Petite contribution à la guerre au débat en cours.
Puisque l’objectif affiché, même si c’est en faux semblant, est de provoquer le repli identitaire, puisque, curieusement d’ailleurs, on semble vouloir couvrir la nation française d’un voile bien plus étanche encore que ceux dont on semble vouloir « libérer » une poignée de femmes dont on finit par se demander si elles sont les victimes d’une aliénation scandaleuse, ou bien les dernières véritables punks que connaisse ce monde (j’y reviendrai), transformant le « pays » en monades (la monade Leibnizienne, pas celle de Husserl, vous savez, ces appartements témoins, sans fenêtre ni porte, aveugles et sourdes, anosmiques aussi, ce qui a l’avantage de l’isoler du bruit, et de l’odeur, puisqu’elle croit que c’est là son problème (et parce qu’elle croit sentir bon, et elle est persuadée que c’est dans le silence des pantoufles qu’on se porte le mieux), puisque le débat semble organiser de manière à permettre à certains de s’envoyer des clins d’yeux entendus, en douce, pendant que les autres regardent ailleurs, sous entendant « suivez mon regard », autant détourner le regard, justement, et tenter de rappeler que l’identité ne peut pas, justement, se construire dans l’autarcie.
Une telle redirection peut sembler vaine, le rouleau compresseur raciste étant lancé. Mais l’entreprise gouvernementale d’édification des esprits s’appuie aussi sur un vrai désarroi national, sur une impression qui est ressentie chez beaucoup, d’avoir perdu quelque chose, d’avoir été privé de ce qui, auparavant, faisait le bien être d’une population toute entière. Sans qu’on sache très bien quoi. Normal dira t on : on nous l’a tellement subtilisé qu’on ne sait même plus ce que c’était. On comprend mieux, d’ailleurs, comment ceux qui agitent ce genre de marionnette jouent sur un terrain hautement fantasmagorique, celui des mythes (ce qui est au delà de toute mémoire possible, qui traite de fondements perdus, d’origines dont on aurait été déraciné).
Deux apports, donc, deux excursions sur le territoire de l’identité nationale, mais à l’extérieur, histoire d’ouvrir un peu les fenêtres et de respirer un air qui sente un peu moins le confiné.
Zizek tout d’abord. Le personnage est singulier, pas simple à suivre, mais il a au moins l’avantage de ne pas se présenter comme une base de lancement idéologique collective. Ses écrits comme ses prises de paroles sont pour le moins sinueux (mais après tout, la pensée ne l’est elle pas ?), il ne lésine ni sur les détours, ni sur les détournements. En 1991, il était l’auteur d’un article intitulé « Aime la nation comme toi-même, ou le libéralisme et ses vicissitudes en Europe de l’Est ». On y lisait, bien avant qu’on nous pose la question de manière directe (ce qui ne signifie pas qu’on ne la manipulait pas déjà) une méditation sur l’usage contemporain du concept de nation, articulé à un autre concept, celui de jouissance.
Le lien peut sembler peu évident a priori, mais cela montre à quel point nous sommes peu au clair dans notre rapport à la nationalité. Quand on cherche ce qu’est l’identité nationale, concrètement, on se demande ce qui fait l’objet commun de la nationalité, puisque celle ci semble être définie par le fait de partager quelque chose en commun. C’est bien ainsi, en nos temps incertains, qu’on tente de poser le débat, et ce d’autant plus que définir cette « chose » qu’on a en commun permet de désigner ceux qui ne partagent pas cette « chose » :
« Les éléments qui rassemblent les membres d’une communauté donnée ne peuvent être réduits à l’identification symbolique : le lien qui les unit implique toujours une relation partagée à une Chose, à une jouissance incarnée. Cette relation à la Chose, structurée par des fantasmes, est ce qui est en jeu lorsque nous parlons de la menace que fait peser l’Autre sur notre « mode de vie » : c’est ce qui est par exemple menaçant pour un Anglais de race blanche paniqué devant la présence croissante d’ « étrangers » dans son pays. Ce qu’il veut défendre à tout prix n’est pas réductible aux soi-disant valeurs qui sont le support de l’identité nationale. L’identification nationale se soutient par définition d’une relation à la nation en tant que Chose. Cette nation-Chose est déterminée par une série de propriétés contradictoires. Elle nous apparaît comme « notre Chose » (peut-être pourrions-nous dire cosa nostra), comme quelque chose qui n’est accessible qu’à nous, comme quelque chose qu’ « ils », les autres, ne peuvent saisir, mais qui se trouve néanmoins constamment menacé par « eux » ; elle apparaît comme ce qui anime notre vie et lui donne sa plénitude et, cependant, nous ne pouvons la définir sans recourir à une tautologie creuse – tout ce qu’on peut en dire est en fin de compte que la Chose est la « `Chose même », la « véritable Chose », « ce dont il s’agit vraiment », etc. Si l’on me demande à quoi je reconnais la présence de cette Chose, la seule réponse conséquente possible est que la Chose est présente dans cette entité insaisissable que j’appelle mon « mode de vie ». Et d’énumérer des fragments épars de la façon dont ma communauté organise ses fêtes, ses rituels d’accouplement, ses cérémonies d’initiation – bref, ces détails qui rendent visible la manière unique dont une communauté organise sa jouissance. Bien que l’association qui se présente immédiatement à l’esprit, de façon quasi automatique, soit évidemment celle d’un Blut und Bloden réactionnaire et sentimental, il ne faut pas oublier qu’une telle référence au « mode de vie » peut également avoir une connotation nettement « gauchiste » – confer les essais que George Orwell écrivit dans les années de guerre, où il tente de définir les contours d’un patriotisme anglais opposé à sa version officielle et impérialiste essoufflée ; ses points de référence sont précisément des détails qui caractérisent le « mode de vie » de la classe ouvrière (comment on se rassemble en fin de journée au pub du coin, par exemple) ». (Slavov Zizek – Aime la nation comme toi-même, ou le libéralisme et ses vicissitudes en Europe de l’Est, publié dans la revue Futur antérieur, N°8, Décembre 1991).
On comprend mieux, dès lors, pourquoi on n’a pas pu se limiter aux questions symboliques que posaient le non respect du drapeau tricolore ou de la Marseillaise. Il fallait que le débat descende encore un cran plus bas, vers la vie quotidienne, la manière dont on mange, dont on parle (le verlan), dont on s’habille (la casquette à l’envers, deux exemples venus de Mme Pécresse, dont on voit, au passage, à quel point tout comme on inventa un jour le juif pour le haïr, elle invente à son tour le jeune de banlieue, pour focaliser sur cette image la haine des électeurs visés), la musique écoutée, le volume sonore des conversations, etc. Mais pour autant, si la question n’était posée que sur le terrain des habitudes de vie partagées, on solderait le problème par un communautarisme un peu bricolé, mais qui éviterait au moins les violences. Non, en fait, l’esprit national se définit moins par la présence de la chose partagée que par le fait qu’on soit convaincu que ceux qui partagent la même nationalité sont eux aussi attachés à cette Chose là. L’affaire se complique donc, car il ne suffit pas d’avoir quelque chose en commun, il s’agit aussi de sentir à travers cette chose le désir qu’ont les autres de la partager :
« Il serait cependant erroné de réduire la Chose nationale aux traits qui composent un « mode de vie » spécifique. La Chose n’est pas directement une collection de tels traits, elle a « quelque chose de plus », quelque chose qui est présent dans ces traits, qui apparaît à travers eux. Les membres d’une communauté qui partagent un « mode de vie » donné croient en leur Chose dans la mesure où cette croyance a une structure réflexive propre à l’espace intersubjectif : « Je crois en la Chose (nationale) » équivaut à « Je crois que les autres (membres de ma communauté) croient en la Chose. » Le caractère tautologique de la Chose – son vide sémantique, le fait que tout ce qu’on peut en dire est que c’est la « véritable Chose » – est précisément fondé sur sa structure réflexive paradoxale. La Chose nationale existe aussi longtemps que les membres de la communauté croient en elle, elle est littéralement un effet de cette croyance sur elle-même. La structure est ici la même que celle du Saint-Esprit dans le christianisme. Le Saint-Esprit est la communauté des croyants dans laquelle le Christ continue à vivre après sa mort, et croire en Lui équivaut à croire en la croyance elle-même c’est-à-dire croire que je ne suis pas seul, que je suis membre de la communauté des croyants. Je n’ai besoin d’aucune preuve ni d’aucune confirmation de la vérité de ma croyance. Du seul fait de ma croyance en la croyance des autres, le Saint-Esprit est là. Autrement dit, la seule signification de la Chose consiste en ce qu’elle « signifie quelque chose » pour quelques-uns. » (Ibid.)
Ce faisant, on passe de l’éventuelle convivialité rassemblant ceux qui partagent quelque chose au regard scrutateur des uns sur les autres vérifiant l’attachement réel à ce qu’il y a à partager, sondant les coeurs pour en vérifier la pureté. Autant dire que l’affaire des mariages gris relève de ce type de processus, puisqu’il s’agit précisément, non pas de reprocher à tel groupe de personnes de ne pas partager les pratiques nationales (après tout, ils se marient), mais de ne pas le faire sincèrement (NB, on avait soupçonné le ministre de l’identité nationale de tremper dans de telles stratégies, il semble étrange qu’on n’ait pas généré le même soupçon envers le chef de l’Etat lui-même, mais passons). On le voit, le principe national se dilue dans les profondeurs insondables de la subjectivité, et son objet échappe à toute saisie, puisque la nationalité réside moins dans le fait de partager objectivement tel ou tel caractère que dans la sincérité subjective de l’attachement. Autant dire que cela permet de juger à sa guise de la nationalité des autres.
Et quel effet produit ce partage ressenti non pas comme partage d’objet, mais comme partage de subjectivité ? La jouissance : le contact sans intermédiaire, le plaisir immédiat de la coïncidence avec l’autre. C’est cela, finalement, l’impression nationale : le sentiment qu’il n’y a, avec l’autre, aucune barrière, nulle frontière, qu’on est en contact direct puisque ce qui compte est moins la tradition partagée que le fait que l’attachement à la tradition soit chez autrui la même que chez moi.
« La cause nationale, en fin de compte, n’est rien d’autre que la façon dont les sujets d’une communauté ethnique donnée organisent leur jouissance à travers des mythes nationaux. Par conséquent, ce qui est en jeu dans les tensions ethniques est toujours la possession de la Chose nationale. On impute toujours à l’ « autre » une jouissance excessive : il (elle) veut nous dérober notre jouissance (en ruinant notre mode de vie), et/ou a accès à quelque jouissance secrète, perverse – bref, ce qui nous dérange vraiment chez l’autre », c’est la façon particulière qu’il a d’organiser sa jouissance, et précisément le surplus, l’ « excès » qui est le sien (il sent des pieds, il chante et danse « bruyamment », il a de drôles de manières, une attitude particulière envers le travail ; dans la perspective raciste, l’ « autre » est soit une bête de travail qui nous prend notre place, soit un fainéant qui vit sur notre travail, et il est tout à fait amusant de constater à quelle vitesse on passe du « ils refusent de travailler » au « ils nous volent nos emplois »). Le paradoxe essentiel en l’affaire est que notre Chose est conçue comme inaccessible à l’autre et à la fois menacée par lui – comme pour la castration qui, selon Freud, est éprouvée comme quelque chose qui « ne peut vraiment pas arriver », ce qui n’empêche pas que l’idée soit en soi insupportable. Le fondement de l’incompatibilité entre les positions subjectives d’ethnies différentes ne réside donc pas dans la différence de structure de leurs identifications symboliques. Ce qui résiste absolument à l’universalisation est plutôt la structure particulière de leur relation à la jouissance ».(Ibid.)
Nous devrions méditer cela, tellement cela semble bien structurer nos rapports sociaux, tant dans les phénomènes de pur racisme que nous voyons générer sous nos yeux ces temps ci, que dans les luttes sociales qui nous animent de manière constante : l’autre est celui qui pourrait me prendre ce que je n’ai jamais eu. Au dela de l’opposition provoquée des ethnies entre elles, c’est par ce processus que nos dirigeants ne cessent de monter chacun contre chacun, produisant l’exact opposé du contrat social : la guerre de tous contre tous, puisque dans un monde où seule la jouissance est valorisée, puisqu’elle est ce vers quoi tout le reste doit tendre, tout ce qui peut venir concurrencer ma jouissance prend le visage de mon ennemi, le comble étant sans doute atteint lorsque ce sont ceux qui fournissent théoriquement le moyen d’atteindre la jouissance sur Terre, c’est à dire les organismes de crédit, qui paradoxalement en interdisent soudainement l’accès, et deviennent paradoxalement cet « autre » qui fait obstacle à ce que, pourtant, je ne pouvais pas avoir (puisqu’il me fallait un crédit pour l’acquérir). Dès lors, autant nous avons du mal à identifier la Chose nationale que nous partageons, autant nous identifions très bien la Chose que partagent les autres. Nous n’avons de cesse de constater combien les autres partagent ce qu’ils ont à partager pendant que nous nous sentons privés de ce que nous sommes censés partager, dont on n’a même plus l’idée.
Et Zizek cite alors Jacques Alain Miller :
« »( …) Qu’est-ce qui fait que cet Autre est Autre ? Qu’est-ce qui fait qu’on le hait, qu’on le hait dans son être ? C’est la haine de la jouissance de l’Autre – qui est même la formule la plus générale que l’on puisse donner de ce racisme moderne tel que nous le vérifions -, la haine de la façon particulière dont l’Autre jouit (…). La question de la tolérance ou de l’intolérance ne vise pas du tout le sujet de la science ou des droits de l’homme. Elle se place à un autre niveau, qui est celui de la tolérance ou de l’intolérance à la jouissance de l’Autre, de l’Autre en tant qu’il est foncièrement celui qui me dérobe la mienne. Nous savons – nous, psychanalystes – que le statut fondamental de l’objet est d’avoir de toujours été dérobé par l’Autre. Ce vol de jouissance, nous l’abrégeons en l’écrivant – q, (moins phi), mathème de la castration. Si le problème a l’air insoluble, c’est que l’Autre est Autre à l’intérieur de moi. A cet égard, la racine du racisme est la haine de ma propre jouissance. Il n’y a pas d’autre jouissance que la mienne propre. Et si l’Autre est à l’intérieur de moi en position d’extimité, c’est aussi bien ma haine propre. » ( Jacques-Alain Miller, « Extimité« , cours du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII (inédit), leçon du 27 novembre 1985) (Ibid.)
Avant de reprendre lui même pour conclure ce moment :
« Ce que nous dissimulons en imputant à l’Autre le vol de jouissance est ce fait traumatique que nous n’avons jamais possédé ce qui est censé nous avoir été volé : le manque (« castration ») est originel, la jouissance se constitue d’emblée comme « volée », ou, pour citer la formulation précise qu’en donne Hegel dans sa Science de la logique, elle « ne vient à être que d’avoir été » » (Ibid.)
Le circuit, qui décrit une boucle fermée sur elle même, parcourue en regardant à l’extérieur, est alord achevé : la haine de l’autre est bien la haine de soi, mais elle réside dans le fait qu’on est persuadé que ce qu’on est censé vivre a été aliéné par autrui, qui en jouit en douce dans son coin, nous laissant étrangers à notre propre jouissance, comme castrés, ou éventrés de nos propres vies avortées. Au sens le plus profond, on pourrait d’ailleurs dire que le sentiment national semble être le propre de ceux qui se sentent encore moitié embryons, moitiés avortons.
Mais alors, si la nationalité consiste surtout en ce dont les autres peuvent nous priver, sans doute serait-il pertinent d’observer comment la question de l’identité nationale se pose chez « les autres ». Or, bien plus que la France, le Japon est, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, plongé dans une crise identitaire d’une violence telle qu’elle semble provoquer des symptômes proches de la schizophrénie. D’un côté l’organisation d’un travail hyper productif, dans lequel les individus sont voués au succès de l’entreprise collective, poussant au plus loin l’efficacité « à l’occidentale », dans une sorte de vision cauchemardesque de nous mêmes, ce que nous pourrions être si nous perdions une bonne part de nous mêmes (mais peut être est ce le signe que les véritables schizophrènes, c’est nous : au moins, ceux qui parmi les japonais se donnent corps et biens à l’entreprise savent ils ce qu’ils veulent), de l’autre un individualisme autiste qui se manifeste par des comportements qui semblent relever de ce que nous autres, occidentaux, considérerions volontiers comme un comportement adolescent, voire infantile. Entre les deux, la névrose et l’art. Si le production japonaise en bande dessinée et cinéma est si passionnante, c’est parce que le contexte politique et social suscite un mouvement qui n’est pas, sur certains aspects, sans rappeler ce qui eut lieu après guerre, à Vienne, lorsque les actionnistes prirent sur eux d’incarner dans les formes les plus abjectes et les plus violentes une identité amnésique, retournée vers sa tranquilité bourgeoise, comme si de rien n’était, comme si la Chose partagée n’avait pas changé d’un iota depuis les années 30. Le cinéma japonais, lui aussi, est porteur d’une tension sans pareil sur la planète (en ce sens, d’ailleurs, si la hauteur du problème qu’a une nation avec sa propre identité se mesure à la violence et à la radicalité de son cinéma, alors la France semble se porter de ce point de vue assez bien, contrairement à ce qu’on veut bien nous faire croire).
Ce ne sont pas les ouvrages qui manquent, qui s’attaquent à la radicalité du cinéma japonais. Certains n’échappent pas à une certaine complaisance envers leur sujet, comme le livre de Julien Sévéon, intitulé Le Cinéma enragé au Japon, qui permet de se faire une idée de la violence et des extrémités atteintes, propose certes un décodage et quelques perspectives mais semble un peu excessivement fasciné par son objet pour parvenir à mener à son sujet des analyses véritablement éclairantes. En revanche, Le Cinéma japonais aujourd’hui, Cadres incertains, de Benjamin Thomas, plonge beaucoup plus loin dans l’art cinématographique nipon, analyse de manière plus profonde cet art, au delà des simples outrances, confronte les films à l’histoire, décode des formes qui nous semblent, à nous qui sommes habitués à d’autres formats de récit, exotique ou même outrancières afin de faire émerger une véritable politique cinématographique du rapport à l’identité. Le livre est passionnant, et il éclaire la question bien au-delà du seul cas particulier du Japon.
Spécifiquement, il ne semble pas absurde de penser qu’une part de la problématique japonaise est partagée par la France. Nous serions peu crédibles si nous affirmions que nous n’avons pas un compte à régler avec notre propre mémoire. Et si la colonisation a été un des points sur lesquels nous avons posé le curseur de notre mauvaise conscience, il y a un domaine plus crucial où la mémoire semble se prendre les pieds dans le tapis de l’identité, c’est la seconde guerre mondiale, parce que depuis la fin de celle-ci, nous ne cessons de jouer les ballerines au bal des faux-culs : on figure sur les photos des vainqueurs, alors qu’on a été libérés, on se présente comme acteurs de premier rang parmi les combattants de la liberté et les opposants à Hitler alors qu’on serait curieux de savoir ce que des sondages d’opinion auraient donné sur la population française sous l’occupation. Et à la suite de cela, d’autres éléments de schizophrénie qui ne sont peut être pas pour rien dans nos errements actuels : le développement d’une bonne conscience morale qu’on est capables de jeter à la figure du monde, aussi bien sur le terrain de la diplomatie étrangère que sur celui des échanges financiers, tout en étant hyène parmi les hyènes dans les processus de prédation économique, tout en étant le seul pays de cette stature à avoir bravé les accords de non prolifération nucléaire (et en premier lieu l’interdiction de pratiquer des essais réels), que sur celui, aussi, de la justice sociale qu’on donne en exemple aux autres, tout en la discréditant aux yeux des français eux mêmes, à qui on reproche le coût de telles protections, qu’on oublie de remercier pour leur exceptionnelle productivité (tout bonnement la meilleure d’Europe), préférant les regarder de haut comme un peuple fainéant, vautré dans sa qualité de vie là où les valeurs du libéralisme semblent devoir se reconnaître aujourd’hui sous la forme de la précarité.
En peu de mots, on peut le dire : là où le Japon a subi le séisme de la défaite (et c’est un concept qui n’existait pas dans l’identité individuelle et collective japonaise, avant guerre), la France s’est pris dans la figure un tsunami libéral après lequel elle a du mal à se reconnaître. Les politiques en sont d’ailleurs suffisamment conscients pour plaquer sur son visage devenu anonyme des masques, devenus identités d’emprunt, Jaurès, Môquet, Camus ces temps ci, autant de visages qu’on plaque autour des yeux sans visage d’un pays et d’habitants qui ne savent plus très bien où ils habitent tant ceux qui les dirigent jouent de la double contrainte et du double langage pour brouiller les cartes de la mémoire et du projet commun.
Aussi, la lecture du livre de Benjamin Thomas est elle éclairante pour de multiples raisons, en particulier parce qu’on peut y observer une scène artistique se battre avec une question que nos propres créateurs évitent soigneusement, sans doute en partie muselés par la manière dont, en France, l’art en général et le cinéma en particulier rechigne à mordre la main qui le nourrit. Quelques lignes de la conclusion de l’ouvrage devraient susciter l’envie d’en lire davantage :
« L’homme qui regarde un passé qui n’est plus vraiment le sien après en avoir été dépossédé, comme un personnage de Kore-eda ou Aoyama devant le film de sa propre vie, offre l’image d’une incommensurable déréliction. Le cinéma japonais contemporain ne ressent pas avec force la solitude qui est au centre de la condition surmoderne uniquement parce qu’il pense l’identité contemporaine de façon globale. L’impériosité de l’Autre dans la constitution de soi est plus sensible encore au Japon, et le cinéma nippon d’aujourd’hui est traversé par une angoisse telle de l’isolement qu’il en prend acte, tout en témoignant d’une volonté farouche de l’exorciser, à travers des motifs formels ou diégétiques déclinant le thème du dédoublement, du clivage, de la fragmentation identitaire. Autant d’expressions d’une logique qui enferme le regard de l’individu dans une circulation de soi à soi-même et que de nombreux films vont s’efforcer de mettre à mal en rendant sa prééminence à l’interaction, à la mise en scène d’un regard émanant d’une « altérité significative ». Alors, une fois encore, le cinéma de genre s’impose comme un noeud où s’expriment de manière exacerbée les crispations, mais aussi les espoirs face à l’anomie du Japon contemporain. Le cinéma d’horreur ou le genre yakuza cristallisent ainsi les angoisses face à la solitude et à la distension des liens, en même temps qu’ils traduisent le caractère oppressif et implacable dont peut de charger le motif pourtant essentiel du clan, su cercle, lorsque, après avoir montré ses défaillances, il ne parvient pas à se défaire des assignations du culturalisme et du conservatisme. Les velléités de trouver de nouvelles identités épanouies se font bien sûr par opposition à ces diktats, non sans une certaine tension mêlant parfois réaction et transgression. Ainsi le cinéma japonais contemporain multiplie t-il, en douceur ou avec fracas, les remises en cause des identités socio-sexuelles établies ou des cercles figés et hermétiques de la société, en gardant toujours en perspective le refus absolu d’un individu qui ne serait qu’un « ego isolé ». L’individu-trajectoire traverse ce cinéma d’un pas assuré, seul mais pas solitaire. Agissant comme une droite reliant des points, il incarne la volonté tenace qui travaille les films nippons actuels de repenser sans relâche l’indispensable motif du lien. » Benjamin Thomas, Le Cinéma japonais aujourd’hui, Cadres incertains
Je saute un paragraphe qui est consacré à la figure de la mère comme substitut à l’identité perdue, mère qui prend souvent au cinéma la figure de la nature elle-même, et je ne resiste pas à l’envie de partager ce qui suit, les derniers paragraphes du livre, parce qu’ils témoignent à la perfection de son esprit :
« Dans la pièce principale de la maison japonaise, point de mire orientant discrètement le regard, se trouve le tokonoma. Alcôve légèrement surélevée, il sert d’écrin sobre aux œuvres d’art ? On peut y voir une estampe, une calligraphie, ou encore une composition d’ikebana. Il faut connaître la nature japonaise qui a fait naître ces fleurs coupées que sont les films nippons, nous disait Nagisa Oshima tandis que nous amorcions ce voyage au sein du cinéma japonais contemporain. De même, ce n’est qu’exposées dans une maison japonaise que ces fleurs prennent leur sens.
Il s’agissait ici, non seulement de humer la terre dans laquelle sont restées les racines de ces fleurs coupées, mais aussi de s’ouvrir à leurs essences, d’extraire un peu de leur sève. Il s’agissait de leur offrir ici humblement, une fois assemblées en une composition d’ikebana, un tokonoma qui leur permettrait d’être regardées sans être trop dénaturées.
Et parce que le climat qui laisse croître ces fleurs est parfois étrangement semblable au nôtre, peut être qu’en les observant selon un angle de vue approprié aurons-nous un peu enrichi notre regard sur notre propre monde, tant il est vrai que « notre goût pour les cultures d’ailleurs naît aussi de notre désir d’appréhender l’Autre comme un éclairage particulier de nous-mêmes » ». (la citation finale est extraite de La drôle de guerre des sexes du cinéma français 1939-1956, de Noël Burch et Geneviève Sellier – p. 307) (Ibid)
Au moins le Japon a-t-il ces fleurs séchées comme témoin d’une quête. Au moins quelque chose témoigne t-il d’une absence. La France ne peut pas prétendre à une telle démarche. Elle fait encore comme si il ne s’agissait pas pour elle de construire une identité, mais de retrouver celle dont elle aurait été privée. Elle fait encore comme si c’est de l’extérieur qu’on l’aurait spoliée de son droit à être elle-même, comme si ce n’était pas volontairement qu’elle s’était lancée, comme les autres, dans le libéralisme capitaliste et la course aux profits pour quelques uns afin de faire fantasmer tout le monde. Au moins le Japon a-t-il, à travers le cinéma, et même si c’est sous une forme désespérée, une droite qui traverse et lie les individus éparpillés ; la France, elle, tente pendant ce temps là de fonder sa propre identité sur l’atomisation de la société, sur la conception d’un moi insulaire et autiste, d’une précarité concurrentielle, d’une conception de soi qui est réduite au statut d’entrepreneur indépendant, de travailleur du self. Trajectoires exactement opposées, mise à jour contre faux-semblants. On comprend mieux, alors, pourquoi il est crucial que notre cinéma sorte des ornières dans lesquelles il s’est enlisé, car elles sont finalement l’image des œillères grâce auxquelles nous sommes aveugles à nous-mêmes.
On retrouvera le texte intégral de Zizek, accompagné de notes à cette adresse : http://multitudes.samizdat.net/Aime-la-nation-comme-toi-meme-ou
On complétera ces lectures avec le livre de Peter Sloterdijk – Théorie des après-guerres, remarques sur les relations franco-allemandes après 1945; 2008 pour la traduction française), petit livre proposant, déjà, un regard extérieur sur ce que nous appellons « identité nationale », cette « chose » dont nous sommes paraît il censés être si fiers. Le propos est un peu rude à lire pour nous autres, hexagonaux de souche, mais il est peut être salutaire de cerner la manière dont on nous regarde depuis l’extérieur de nos frontières, c’est un miroir qu’on questionne trop peu.
Illustrations : Penser, c’est parfois revenir sur les conditions d’émergence, en soi, des concepts. Aussi loin que je me souvienne, j’ai rencontré pour la première fois le concept de « Nation » au travers d’albums de Heavy Metal dont les pochettes étaient fréquemment ornées de troupes de combattants armés de drapeaux et bannières auxquels ils semblaient particulièrement attachés. L’illustation est naïve. Mais il est possible que le concept, chez beaucoup, le soit tout autant, et qu’en jouer, ce soit jouer précisément de cette naïveté. Je laisse donc ces illustrations, et on remerciera au passage les groupes Saxon, Manowar (tiens, j’y reviendrai), Iron Maiden et Motorhead pour leur aimable collaboration.