Curieusement, on n’entend plus grand monde plaider pour une reconnaissance du rôle positif de la colonisation. C’est qu’on avait présenté ça comme un chapitre de livre d’histoire, une page tournée qu’on pouvait colorier un peu selon les tendances du moment, selon qu’on se sentait suffisamment en position de force pour réécrire l’histoire en s’y donnant le beau rôle, ou pas. Et ces jours ci, c’est de nouveau selon les teintes contrastées du noir et du blanc que l’histoire s’écrit d’elle même, sans qu’on ait besoin de faire voter des lois l’écrivant à sa place : nous ne sommes pas encore sortis des colonies, quoi qu’on en dise. Nous avons conservé les plus exotiques, celles pour lesquelles il semblait que la carte postale allait définitivement constituer le territoire. Victoire de Korzibsky sur ce point : le territoire reprend l’avantage sur sa représentation, et on découvre ce qui avait toujours été là : les gènes égoïstes qui ne se mélangent pas, les uns qui bénéficient de l’héritage scélérat de leurs aïeux, les autres qui étouffent de voir leurs horizons bouchés par les souffrances conjointes des maux de ce temps (chômage, pauvreté, humiliation économique), et ceux d’autres temps, (on va résumer : occupation). On pourrait être surpris de ne pas les voir demander leur indépendance, mais en même temps, il faut reconnaître qu’une bonne part du génie français est là : avoir fait en sorte que cette indépendance soit finalement impossible. On découvre donc qu’au coeur de ces plages, il y a des terres, et que sur ces terres vivent des gens dont on semble avoir oublié jusqu’à l’existence.
On pourrait juste s’indigner, et au passage, histoire de ne pas tout mettre sur le dos des « politiques » (puisque nous les avons choisis, et que le problème n’est pas actuel), on pourrait s’en prendre à soi même de ne pas s’être soucié des lointains, des exotiques, si ce n’est pour apprécier à sa juste valeur l’inventivité d’une langue, la coloration musicale, la nonchalance apparemment sereine de peuples qui semblaient se contenter de couler des jours heureux sur une terre paradisiaque. On se contentait des images de paix puisqu’elles étaient plaisantes. On se contente maintenant des images de guérilla, puisqu’elles osent ce que nous n’osons pas.
Au delà des sentiments mixtes que cela provoque sur nous autres, continentaux, un collègue propose, sur le site de Libération, une réflexion à plus large visée de « ce qui se passe » là-bas. Son texte est juste saisissant, ses conclusions sont d’une clarté aveuglante, et bien sûr, son propos constitue tout autant une loupe sur un phénomène extérieur à nous qu’un miroir qui nous renvoie vers nos propres arrangements avec les équilibres économiques. L’éclairage est si violent qu’on découvre, alors que c’est là, devant nous, ça crève les yeux, que la décolonisation n’a pas eu lieu, et que ce processus qu’on nomme mondialisation a consisté, en fait, à coloniser le monde entier, y compris nous autres européens, et eux aussi, les américains du nord. Regardez Xavier Bertrand nous parler comme si on était tellement crétins qu’on ne pouvait pas comprendre la situations, comme si on était trop nonchalants pour bosser, comme si on avait quand même une certaine tendance à ne rien foutre, alors que lui et ses potes ont besoin qu’on bosse pour eux, regardez comme il fait mine d’être dans la même galère que ceux auxquels il parle avec autant de condescendance, il est presque aussi doué que Parisot sur ce terrain; nous sommes tous colonisés par Xavier Bertrand, et un jour, les Hortefeux, les Besson et leurs successeurs aux mains sales nous ejecterons, nous aussi, peut-être pas hors du territoire, mais hors de nos droits. Et puis après tout, hors du territoire aussi, pourquoi pas ? Ils sont manifestement chez eux… On sent bien, en fait, qu’il y a quelque chose d’une racine commune entre les slogans d’outre-mer et ceux d’ici bas. Mêmes sentiments de spoliation, mêmes humiliations, mêmes impossibilités tout à fait concrètes à vivre, à assurer le minimum dans un monde qui ne cesse de nous conseiller d’en vouloir tout le temps un peu plus, mêmes bras qui en tombent de voir que même les moindres produits de subsistance font l’objet de spéculations à la hausse, et à la fin, mêmes ennemis, et même rage. Nous sommes juste trompés par la similitude des couleurs. Sur le continent, tous les blancs sont gris, et tous semblent frères. Pourtant, il y a entre les uns et les autres les mêmes regards qui, quand ils ne sont pas de haine, sont de simple mépris. Finalement, entre un blanc issu de la colonisation, qui regarde les noirs autour de lui en les trouvant trop ratés pour qu’il puisse envisager que ses petits enfants portent un peu de son sang, et un Séguéla (si c’est pas l’image même de la connerie joviale, cette tête bronzée là, hein ?) qui considère que tous ceux qui, à cinquante ans, ne peuvent pas se payer de Rolex, sont des ratés, quelle différence ? La proximité fait que le second doit draper ses sales idées dans un semblant d’idéaux de gauche, qui consistent à claquer le plus possible de fric, en sachant pertinemment que ce comportement là ne peut pas être universalisé, mais en faisant mine de souhaiter qu’il le soit. Les ennemis peuvent être bronzés, souvent artificiellement. Ils peuvent être souriants. Ils peuvent paraître proches, du genre à mettre la main sur l’épaule ou donner des tapes dans le dos, copains quoi. Au moins, sur ces territoires d’au delà des mers, d’outre-ondes, reliés moins par les bateaux que par les medias, on sait comment se reconnaitre, les nostalgiques du temps des colonies paient ainsi le prix de leur volonté de ne pas se mélanger. Nous sommes davantage dans l’embarras : on a l’air de se ressembler tellement.
Pour autant, les choses étant ce qu’elles sont, il va falloir apprendre à se reconnaître, et à repérer les ennemis. Une chance, on ne peut pas s’appuyer sur la couleur de la peau pour le faire, ce qui nous évitera bien des simplifications. Les discours, par contre, sont un bon repère, pour peu qu’on en saisisse le caractère souvent mensonger. Les actes aussi. Les bancs des écoles sont peut être encore un lieu propice à l’apprentissage de ces techniques de repérage dans l’espace politique. On peut craindre qu’en haut lieu, on s’en soit rendu compte. Peut être un jour faudra t il créer des camps d’entrainement pour diffuser ces techniques de reconnaissance. Mais la crise de ces territoires nous met au moins en phase d’éveil : dans leurs difficultés si voisines, dans leurs horizons tout aussi bouchés, ils désignent une source du mal qui n’est pas aussi abstraite que nous semblons vouloir le croire. Contrairement à ce que les principaux intéressés voudraient faire croire, tout le monde n’est pas, ces temps ci (mais jamais, en fait) main dans la main face à la crise. Tels des body-snatchers planqués dans des corps simulant les signes de commisération les plus fraternels (un qui est à la mode, de signe, c’est celui qui consiste à joindre le petit doigt et le pouce et à entonner tous en choeur « FRA TER NI TE »…), ils sont là, à observer le sens dans lequel le vent tourne, soudainement favorable, plus qu’ils ne l’espéraient sans doute.
Compliquons encore. On l’a vu, savoir à qui se fier, discerner les motivations des uns et des autres, par les temps qui courent n’est pas évident, et ça demande une certaine méthode. Demeurera une dernière question, et un dernier doute. Sommes nous en train de nous plaindre parce que nous sommes réellement victimes de la crise ? Ou bien souhaitons nous faire davantage partie de ceux qui en tirent avantage ? Souhaitons nous partager ce dont nous, qui ne sommes ni particulièrement riches, ni pauvres pour autant, nous bénéficions ? Ou bien plaidons nous pour l’augmentation de notre pouvoir d’achat, à nous aussi ? Nous considérons nous comme bénéficiaire ? Ou comme victimes ? Si on nous dit que pour sauver la mise, il faut consommer plus, et si en plus on nous en donne les moyens, on le fait ? Ou pas ?
Soi même, qui est-on dans ce qui se joue ?