Puisque je vais devoir vivre pendant deux semaines avec les sujets du bac, autant jouer un peu avec eux, ce qui conduit parfois à les prendre finalement au sérieux.
Tout en surveillant les épreuves, j’achevais la lecture de Cosmopolis de Don Delillo. Autant dire que je ne surveillais plus grand chose, tant la lecture était prenante. Cependant, m’étant renseigné sur les sujets tombés dans les différentes sections, le roman de Delillo devenait soudainement comme une résonnance d’un des sujets donné en série économique et sociale : « Que gagne t-on à échanger ? » On sait bien que la question des échanges, en philosophie, recouvre des domaines variés, qui vont du commerce au langage en passant par le simple partage de ce qui est nécessairement commun entre les hommes, et forme ce tissu qu’on peut, si on veut, appeler « humanité ». Souvent, chez les candidats comme ches les auteurs, on focalise le traitement de la question des échanges sur un des domaines en délaissant les autres, et rares sont les textes qui mettent en tissent un échange entre les différentes formes d’échanges.
Delillo y parvient, pourtant. Son personnage, Eric packer, trader pris au piège de sa limousine dans les rues noires de monde d’un New-York particulièrement désordonné ce jour d’Avril 2000, se voit peu à peu déshabillé par des évènements qu’il ne maîtrise plus. Roi des échanges non symétriques, il se retrouve soudainement dans la posture de celui qui y perd, et pour lui, c’est un peu comme mourir. Sur la fin de son parcours, avant de rencontrer celui qui sera son Patrick Bateman inversé, il se rend, au hasard sur un lieu où un alter ego de Spencer Tunick met en scène une foule d’anonymes nus. Juste après la prise de vue, alors que les figurants se rhabillent, il croise une femme, avec laquelle il a une bref « échange » :
« Il fit un pas et tendit un bras derrière lui. Il sentit sa main dans la sienne. Elle le suivit derrière la palissade qui barricadait une partie du trottoir, et il se retourna dans l’obscurité et l’embrassa, en prononçant son nom. Elle escalada son corps et l’enveloppa de ses jambes et ils firent l’amour là, lui debout, elle à califourchon, dans l’odeur de gravats et de démolition.
« J’ai perdu tout ton argent », lui dit-il.
Il l’entendit rire. Il en perçut l’élan spontané, la bouffée d’air humide sur son visage. Il avait oublié le plaisir de son rire, une demi-toux rauque, un rire de cigarette sorti d’un vieux film en noir et blanc.
« Je perds tout le temps des choses, dit-elle. Ce matin j’ai perdu ma voiture. Est ce qu’on en a parlé ? Je ne m’en souviens pas. »
C’est à ça que ça ressemblait, la scène suivante dans le film en noir et blanc qui passait dans les salles du monde entier, loin du scénario et au-delà du besoin de refinancement. Après la foule nue, les deux amants en isolation, libérés de la mémoire et du temps.
« D’abord j’ai volé l’argent, et puis je l’ai perdu. »
Elle dit en riant : »Où ? »
– Sur le marché
– Mais où ? dit-elle. Où va t-il quand on le perd ?
Elle lui léchait le visage et lui grimpait dessus et il ne pouvait plus se rappeler où allait l’argent. Elle lui passa la langue sur l’oeil et sur le front. Il la soulevait de plus en plus, rhapsodiquement, et il écrasa son visage entre ses seins. Il les sentait vibrer et ronronner.
« Qu’est ce que les poètes connaissent à l’argent ? Aimer le monde et en laisser une trace dans un vers. Rien d’autree, dit-elle. Et ça. »
C’est alors qu’elle lui mit la main sur la tête et le prit, le saisit par les cheveux, une poignée voluptueuse, lui tira la tête en arrière et se pencha pour l’embrasser, un baiser si prolongé et d’un tel abandon, d’une telle fougue, qu’il pensa connaître enfin, son Elise, soupirs, langue, morsures, souffle de mots moites et de murmures mourants, baisers chuchotés, syllabes inarticulées, corps soudé au sien, jambes enveloppantes, fesses brûlantes dans ses mains.
A l’instant où il sut qu’il l’aimait, elle se laissa glisser à bas de son corps et hors de ses bras. Puis elle s’insinua dans l’étroite ouverture de la palissade et il la regarda traverser la rue. Rien ne bougeait là-bas. Elle était le seul mouvement, l’équipe de tournage et les figurants étaient partis, le matériel était parti, et elle était calme et d’une finesse argentine, et elle marchait la tête haute, avec une précision technique, vers la dernière caravane de la station-service, où elle allait retrouver ses vêtements, s’habiller rapidement, et disparaître. » [Don Delillo – Cosmopolis – p. 188 sq]
Echanges à tous les étages des sens que peut avoir ce mot, et avec tout ce que la question comportait au départ : il n’y a pas d’échange sans perte; on ne peut pas échanger sans lâcher prise. En ce sens, ce qu’on appelle « libre échange » est un mensonge, puisqu’on sait bien que ce qui motive les agents, dans ce cadre soi disant libre, c’est l’accaparement. Il s’agit alors de prendre d’une main ce qu’on ne lâche pas de l’autre. Packer le découvre au fur et à mesure de son avancée embouteillée dans son Odyssée d’un jour d’Avril : il entre dans les véritables échanges au moment où il a tout perdu, argent, protection, vêtements, et vie. Ainsi dépouillé, ses vaisseaux brûlés, il peut enfin ouvrir les deux mains et accueillir, y compris ses ennemis. Dans l’échange véritable, il y a donc tout à gagner, mais il faut alors accepter de tout perdre. C’est là la définition de la liberté. C’est aussi ce qui condamne le libre-échange quand il ne vise que le profit.
Ce qu’on gagne à échanger ? A l’heure qu’il est, il est clair que « j’échangerais volontiers un samedi soir usagé contre un dimanche matin plein d’entrain ».
Ah, donc toi aussi quand tu échanges, c’est pour y gagner quelque chose ! Le monde s’effondre… …
Si tu avais vu l’état de mon samedi soir, tu serais plus miséricordieux. Ce serait très net ! Pfouarf.
J’ai réussi ma soutenance ! Aussi surprenant que cela puisse paraître, ils n’envisagent pas de me donner moins de 16 ou 17 à mon mémoire, et allaient délibérer sur la question de savoir quelle serait ma note définitive lorsque je les ai quitté. Visiblement (à leurs dires), la voie pour un M2 recherche m’est ouverte 🙂
(je sais, ça n’a aucun rapport avec ce que vous disiez précédemment, mais je tenais à ce que vous le sachiez tous les deux ^^ (et mille excuses, à tous ceux qui transitent de temps à autres par ubris et qui ont la curiosité de lire les commentaires, de m’épancher ainsi sur des choses qui ne seraient en aucun cas susceptibles de vous intéresser…))
(à juste titre bien-entendu)
Dirais je que je ne suis pas surpris ? 🙂 Il va falloir, un jour, apprendre à considérer ton propre travail à sa juste valeur, sinon tu vas passer ton temps à croire que tu es un imposteur !
En tous cas, félicitations.
En revanche, Michel m’inquiète… Qu’a t-il bien pu faire de son Samedi soir pour vouloir à ce point le troquer contre un dimanche matin ? … …
Peut-être ne tiendra-t-il pas à nous le dire dans ces colonnes, j’espère que ce n’est pas trop grave non plus… En tout cas il faut que j’aille vite vite lui écrire un message: je viens de rentrer chez moi et j’ai eu l’heureuse surprise de trouver dans ma boîte aux lettres les deux bouquins qu’il m’avait promis ! Autant dire que ça tombe à pic, d’une part parce que ma passion pour le sujet commence à prendre de l’ampleur, et d’autre part parce qu’on m’a donné des devoirs pour cet été, et que ces deux bouquins, avec d’autres, me permettront de rester plus ou moins (plus ou moins en raison de mon job d’été habituel) dans le rythme.
Merci pour tes félicitations !!! 🙂
(j’espère que ce n’est pas trop l’horreur pour toi en ce moment, j’imagine, dans ton nouvel appartement, des piles de copies du bac à corriger…)