En 1907, autant dire il y a un siècle, le journal Le Figaro existe déjà. Un certain Marcel Proust y écrit des chroniques. Le 20 Mars de cette année là, il choisit comme objet de sa chronique le téléphone, qui était alors une technique déjà répandue dans les villes, mais encore auréolée de magie, précisément parce qu’elle rendait présent ceux qui ne l’étaient pas. Mais il note à quel point on s’habitue à tout, et comment d’émerveillés lors des premières expériences, tout le monde a fini par avoir un comportement blasé, oubliant le caractère quasi « anormal » du phénomène téléphonique :
« Comme nous sommes des enfants qui jouons avec les forces sacrées sans frissonner devant leur mystère, nous trouvons seulement du téléphone que « c’est commode », ou plutôt, comme nous sommes des enfants gâtés, nous trouvons que « ce n’est pas commode », nous remplissons le Figaro de nos plaintes, ne trouvant pas encore rapide en ses changements l’admirable féerie où quelques minutes parfois se passent en effet avant qu’apparaisse près de nous, invisible mais présente, l’amie à qui nous avions le désir de parler, et qui, tout en restant à sa table, dans la ville lointaine où elle habite, sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n’est pas celui qu’il fait ici, au milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et qu’elle va nous dire, se trouve tout à coup transportée à cent lieues (elle, et toute l’ambiance où elle reste plongée), contre notre oreille, au moment où notre caprice l’a ordonné ».
La prochaine fois qu’on empoignera le téléphone, même si c’est pour commander une pizza, (mais plus encore si c’est pour recevoir les signaux sonores provenant de cette personne particulière, qui nous manque, et dont on va recceueillir la précieuse présence) on se remettra donc en tête qu’on est en train d’utiliser un objet, un réseau qui ont tout de féériques, et rien de normal. Car en effet, qu’est ce que la magie, si ce n’est rendre présent ce qui ne peut pas l’être, faire apparaître ce qui est censé être ailleurs ? C’est bel et bien ce que fait le téléphone. Et à la différence de la télévision, et en grande partie d’internet, le téléphone fait apparaître cette réalité supplémentaire ici et maintenant, en direct live, et rien que pour moi. La télé s’adresse à tout le monde, le téléphone ne s’adresse qu’à moi. On m’appelle, je décroche et dès cet instant celui qui n’était pas là l’instant d’avant fait irruption dans mon monde, et y intervient, sous la forme d’une voix, autant dire que c’est l’essentiel qui me parvient subitement. A tel point qu’on peut se demander où se situe la conversation : ici ? A l’autre bout du fil ? Quelque part entre les deux ? L’expérience du téléphone est finalement l’expérience d’un autre espace, hors de l’espace, sans qu’on s’en rende vraiment compte.
On sait que Graham Bell restera pour l’histoire celui qui aura inventé le téléphone, et qui en devinera déjà les prolongements futurs. Ce qu’on sait moins, c’est que Graham Bell avait un frère, prénommé Melville. Leur mère était sourde et muette et alors qu’ils ont tout juste une vingtaine d’années, ils vont inventer la première machine à parler, objet tout à fait incroyable pour cette fin de 19ème siècle. Mais Melville n’atteindra pas ses trentes ans : il sera frappé par la tuberculose. Avant de mourir, les deux frères passeront un pacte : « le premier à partir s’engageait à contacter le survivant en usant d’un medium incontestablement supérieur aux canaux plus traditionnels du spiritualisme » (Avita Ronnell « Telephone book » p. 10). Ainsi le téléphone est il doublement magique : tout d’abord parce qu’il est cet objet qui rend présent ce qui est par définition absent, (et ce précisément parce que c’est absent), mais aussi parce que dès l’origine, les frères Bell sont liés par un pacte qui doit les unir au delà de la mort, et que le téléphone est ce moyen qui doit leur permettre de garder ce contact. Prendre le téléphone et demander des nouvelles de telle ou telle de nos connaissances, ou faire des numéros au hasard n’est dès lors pas un geste très éloigné de la stratégie consistant à faire glisser des verres sur des alphabets ou à faire tourner les tables.
Les musiciens le savent bien, précisément parce qu’ils ont l’oreille : par le téléphone passe bien plus que de la simple information factuelle. Prendre des nouvelles, en donner, ne consiste pas à se renseigner, mais bel et bien à être en contact, et à expérimenter un lien intime non seulement avec l’interlocuteur, mais aussi avec tout le dispositif technique qui nous en sépare tout en nous y liant. Ce lien à la « ligne », il est expérimenté dès les premières années du téléphone : le partenaire de Graham Bell dans son invention est Thomas Watson. C’est lui qui va matérialiser les conceptions de Bell, et lui qui va développer techniquement cette intuition géniale. Aussi passe t il de longues heures à manipuler cet appareil sans interlocuteur à l’autre bout de la ligne, et il s’aperçoit peu à peu que la ligne parle, ou plutôt bavarde d’elle même : « Ce silence initial dans un circuit téléphonique donnait une possibilité qu’il n’est pas facile d’obtenir aujourd’hui : celle d’écouter des courants électriques aberrants. Je passais d’ordinaire des heures la nuit au laboratoire à écouter au téléphone de nombreux bruits étranges et à spéculer sur leurs causes« . (T. Watson – Exploring life) Avita Ronnell, dans son Telephone book (P. 108), interprète cette écoute de la manière suivante : « Watson pourrait bien avoir été, comme il le soutient ici, la première personne à effectivement écouter du bruit avec conviction. Et il en préserve l’acoustique sauvage à son niveau de bruit – signaux asignifiants, parlers planétaires, craquements supersoniques – au lieu de s’en remettre trop vite à l’abri d’une couverture sémantique. Ce qui constitue peut-être un accomplissement plus radical que l’invention à laquelle il a pris part. «
« Parlers planétaires, craquements supersoniques », on a là les termes mêmes par lesquels la musique va se définir à partir du moment où elle va s’affranchir de la référence permanente aux instruments « classiques » : Victor Hugo l’avait pressenti : « La musique, c’est du bruit qui pense ». Ce qu’écoute Watson, seul dans son laboratoire, la nuit, heure à laquelle les lignes téléphoniques sont davantage « chargées » de ces sons spontanés, ce n’est rien moins que la musique du monde rendu technologique par le tissage lent mais définitif des réseaux d’informations. La même musique émanait, plus rapide, plus étrange encore, des premiers modems, et pour tous ceux qui y étaient attentifs, il s’agissait là du même « parler planétaire », des séquences sonores qui allaient unir l’humanité dans une seule et même référence auditive, qui signifiait pour tous la connexion tant attendue aux autres, et à tous les autres. Ceux qui ont déjà utilisé un poste de radio-amateur, ou simplement une CB, ou ceux qui, perdus à l’autre bout du monde, ont cherché sur leur poste à ondes longues, quelques bribes de diffusion de Radio France International, savent quelle est la poésie spécifique portée par ces sonorités. Elles ramènent à notre solitude inhérente, elles sont aussi ce qui la comble.
Il est naturel dès lors de retrouver dans la musique du 20ème siècle les échos de ces conversations dont les craquements, les blips, la friture seront la toile de fond. Pas étonnant non plus que le cinéma, le roman même, ait fait des séquences téléphoniques des temps où la solitude humaine apparaît comme insurmontable, mais collective et universelle.
Alors, quelques propositions pour aller plus loin dans cet étrange sentiment océanique :
En écoute, tout d’abord, quelques pistes, plus ou moins connues, utilisant le téléphone comme élément d’impression sonore
Laurie Anderson tout d’abord, dont le travail tourne très souvent autour de la manière dont les technologies de communication investissent et travestissent nos vies. Il n’est pas étonnant dès lors de voir à plusieurs reprises le téléphone faire irruption dans son univers musical, sous la forme de conversations (New York Social Life ou Telephone Song, deux titres écrits pour la performance scénique United States Live – 1984) ou sous forme de répondeur téléphonique (O Superman, tiré de l’album de Laurie Anderson qui aura sans doute le plus de retentissement : Big Science – 1982 ). J’y ajoute un titre qui n’est pas à proprement parler construit sur des enregistrements téléphoniques, mais qui s’appuie sur un dialogue très intimement mêlé entre deux voix, qui me fait à chaque fois penser à une conversation téléphonique fusionnée : Bright Red, tiré de l’album du même nom (1994).
Un détour par Kraftwerk, dont le morceau Radioactivity contient des vrais morceaux de code morse, qui sont exactement ce que j’appelerais la passerelle entre le bruits asignifiant qu’entendait Watson dans son téléphone, et la conversation téléphonique telle que chacun de nous l’expérimente « naturellement » (et ça vaut le coup d’écouter l’album Radio-activity, dont ce titre est tiré, qui date lui de 1975).
Un autre détour par les sons spécifiques produits par les conversations et communications contemporaines, distorsions des hauts parleurs par les ondes GSM, bruits blanc des connexions internet, utilisées par Jean-Michel Jarre dans le titre Tout est bleu, associant curieusement bulletins météos et sonorités issues des technologies de communication. Là où l’ensemble devient curieux, c’est qu’on se souvient qu’Arthur Koeslter, dans Le Zéro et l’infini, décrit le « sentiment océanique » auquel on faisait référence plus haut de la manière suivante : » Roubachof marchait dans sa cellule. Autrefois, il se serait pudiquement privé de cette espèce de rêverie puérile. Maintenant, il n’en avait pas honte. Dans la mort, le métaphysique devenait réel. Il s’arrêta près de la fenêtre et posa son front contre le carreau. Par-dessus la tourelle, on voyait une tache bleue. D’un bleu pâle qui lui rappelait un certain bleu qu’il avait vu au-dessus de sa tête, une fois que, tout enfant, il était étendu sur l’herbe dans le parc de son père, à regarder les branches de peuplier qui se balançaient lentement contre le ciel. Apparemment, même un coin de ciel bleu suffisait à provoquer « le sentiment océanique » (…). Les plus grands et les plus posés des psychologues modernes avaient reconnu comme un fait l’existence de cet état et l’avaient appelé « sentiment océanique ». et en vérité, la personnalité s’y dissolvait comme un grain de sel dans la mer; mais au même moment, l’infini de la mer semblait être contenu dans le grain de sable. Le grain ne se localisait plus ni dans le temps ni dans l’espace. C’était un état dans lequel la pensée perdait toute direction et se mettait à tourner en rond, comme l’aiguille de la boussole au pôle magnétique; et en fin de compte, elle se détachait de son axe et voyageait librement à travers l’espace, comme un faisceau de lumière dans la nuit; et il semblait alors que toutes les pensées et toutes les sensations, et jusqu’à la douleur et jusqu’à la joie, n’étaient plus que des raies spectrales du même rayon de lumière, décomposé au prisme de la conscience. » Je ne suis pas sûr que le morceau de Jarre soit génial, mais il constitue une tentative intéressante de liaison entre deux manières de « sentir » cet océanisme : la relation à la nature, d’une part (le ciel bleu, l’océan, tout ce que la musique New Age va développer), et la technique d’autre part, et particulièrement toutes les technologies de « contact à distance ».
Sentiment océanique encore chez Jam & Spoon, qui dans leurs albums Tripomatic Fairytales (2000 et 2001) vont proposer un voyage stellaire un peu sous estimé. Le titre V. Angel is Calling tire son étrangeté de l’utilisation d’enregistrements téléphoniques, d’appels aux abonnés absents, de messages de répondeurs.
Enfin, quelques extraits de la bande originale d’un film injustement méconnu, réalisé par le critique ciné Thierry Jousse : Les Invisibles (2005). Difficile de faire ici le « pitch » de ce film, mais la musique y a une place prépondérante, ainsi que les relations téléphoniques, puisque c’est sur ce lien que se construit la relation essentielle du récit. Il se trouve que le personnage principal du film (incarné à l’écran par Laurent Lucas) est musicien, et qu’il est amené à intégrer des éléments des conversations téléphoniques qu’il entretient avec une femme dont, par accord commun, il ne sait rien. Les titres proposés en écoute ici sont écrits par N. Akchoté pour la plupart, accompagné parfois par A. Sharpley. Le silence y a son rôle, ce qui explique que de longues, voire très longues plages de silence s’y glissent. Ne vous en étonnez pas, (enfin, pas au point de les éliminer en faisant avancer le curseur ! (Enfin, vous faîtes bien ce que vous voulez !!)). Ecoutez dans l’ordre, ils forment leur propre récit, parallèle à celui du film, avec lequel ils jouent.
https://open.spotify.com/playlist/4vlqtaGJsHbQ7p2VZBEmms?si=2yVOgd4bQhuypepQx3QOTA
Un peu de lecture, aussi :
De l’érotisme au programme d’aujourd’hui. Nicholson Baker est un auteur contemporain, américain (on en est au point où c’est presqu’un pléonasme de dire « auteur contemporain, américain » quand il s’agit de roman aujourd’hui). Il s’est signalé par plusieurs romans, très différents en apparence, mais qui creusent un sillon commun, celui de l’attention aux petites choses, à ces détails qui détournent la conscience de son droit chemin et la font bifurquer à travers des itinéraires bis dans lesquels elle accumule les observations pittoresques, les panorama en macro-photographie, les nano-détails vus à travers un objectif grand angle. Ne nous trompons pas : nous ne sommes pas en train de parler de Philippe Delerm se souvenant de l’écossage des ptits pois. Non non, Nicholson Baker a des visées beaucoup plus spontanées, et surtout, avant tout, il s’agit d’un écrivain, autrement dit quelqu’un pour qui la littérature n’est pas le prétexte à se complaire dans des émotions déjà répertoriées, mais un matériau qui réclame une mise en forme, un domaine qui possède ses règles d’assemblage, de construction, et dont on peut jouer. Je vous parlerai prochainement de son premier roman publié, La Mezzanine, qui fait ce que seul un livre peut faire : dilater le temps de l’ascension d’un escalator entre le début et la fin du roman. Mais ici, puisque c’est de téléphones qu’il s’agit, c’est à un romain ultérieur de Nicholson Baker que je vais vous convier : Vox (1992). Les presque 200 pages du roman ne sont consituées que d’un dialogue, qui a lieu au téléphone, entre deux inconnus, qui viennent de se « rencontrer » sur un service de dialogue à visée disons… sexuelle. Deux individus, plongés dans leur nuit respective, à des centaines de kilomètres l’un de l’autre, entament une conversation et la tiennent le temps que dure le livre. Très peu de présence du narrateur, on est là, comme si avec un antenne on captait la conversation en temps réel, en voyeur (tout comme le lecteur des liaisons dangereuses capte les correspondances de Valmont et Merteuil à leur insu, en voyeur). Tout ce qui fait que le téléphone n’est pas qu’un simple téléphone, et que l’expérience qu’il propose est l’une de celles qui nous font toucher ce que Lévinas appelait le « bruissement du monde » est là : anonymat, contact distant, sifflements électriques, bruits ambiants, intimité et ouverture au cosmos, le tout dans 200 pages de dialogues a priori privé.
Capter les conversations, le bruissement du monde, voilà qui me rappelle le travail musical de Robin Rimbaud, alias Scanner. Mais il justifiera lui même un autre article, prochainement.
Très intéressant tout ça, c’est vrai qu’on a parfois tendance à prendre acquis des choses extraordinaire, et dans un autre genre l’ordinateur et la connection haut débit que j’utilise en ce moment même sont pour moi un peu de magie.
Pour « Vox », va falloir se tourner vers le marché de l’occasion, le livre est épuisé, mais grâce à la magie d’internet ce ne sera qu’une formalité 🙂