Une friandise pour ce début d’année.
Tout le monde a du subir, plus ou moins puisque c’est fonction du nombre de journaux télévisés qu’on s’inflige, une des rengaines que le mois de Janvier nous impose chaque année : les résumés des faits de course du Paris-Dakar. Au-delà du caractère un tout petit peu anachronique d’un principe qui consiste à observer des voitures évoluer sur des territoires pour lesquels la voiture n’a pas été conçue, permettant ainsi aux esprits les plus simples d’oublier que cet engin n’est qu’une pièce dans un mécano plus vaste qui comprend les routes, les péages, les radars automatiques, les pompes à essence, les raffineries, les tribunaux qui comptent les points, les écuries de course, les shows télévisés, l’absorption toujours plus massive de quantités phénoménales de métal, de pétrole, les hôpitaux, les campagnes de prévention, la majeure partie de l’activité industrielle des pays qui sont producteurs de voitures, les ouvriers qui travaillent dans ces entreprises, les équipementiers qui en dépendent, l’OPEP, bref tous ces éléments censés participer à la grande libération dont on affirme sans rire que la voiture constitue le plus magnifique emblème, au-delà de ce principe, donc, on aura eu la joie, cette année, de constater que le projet lui même portait un nom qui témoignait assez profondément de l’absurdité de l’aventure, puisque Paris et Dakar se seront situés, exceptionnellement, en Amérique du Sud. Là encore, la manipulation politique du langage n’a pas de limites, et la petite joie qu’on pouvait éprouver à voir la connerie à ce niveau de pureté (Dieu merci relativement rare, tout de même, et presque précieuse, du coup) fut tout de même gâchée par l’inquiétude qu’on pouvait entretenir en voyant qu’un certain public adhérait encore à ce show mécanique.
Parce que, tout de même, au moment où on étrennait notre belle télévision publique toute neuve, de nouveau garantie sans publicité nocturne (quoique, vous regarderez bien, de temps en temps, des spots de pub se glissent entre les émissions, entre deux jingles « pub », j’en ai vu une pour l’endive il y a quelques jours. Sur le coup, j’ai cru à un effet second du manque de pub, une hallucination due à la dépendance, un dégât collatéral de la disparition de l’opium du peuple; peut-être était ce l’apparition de la déesse de la consommation, qui aurait eu l’idée un poil saugrenue de s’incarner sous la forme d’une endive, dont on nous vantait les mérites. Mais non, il s’agissait seulement d’un bon vieux spot de publicité, tout seul, caché dans son coin, désobéissant, rebelle, un résistant de la première heure en somme. Enfin, il faut dire que le 5 Janvier, date choisie par le gouvernement pour occuper nos esprits alléchés par les questions sans importance (et assez dédaigneux de celles qui en ont, et je me demande si je n’entretiens pas un peu ce vice, parfois, mais je me demande, aussi, si certains détails n’ont pas davantage d’importance qu’on le croit, aussi), le 5 Janvier nous avait déjà permis de deviner que la publicité ne disparaitrait pas totalement, puisqu’à minuit et des poussières, on avait le droit à un de ces programmes qui doivent combler les creux laissés par la réclame, en l’occurrence, l’émission « expression directe » qui était ce soir là consacrée à la gloire de l’UMP, ce parti qui fait ce qu’il dit qu’il va faire (et en ce sens, on peut dire qu’on n’est pas déçu (mais en ce sens, seulement)). Merci, grille des programmes, cette plage horaire réservée à ce qui restera dans l’histoire comme la première publicité d’une télévision publique sans publicité précédait le résumé que Gérard Holtz nous avait concocté de l’étape du jour du Paris-Dakar, qui devait se passer quelque part dans ce qu’on aura passé quinze jours à appeler la Pampa (curieux trajet pour faire Paris-Dakar, n’importe quel TomTom proposerait un itinéraire plus pertinent (on n’a pas encore intégré les données géopolitiques dans ces engins, mais ça viendra! bientôt, la voix conseillera aux parisiens qui programment la côte d’azur sur leur écran tactile de passer dans un garage changer leurs plaques, puisque les régionalistes de tout poil ont réussi à obtenir qu’on conserve nos bonnes vieilles immatriculations locales, ce qui permettra de continuer à aller crever les pneus des parigots tête de veau pendant qu’ils bronzent dans les calanques), ce qui me permet de retomber sur les pattes de la rédaction cohérente de ce post.
Paris-Dakar, donc, qui comme chaque année nous a offert son petit lot de cadavres. Fantastique aventure humaine qui participe, dans sa modeste mesure, certes, à la réduction de la démographie galopante de l’humanité, et qui parvient à subjuguer des foules locales (si si, Holtz le dit) tout en détruisant leurs routes, leurs paysages, et parfois les autochtones aussi; mais bon, faut comprendre, quelques occidentaux ont décidé de se payer deux ou trois pays de second ordre pour en faire leur terrain de jeux, une telle offre ne se refuse pas, d’autant plus que l’élection au titre de « pays dévasté par le Dakar (c’est presque devenu le nom d’une maladie) est beaucoup plus rare que le titre déjà envié de ville organisatrice des Jeux olympiques; ce qui peut justifier d’être peu regardant sur le nombre de corps qui s’allongeront, comme s’ils voulaient se transformer eux mêmes en plaques de désensablage. Et on regarde ça. Et même si on regarde pas, on doit subir, quand même, ça lors des Journaux télévisés, et on nous abreuve avec ce genre de spectacle, et on édifie les foules avec ce type de mise en scène.
Ce qu’il y a de bien avec les dystopies (une dystopie, c’est juste une utopie, mais à l’envers, une sorte d’exercice de style qui consiste à présager le pire), c’est que lorsqu’elles ont été imaginées il y a de cela quelques décennies, elles permettent de voir à quel point ce qu’elles pouvaient dénoncer à l’époque comme un danger potentiel a pu devenir, entre temps, le cadre normal de nos existences. Par exemple, dans Demolition Man, on prévoyait que Schwarzenegger pourrait un jour atteindre le pouvoir, ce qui semblait, évidemment, totalement saugrenu (bien que les comptes de la Californie semblent devoir se souvenir assez longtemps de ce genre de scenario…). En 1975, soit trois ans avant la première course trans-continentale, Paul Bartel sortait un film complètement mal foutu, franchissant à de nombreuses reprises la frontière du ridicule, intitulé en français parfois La course à la mort de l’an 2000, parfois Les Seigneurs de la Route. Sous la forme d’un reality show gouvernemental, on y voyait une course traverser les Etats Unis, alors sous la coupe d’un régime autoritaire dont l’accession au pouvoir aura été permise par un krach boursier mondial (tiens tiens…). Le principe de cette course est simple : il s’agit d’aller le plus vite possible (classique) mais aussi d’écraser le plus grand nombre de passants, ceux ci rapportant plus ou moins de points, selon qu’il s’agisse de personnes âgées, de malades (on voit des hôpitaux libérer opportunément des lits en plaçant discrètement les brancards directement sur la route), des enfants ou des passants lambda. Evidemment, c’est outré, mais on y voit tout de même un peuple habitué à observer un spectacle dont la mort est une composante majeure. Bien sûr, on pourra penser que c’est le propre de tout cirque, à ceci près que jusque là, on n’avait jamais vu un cirque faire prendre plus de risques aux habitants environnant le chapiteau qu’aux acrobates eux mêmes (à ce titre, on constatera avec intérêt que les seuls morts répertoriés par le site officiel de la course sont les concurrents. Les autochtones n’ont droit à aucune considération; il faut dire que des consignes précises sont données aux populations locales, qui doivent s’y plier. Les victimes sont donc consentantes. D’ailleurs, dans l’historique de l’épreuve fourni par l’organisation elle-même, on remarquera que le mot « victime » s’applique toujours aux concurrents, et à la rigueur à la mécanique, jamais à ceux et celles qui auront eu le malheur de croiser la trajectoire d’un de ces engins qui continue à faire l’admiration de Gérard Holtz.
Cette course reste un des témoignages édifiants sur les belles intentions des chaines publiques de télévision, et du gouvernement dont elles sont la voix, et pour le faire vite et simple, si nous sommes capables d’accepter cela (je ne dis même pas « si nous sommes capables de regarder », je ne suis pas sûr que ne pas regarder dédouane tout à fait), c’est sans doute que nous nous sommes peu à peu accoutumés à un certain nombre de choses qui, en d’autres temps, auraient soulevé une indignation qui paraît, même si beaucoup vont la considérer comme un peu « lieu commun », justifiée. Nous payons les frais de diffusion des programmes de compte rendu de cette course. On peut être persuadé que les pouvoirs publics financent plus ou moins directement ce genre de connerie (ne serait ce qu’à travers les plans de financement du redressement du secteur automobile, puisqu’une partie de ce fric va être dépensée dans la participation à ce genre d’épreuve). En somme, le processus n’est pas totalement indépendant de notre volonté, et s’il a lieu, c’est bien que nous le cautionnons, tout comme nous acceptons de voir le nom même de Dakar exporté (parce qu’au delà d’une ville, c’est une marque, et qu’une marque ça coûte cher) sur un continent ou un autre, peu soucieux de la place des choses. En somme peu à peu, nous acceptons collectivement des comportements dont on peut considérer qu’ils sont déplacés.
Bonne année !!
Ça me fait assez penser au film Rollerball de Norman Jewison, qui tourne également autour d’une course particulièrement sanglante (du moins est-elle censée l’être, paraît il (car je ne l’ai pas encore vu) que le film est plus « light » que la nouvelle Rollerball murder dont il est inspiré) dans un contexte où le monde est contrôlé par diverses corporations économiques (tiens tiens, une dystopie qui s’est encore, peut être, révélée avant-gardiste et divinatoire ?).
Je me rappelle aussi d’un livre très intéressant: Retour au meilleur des mondes (1958), de Huxley lui-même, qui, sur ces questions, me paraît valoir le détour. Vous l’avez déjà lu ?
Faudrait que je fasse une petite liste de ces films des années 70 qui semblent avoir de manière synchrone diagnostiqué quelques signes avant coureurs de dysfonctionnements futurs.
Je n’ai pas lu entierement le retour au meilleur des mondes, mais il me semble me souvenir qu’on y découvre que le meilleur des mondes n’était pas forcément, aux yeux de Huxley, la dystopie qu’on veut bien y lire.
Enfin, je réalise subitement qu’en fait les dystopies peuvent tout à fait être réalisées, alors que les utopies demeurent définitivement hors d’atteinte. Du coup, pour être visionnaire, sans doute mieux vaut il pronostiquer le pire !
Pour une fois, je ne suis qu’à moitié d’accord: je me dis qu’il aurait été complètement utopique pour un homme du 5ème siècle cette idée qu’un jour l’Homme puisse bâtir des avions, à même de l’arracher du sol et de le promener selon son bon vouloir, à une vitesse supersonique (quoique la plupart des avions civils sont subsoniques je crois), sur presque toute la surface du globe, ou encore qu’il puisse être informé en un rien de temps, sans avoir besoin d’y aller lui-même et d’en être témoin, de ce qui se passe à l’autre bout de la terre etc. ad infinitum (les exemples sont en effet innombrables)
Peut être qu’une utopie, comme notre imagination dépasse de loin ce qu’on est capable de faire à l’instant où on la formule, est bien plus longue à réaliser (voire impossible à réaliser ou hors d’atteinte pour de longs millénaires) qu’une dystopie, où il suffit simplement de prendre dans l’actualité ce qui ne va pas, ou ce qui va mal, et de l’hypostasier.
D’une certaine façon aussi, j’ai l’impression qu’il nous est toujours plus facile de nous « indignifier » que de nous dignifier (que c’est mal dit ça…). Ce que je veux dire, c’est qu’on a peut être plus tendance à accepter l’idée « l’homme est un loup pour l’homme » que le contraire, et ainsi d’imaginer toute évolution en bien comme utopique et irréalisable. Or nous ne sommes pas, à mon avis, que « mauvais », et nous ne nous acheminons pas forcément et toujours vers les pires pronostics qu’on puisse imaginer pour l’humanité, même si c’est parfois (relativement) le cas.
C’est comme (j’ai l’impression) une affaire de lunette: selon celle que l’on veut bien se mettre sur le bout du nez, on peut être tout à fait aveugle à ce qui vient invalider l’hypothèse « l’homme cherche à assouvir sa volonté de puissance aux dépens des autres » etc et vice et versa bien sûr. C’est comme si on pouvait étayer chaque hypothèse, même celles qui sont contradictoires.
Pourquoi faut il toujours que j’écrive sans réfléchir ? J’ai le sentiment d’être, encore une fois, à côté de la plaque… D’ailleurs, un bon moyen pour le savoir (j’ai remarqué), c’est quand tu ne réponds pas 🙂