Combien y a t-il de penseurs de « ce qui arrive » ? Combien sont-ils à vraiment penser la situation, et quand je dis « penser », cela signifie effectuer un effort de mise en relation de formes, d’analyse, d’exploration, ce qui ne se réduit jamais à simplement sauver les figures du passé, ou pire, à sophistiquer (à faire des sophismes, quoi) pour protéger les intérêts de sa classe, combien sont ils, ceux là ?
Peu.
Alors, il faut lire Sloterdijk.
Dans son traité « Le palais de cristal – à l’intérieur du capitalisme planétaire« , il y a un chapitre intitulé « L’espace intérieur du monde capitaliste – Rainer Maria Rilke rencontre presque Adam Smith« , qui, à mesure que je le lis, m’apparaît de plus en plus comme un noyau de pensée, une sorte de matière brute, enrichie, puissante, concentrant en elle des dimensions multiples de ce que nous vivons sous la forme de phénomènes du quotidien, l’habitude que nous avons prise de vivre dans un certain monde, de subir certaines information, de bénéficier de ce que nous réprouvons moralement; un chapitre qui mêle aussi l’analyse intellectuelle, le croisement d’influences a priori étrangères, les influences provenant d’horizons lointains; bref, ce chapitre est un dispositif, un mécanisme, et quand, avant de citer des textes présentés comme des inédits de Rilke et de Smith, avec tout ce qu’il faut d’ambiguïté pour qu’on flaire un piège vertueux, Sloterdijk écrit « On laissera à l’imagination théorique du lecteur le soin de prolonger les impulsions des deux documents de telle sorte qu’ils se recoupent sur un point virtuel dans l’espace sémantique de l’observation mûrissante de soi au sein de la Vieille Europe. Ce site devrait, à l’aide du mot de passe « pas de capitalisme sans animisme », être accessible depuis la plupart des postes de travail dotés d’un équipement conforme à notre époque… « , on a bien l’impression de se voir proposer un jeu de piste; un code, un mot de passe, des indices, le matériel nécessaire. Vous, comme moi, avez le nécessaire sous les doigts pour fouiller…
Mais le chapitre tout entier est du genre à faire entrer les neurones en connexion. Et une fois encore, on sent, à lire ces pages, combien les grecs avaient raison quand ils plaçaient le siège de l’âme plutôt dans la poitrine que dans la tête : on peut encore, au vint et unième siècle, avoir le souffle coupé par des idées. Voila ce que ça donne (je tranche dans le texte, parce que ça ferait long, et qu’il s’agit de donner l’eau à la bouche, mais vous allez voir, ça nous parle):
« Quand on observe le monde tel que l’ont modelé les processus transmis par le capital, on est forcé de constater que le cours actuel des choses a confirmé les anticipations de Dostoïevski sur les ambiances de l’existence dans les palais de verre. Quoi qu’il arrive aujourd’hui au royaume du pouvoir d’achat, cela s’accomplit dans le cadre d’une réalité indoors généralisée. Où que l’on séjourne, on est forcé de penser au toit de verre au-dessus de la scène. Les évènements exceptionnels n’échappent pas non plus à cette observation ; les tours de New-York se sont effondrées à l’intérieur du palais de verre, les love-parades berlinoises étaient des amusements de palais dans un vaste Jeu de Paume, sous l’éloquente bienveillance d’un ange doré qui annonce de manière anachronique la victoire allemande à l’ouest – la date doit remonter si loins que même les politiquement corrects, toujours aux aguets, ont oublié de réclamer que la Colonne de la Victoire soit rasée.
Le palais capitaliste du monde (…) ne consitue pas une structure architecturale cohérente; ce n’est pas une entité semblable à un immeuble, mais une installation de confort ayant la qualité d’une serre, ou un rhizome composé d’enclaves prétentieuses et de capsules capitonnées qui forment un unique continent artificiel. (…) On ferait en outre, nous l’avons montré, une interprétation erronée en exigeant de lui qu’il saisisse « l’humanité » dans toute son ampleur numérique. La grande structure de confort intégrera encore assez longtemps de nombreux nouveaux citoyens en faisant des habitants de la semi-périphérie des membres à part entière, mais elle repousse aussi d’anciens membres et menace beaucoup, parmi ceux qui sont géographiquement inclus, d’exclusion sociale, c’est à dire d’être bannis des situations intérieures privilégiées du contexte de confort. La semi-périphérie se trouve partout où les « sociétés » possèdent encore un large segment de situations traditionnellement agricoles et artisanales (… Note du Moine Copiste : on a là un passage intéressant sur la Chine et la Turquie, mais je saute l’illustration)
Bien qu’elle soit conçue comme un univers indoors, la grande serre n’a pas besoin d’épiderme fixe – dans cette mesure, le Crystal Palace est lui aussi un symbole dépassé par certains aspects. C’est seulement dans les cas exceptionnels qu’il concrétise ses frontières dans un matériau dur, comme dans le cas de la clôture séparant le Mexique et les Etats Unis ou dans celui de ce que l’on appelle la clôture de sécurité entre Israël et la Jordanie occidentale. Ses parois les plus efficaces, l’installation de confort les érige sous forme de discriminations – ce sont des murs composés d’accès à la capacité financière, qui séparent les possédants et les non-possédants, des murs dressés à travers la répartition extrêmement asymétrique des possibilités de vie et des options d’emploi. Sur leur face intérieure, la commune des détenteurs de pouvoir d’achat met en scène son rêve éveillé d’une immunité globale s’ajoutant à un confort d’altitude stable et en augmentation ; sur leur face extérieure, les majorités plus ou moins oubliées tentent de survivre au coeur de leurs traditions, illusions et improvisations. On a de bonnes raisons d’affirmer que le concept de l’apartheid, après sont élimination en Afrique du Sud, a été généralisé dans tout l’espace capitaliste après s’être défait de sa formulation raciste et être passé dans un état économico-culturel difficilement compréhensible. Dans cet état, il s’est largement mis à l’abri du risque de devenir un scandale. On trouve dans le modus operandi de l’apartheid universel d’une part le fait de rendre invisible la pauvreté dans les zones de prospérité, de l’autre la ségrégation des riches dans les zones d’espoir zéro.
(Note du Moine Copiste :
Ça vous a plus hein
Vous en d’mandez encore
Et bien
Ecoutez …)
Le fait qu’au début du XXIè siècle, le palais de cristal inclut, selon les calculs les plus optimistes, un petit tiers des spécimens d’homo sapiens, mais en réalité sans doute seulement un quart ou moins, s’explique entre autres par l’impossibilité systémique d’organiser matériellement une intégration de tous les membres du genre humain dans un système de prospérité homogène, dans les conditions actuelles de la technique, de la politique énergétique et de l’économie. La construction sémantique et gratuite de l’humanité comme collectif des détenteurs des droits de l’homme ne peut, pour des motifs structurels indépassables, être transposée sur la construction coûteuse et opérationnelle de l’humanité comme collectif des détenteurs de pouvoir d’achat et de chances de confort. C’est là que se fonde le malaise de la « critique » globalisée qui exporte certes dans le monde entier les critères de condamnation de la misère, mais pas les moyens de la dépasser. Dans ce contexte, on peut caractériser Internet – de même que, avant lui, la télévision – comme un instrument tragique, parce qu’il étaye, en tant que média des communications faciles et globalo-démocratiques, la conclusion illusoire que les biens matériels et exclusifs devraient être tout aussi universalisables.
(Note du Moine Copiste : là, il y a un passage vraiment bien sur la mobilité, le tourisme et les déplacements dans les zones à risques, mais bon, je saute…)
Nous l’avons dit : du point de vue démographique, l’espace intérieur du monde capitaliste regroupe à peine un tiers d’une humanité qui comptera prochainement sept milliards de personnes, et géographiquement à peine un dixième des surfaces de terre. Il n’est pas nécessaire de se pencher ici sur l’univers marin parce que la totalité des navire de croisière et des yachts habitables ne représente qu’un millionième des surfaces marines? Seule la nouvelle Queen Mary 2, le dernier paquebot de luxe de Cunard, qui a fait son voyage baptismal à New York en janvier 2004, avec 2600 passagers à bord, mérite peut-être une mention spéciale dans la mesure où ce palais de cristal flottant prouve combien le capitalisme post-modernisé manque peu d’énergie pour afficher son propre prestige. Ce grand navire provocateur est la seule oeuvre d’art total existante et convaincante au XXIè siècle débutant – avant même le cycle d’opéra en sept journée de Stockhausen, Licht, achevé en 2002 – dans la mesure où il résume l’état des choses avec une énergie symbolique intégrale.
Quand on prononce le mot de globalisation, on parle donc d’un continent artificiel dynamisé et animé par le confort sur l’océan de la pauvreté, même si la rhétorique affirmative dominante donne facilement l’impression que par son essence, le système mondial inclut toute chose. C’est le contraire qui est vrai, pour des raisons impératives relevant de l’écologie et de la systémique. L’exclusivité est inhérente au projet de palais de cristal en tant que tel. Toute endosphère « autogâtante », construite sur le luxe stabilisé et la surabondance chronique, est une structure artificielle qui défie les lois de la probabilité. Son existence suppose un extérieur sur lequel on puisse faire peser la charge et que l’on puisse, provisoirement, ignorer plus ou moins – notamment l’atmosphère terrestre que presque tous les acteurs revendiquent comme décharge d’ordures globale. Il est sûr cependant que la réaction des dimensions externalisées ne peut être qu’ajournée, mais pas durablement éliminée. Par conséquent, l’expression « monde globalisé » concerne exclusivement l’installation dynamique qui sert d’enveloppe du « monde de la vie » à la fraction de l’humanité composée par les détenteurs de pouvoir d’achat. A l’intérieur de cette installation, on atteint constamment de nouvelles altitudes d’invraissemblance stabilisée, comme si le jeu gagnant des minorités pratiquant la consommation intensive pouvait se poursuivre à l’infini contre l’entropie.
Ce n’est donc pas un hasard si les débats sur la globalisation sont presque exclusivement menés sous forme d’un monologue des zones de prospérité ; en règle générale, la majorité des autres régions du monde ne connaît pas le mot et certainement pas la chose, sauf à travers ses effets secondaires défavorables. Les dimensions gigantesques de l’installation animent tout de même un certain romantisme du cosmopolitisme -parmi ses médias les plus caractéristiques, on trouve les magazines distribués à bord des grandes lignes aériennes, sans parler ici d’autres produits de la presse masculine internationale. On peut dire ici que le cosmopolitisme est le provincialisme des gâtés. On a aussi décrit l’état d’esprit des citoyens du monde comme un « parochialisme en voyage ». C’est lui qui donne à l’espace intérieur du monde capitaliste sa touche d’ouverture à tout ce que l’on peut obtenir contre de l’argent.
(Note du Moine Copiste, qui ne copie quand même pas tout : là, quelques paragraphes sur Rilke, le concept d’espace intérieur, Heidegger et Bachelard, autant de bonnes raisons d’aller voir le livre tout entier, non ?)
« L’espace intérieur du monde du capital » doit (…) être compris comme une expression de topologie sociale, utilisée ici pour la puissance de création d’intérieur qui s’attache aux médias contemporains de la circulation et de la communication : il définit l’horizon des possibilités d’accès, ouvertes par l’argent, aux lieux, aux personnes, aux marchandises et aux données – possibilités qui découlent toutes, sans exception, du fait que la forme déterminante de la subjectivité, au sein de la Grande Installation, est définie par le pouvoir d’achat. Lorsque celui-ci prend une forme concrète apparaissent des espaces intérieurs et des rayons d’opération de nature spécifique – ce sont les arcades de l’access où se rendent toutes sortes de flâneurs dotés de pouvoir d’achat. L’intuition architecturale qui poussait jadis à installer les marchés sous des halles ne pouvait que donner naissance, au début de l’ère globale, à l’idée de la halle en forme de monde – selon le modèle du crystal palace ; le recours à la forme de halle du contexte pour le monde dans son ensemble en est le résultat cohérent ».
Peter Sloterdijk – Le palais de cristal – Maren Sell editeurs – p.276 sq
Suivent les pages inédites, et introuvables de Rilke et Smith, venus se telescoper et se fertiliser sur les pages de Sloterdijk.
Inutile de commenter, finalement. Parfois, il faut se contenter de transmettre, ça me semble être écrit pour ça.
Il faudrait ajouter les dernières pages de ce chapitre, car elles demandent à être transmises, indéxées, diffusées sur les pages de résultat de quêtes, googlisées. Ce sera fait.
NB : Toutes les illustrations sont en fait des prises de vue effectuées dans l’Apple Store de New-York. La transparence, le confort, le « cool« , l’indoor discret pour happy few, ça s’imposait. Il suffit de taper « apple store » dans le moteur de recherche de deviantart pour tomber sur plein de photos de gens vus d’en-dessous. Ca doit être ça, voir le monde depuis l’hémisphère sud…
Copiste, soit ! Moine, n’exagérons rien quand même ! Ou peut-être un avatar de Frère Tuck, alors…