussi sidérant que de voir Hortefeux, pris la main dans le pot de confiture du racisme ordinaire, demander à ce qu’on mette fin à cette invasion des caméras qui filment les hommes politiques 24h/24, tout en souhaitant des réseaux de vidéosurveillance toujours plus denses.
Certes, on ne va pas faire comme si ce genre de vêtement n’était pas un signe possible d’un certain type de problème. Mais il y a un pas entre voir derrière un comportement, un problème, et faire de ce comportement un problème, ou pire encore LE problème auquel il faudrait s’atteler sans plus attendre. Le voile nous pose un problème parce que nous y voyons un signe d’austérité non choisi, un enfermement dans une condition inférieure insupportable, un conditionnement qui aliène la personne dans une situation permanente de minorité.
Mais, à ce compte là, on peut se demander combien de situations, il faudrait remettre en question :
Imaginons, par exemple, qu’un groupe de personnes décide d’ouvrir un centre dont l’un des principes serait le suivant : « La première caractéristique essentielle de notre vie, c’est la vocation de solitude, à laquelle nous sommes spécialement appelés ». Imaginons qu’on organise cette solitude avec les barrières suivantes :
« 1. La séparation du monde est réalisée par la clôture. Nous ne sortons (…) que pour le spaciement (promenade hebdomadaire). Nous ne recevons pas de visites et n’exerçons aucun apostolat à l’extérieur. Nous n’avons ni radio ni télévision (…). C’est le Supérieur qui reçoit les nouvelles et transmet ce qu’ils ne doivent pas ignorer. (…)
2. La Cellule est un ermitage aménagé pour assurer (…) une solitude aussi complète que possible, tout en lui assurant les nécessités de la vie. Chaque cellule consiste en un pavillon à étage entouré d’un jardinet, où le moine demeure seul la plus grande partie de la journée, pendant toute sa vie. »
Peut-on discuter avec ces gens là ? Non. Peut-on les voir ? Non. Partagent-ils ce qu’on appelle la citoyenneté ? Non. Y a-t-il un quelconque projet de loi visant à en interdire les principes ? Non, pas à notre connaissance. Il s’agit pourtant d’une communauté qui a pignon sur rue. Son site, http://www.chartreux.org, ne cache rien des principes de vie qui y sont instaurés, et qui vaudraient à ceux qui ne les respectent pas d’être exclus. Au moins, si le voile permet aux femmes qui le portent de sortir, de rencontrer d’autres personnes, les chartreux et chartreuses vivent en vase clos. On les nourrit, on les loge, on décide à leur place ce qu’ils sont censés savoir, on les confine dans des routines religieuses qui les rendent béats, ce qui n’est pas exactement la condition première de la pensée critique.
Mais on dira, sans doute, qu’il s’agit là de moines et de moniales qui ont choisi leur condition librement, en parfaite connaissance de causes. A voir : combien appartiennent à des familles dans lesquelles « ça se fait » encore, d’avoir un enfant sur la ribambelle qu’on génère, qui entre dans les ordres ? Combien ont émis l’hypothèse d’un autre chemin de vie ? Combien ont subi dès le plus jeune âge un catéchisme édifiant, propre à inscrire définitivement en eux l’Ordre qu’ils croiront ensuite librement choisir ? Il n’est pas sûr que les justifications évoquées soient ici fondamentalement différentes de celles auxquelles ont recours les femmes voilées, lorsqu’elles s’expriment elles mêmes sur la question.
Alors, imaginons pire. Imaginons une situation que personne ne choisirait, mais à laquelle seraient contraints des milliers de nos concitoyens.
Imaginons qu’en maintenant d’amples portions de la population dans un état prononcé de pauvreté, on parvienne à les faire tout simplement disparaître de la vue des autres citoyens. Impossible ? A voir, de nouveau. Car ce qu’on ne voit pas n’est pas forcément impossible. Par exemple, voit on en France des enfants sans domicile fixe ? Non. Et pourtant :
« Accoler les deux termes « enfants » et « SDF », que l’on ne s’attend pas d’ordinaire à voir rapprochés, dit la profondeur du malheur que vivent certains enfants et son caractère inacceptable. Les sans-domicile sont généralement des personnes fortement désinsérées, qui ont connu de multiples situations de ruptures déjà anciennes – rupture familiale, rupture avec l’emploi, rupture des liens sociaux… Parmi elles, on retrouve des « personnes en errance » (dont des jeunes) qui peuvent être seules, en couple ou encore parfois « voyager » avec des enfants. Ces derniers circulent entre les squats, les abris de fortune et les structures d’hébergement d’urgence ou, souvent, recourent à l’hébergement chez des tiers (familles, amis).
Les familles ne constituent pas le public prépondérant dans la rue. Néanmoins, leur nombre semble être en augmentation7. L’enquête sur les sans-domicile réalisée en 20018 par l’Insee que nous avons déjà évoquée, faisait apparaître qu’au sein de la population interrogée, 18 % étaient des femmes le plus souvent accompagnées d’enfants et 13 % des couples dont la moitié avait des enfants. Selon certains professionnels, lorsque des familles « dorment dans la rue », cela s’explique soit par un refus du ménage, soit par un obstacle institutionnel. À cet égard, des bénévoles des Restos du coeur (antenne départementale iséroise) notent que les familles dormant à la rue et fréquentant l’association sont plus souvent des familles immigrées en situation administrative irrégulière ou en attente de régularisation. Ainsi, celles ne disposant d’aucune solution de logement sont, en général, celles qui vivent cachées des institutions par peur d’être expulsées du pays : les familles en situation régulière ne sont que dans de très rares cas à la rue.
Quelles que soient les causes qui contraignent à la rue, les conditions de vie qui en découlent mettent directement en péril la santé des enfants. Ainsi, le centre d’accueil de Médecins du Monde, à Lyon, qui suit parmi son public 18 % de mineurs sans domicile fixe, a repéré de très nombreux cas de maladies respiratoires (43 % des consultations) ainsi qu’une forte proportion de maladies de peau (38 % contre 5 % pour les mineurs vivant dans un logement stable). Les conséquences de la vie sans logement sont aussi psychologiques, avec des lacunes ou des retards dans le « développement socio-cognitif » du fait de l’absence de repères et de lieux d’attache sécurisants. » (source :15ème rapport annuel sur le mal-logement en France, par la Fondation Abbé Pierre pour le Logement des Défavorisés, consultable ici : http://www.fondation-abbe-pierre.fr/_pdf/rml_10.pdf)
Ce document ne décrit pas les enfants et familles jetés à la rue par le tremblement de terre en Haïti. Il décrit une réalité française.
Et non, nous n’avons pas changé de sujet ; car si il peut y avoir discussion sur le fait que le voile constitue une aliénation volontaire, il n’y a aucune discussion possible sur le fait que la pauvreté soit, ou non, volontaire. Là où l’entrée au monastère et l’adoption du look Belphegor peuvent relever de ce que Descartes aurait appelé le « libre arbitre », c’est-à-dire la possibilité de faire n’importe quoi, ce qui constitue certes le plus bas degré de la liberté, mais demeure néanmoins un embryon d’acte libre, la pauvreté est un simple déni de liberté. Elle n’est pas choisie, et elle ne permet pas de choisir. En somme, la pauvreté aliène. Elle conduit à dépendre du bon vouloir d’autrui pour être logé, (si la volonté particulière des associations travaillant pour le droit au logement n’était pas active et insistante, les rues seraient littéralement envahies de sans-abris, puisque la volonté générale juge jusqu’à aujourd’hui plus « juste » de priver les non-logés d’un logement), pour être nourri (même raisonnement avec les banques alimentaires et les restos du cœur), pour être informés, vêtus, reconnus, instruits.
Qui est le plus aliéné ? Qui dispose d’un réel déficit de sens critique, aujourd’hui en France ? La femme qui sort intégralement voilée ? Ou bien l’enfant dont l’insécurité quotidienne liée à son errance et à la précarité visible, ressentie de ses parents a fragilisé le développement psychique et intellectuel ?
Or là où les femmes portant la burqa’ se comptent sur les doigts d’une cinquantaine de mains, les citoyens pauvres se comptent en centaines de milliers, peut être en million sur notre territoire. Y a-t-il une quelconque intension politique de s’attaquer au problème ? L’actualité le montre : tout semble indiquer qu’on a un radar à aliénation assez sélectif pour pointer nos antennes là où la résolution du problème sera hautement symbolique, et peu coûteuse à court terme (à court terme, parce que si est aujourd’hui confrontés aujourd’hui à quelques énergumènes qui trouvent le style gothique trop futile à leurs yeux, et choisissent quelque chose de plus radical, on aura sur les bras, sous peu, des fashionistas aussi atterrantes de crétinisme que les lycéennes qui militaient, eu début d’année scolaire, pour leur « droit » à aller en cours en minishorts et minijupes au lycée d’Estampes. Elles auront simplement changé, de manière bien entendu tout à fait autonome, leur accessoire de mode kawaï (ou néo-pouf, parce que, franchement, le mini-bermuda, quelqu’un connaît il quelque chose qui relève davantage du non sens (quoique j’imagine bien la mini jupe-culotte)) contre un accoutrement à mi-chemin entre fantomette et Batman, dont elles raffoleront comme elles raffolent de ce qui « fait le buzz ».
Grâce à la vibe médiatique et politique savamment entretenue, il faudra donc sans doute supporter encore un bon moment celles qui ont envie de leur quart d’heure de célébrité médiatique, paradoxalement rendu anonyme par l’objet même de cette célébrité avant que, lassées d’être peu à peu devenue mainstream, elles passent à Dieu sait quoi (mais Dieu savait il, pour le voile ?).
En revanche, et ce pour de multiples raisons, nul risque que la pauvreté, elle, soit à la mode dans un avenir proche, ce qui ne l’empêchera pas de se répandre.