En fait, on ne sait pas si Orelsan souffre d’un déficit de culture (après tout, il cite des références sans les comprendre, ce qui lui fait déjà un point commun avec une bonne partie de ceux qui se font passer pour « cultivés »), mais ceux qui voudraient le faire taire sur le seul argument de la présence de violence dans ses textes, tout comme ceux qui l’apprécient pour cette même raison, se trompent, et cette fois, on peut établir que c’est bien le manque de culture qui en est la cause. Si le cinéma a bien réussi, et depuis ses origines, à intégrer la violence et à en faire un matériau mis au service de l’art, il n’y a aucune raison pour refuser cette possibilité à cet hybride de littérature et de musique qu’est le rap. Le problème, dès lors, c’est moins la violence en elle même que la place que l’oeuvre lui donne. Quand Orelsan se compare, sans rire, à Breat Easton Ellis ou à Kubrick, il ne réalise pas qu’il s’agit là d’artistes dont les oeuvres ont mangé la violence, l’ont encadré, et se sont bien gardées de se laisser emporter par la complaisance ou l’ambiguïté. Quand American Psycho ou Orange mecanique se nourissent à la pulsion de destruction, c’est tout l’arsenal de la langue et de la mise en images qui est mis au service de ce combat de titans. Quand Orelsan écrit Sale Pute, le seul processus mis en oeuvre consiste à se laisser aller, à se laisser dévorer par la violence, et à s’exhiber dans ce costume.
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On pourrait penser que, par essence, à cause de ses racines trop profondément enfouies dans la violence sociale, le rap serait inapte à cette mise à distance, et qu’il serait un courant nécessairement dévoré par les affects qu’il met en scène. C’est oublier que, précisément, le rap quand il est grand, parvient à se hisser au dessus des scènes qu’il décrit, à échapper à la complaisance ainsi qu’à la stricte plainte pour faire quelque chose de cette énergie potentiellement dévorante. Cela n’atténue pas nécessairement le choc, et cela ne rend pas forcément l’écoute moins douloureuse. Mais il y a un monde entre Orelsan montrant ses biceps dans quelques titres soit disant couillus, et un artiste qui va dépasser ce seuil au delà duquel on ne se montre plus, mais on dévoile, par soi, autre chose, cette frontière au delà de laquelle le malaise se transforme en arrachement, vaille que vaille. Sur un motif finalement assez proche de « sale pute« , on peut citer, ne serait ce que pour l’exemple, Eminem (même si ça sonne un peu comme la référence qu’utilisent ceux qui, en fait, n’y connaissent pas grand chose, en rap), qui, dans Kim, met en scène, jusqu’à la nausée, de part et d’autre de la platine, une violence extrême, à ceci près qu’ici, c’est un véritablement paysage sonore, et musical, qui se construit, et que le moment est habité, non plus par le personnage médiatique qu’est Eminem, mais par autre chose, qui embarque l’auditeur lui même (et là, il ne s’agit pas forcément de savoir si on aime ou pas, la question n’étant pas là (elle n’est d’ailleurs finalement jamais là) :
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Mais comme il faut bien rendre justice, on placera en dernier dans les oreilles cet autre titre un peu « limite » d’Orelsan, « Saint-valentin », dans lequel, tout de même, l’humour, même potache (le mot est faible), parvient à produire juste un refrain parfait, dans lequel on n’est plus dans la stricte esbroufe des combats de coqs, ce à quoi n’échappe malheureusement pas la majeure partie des couplets (et pour la musique, on est juste dans la désolation totale, surtout quand on sait ce qui se fait ailleurs). Mais bon, sur ces quelques secondes, tout ce que ce courant musical a de potentiellement décapant resurgit, plein d’énergie et d’aptitude au renversement des petites valeurs bourgeoises du commerce des sentiments. Renvoyer ainsi l’amour contemporain à sa dimension d’échange et de marchandise, voila une voie autrement plus réjouissante.
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