Ces temps ci, on ne nous veut que du bien.
Comme nos mamans à tous, les banques, vont mal, on les renfloue de manière inconditionnelle (conditionne t-on l’amour qu’on porte à sa mère nourricière ?). Elles peuvent dès lors redevenir la source à laquelle viennent s’abreuver conjointement notre soif de consommation et l’obligation de se procurer le minimum nécessaire, qui a un coût, lui aussi, dont on sait qu’il est comme le reste : il augmente.
C’est ainsi que, pour nous sauver, nous autres pauvres emprunteurs, le crédit agricole a sorti une nouvelle carte bancaire dont la publicité nous est abondamment diffusée, à tel point qu’il est difficile d’y échapper. Quelle bonne nouvelle nous y est offerte ? Que nous allons gagner énormément dans l’acquisition de cet objet et des services qui y sont rattachés : plus de sécurité, plus de simplicité, plus de fonctions en une seule carte, un look tendance, et surtout, plus de liberté. Oui oui. Plus de liberté. Pourquoi ? La réponse est simple : parce qu’à chaque achat, nous disons bien chaque achat, le détenteur de cette carte a le choix entrer payer comptant ou bien payer à crédit. Autant dire qu’il peut donc contracter des crédits revolving sans même passer par l’intermédiaire du guichet auquel on aurait pu demander conseil; non non, surtout aucun intermédiaire, parce que chaque intermédiaire entre moi et l’objet a pour conséquence d’éloigner de nous la possibilité de la simple jouissance. Or, c’est bien ça que le crédit vient nous proposer, de manière générale : en installant la satisfaction en amont de tout travail, il inverse l’ordre des choses, qui consistait en une interdiction perçue comme une véritable punition. On le sait, le plus pénible dans cette peine, c’est le fait de ne plus pouvoir jouir du monde. Après la « chute », ce sera le travail qui permettra à l’homme d’obtenir ce qu’il veut; enfin, jusqu’à ce que certains aient l’idée de reconstruire pour leur compte personnel un ersatz de paradis, artificiel cette fois ci, en s’autorisant à ne pas travailler eux mêmes, instaurant dès lors un enfer pour ceux qui travailleront à leur place, et pour leur compte.
Il y a donc deux manières de se procurer le paradis et la jouissance dans le monde qui est le nôtre : l’actionnariat d’une part, qui permet de faire travailler les autres pour son compte personnel, et le crédit, qui est une jouissance à court terme, puisqu’il est le paradis des nécessiteux, éphémère passage vers l’enfer qui en est l’unique perspective: rembourser, ce qui veut dire, bosser d’autant plus, cette fois pour rien, surtout si l’objet acquis grâce au crédit a entre temps révélé sa véritable nature déceptive.
Ainsi le crédit agricole nous propose t-il un slogan qui n’a rien à envier au credo d’Oceania tel que George Orwell le définissait dans 1984. Parce que finalement, c’est bien de ça qu’il s’agit : quand on affirme au client béat d’admiration devant son écran (mais comment ont ils fabriqué une carte bancaire aussi grande ?!) qu’il gagnera en liberté quand il pourra choisir, avec une même carte, entre payer comptant ou à crédit, on oublie juste une chose : la liberté ne consiste pas à avoir ce genre de choix, mais bien à ne pas avoir besoin de choisir, pour la simple raison que les moyens permettent de payer cash sans crainte de se retrouver à découvert , et ce y compris pour les achats nécessaires. En gros, affirmer que pouvoir payer à crédit dans ses achats courants, c’est être libre, revient à affirmer, dans d’autres domaines, aux futurs lycéens, qu’ils seront beaucoup plus libres à l’avenir puisqu’ils pourront abandonner les matières qui leur opposent une certaine résistance. Ce serait un peu comme dire aux employés qu’ils ont le choix de travailler le dimanche pour avoir enfin un salaire décent, ou demeurer sans le sous; ce serait un peu comme dire aux travailleurs un peu âgés qu’ils ont la liberté de bosser jusqu’à 70 ans pour atteindre une retraite décente, ou de s’arrêter comme prévu, mais en ne sachant même pas si ils pourront boucler la fin du mois. A chaque fois, c’est la liberté qui est mise en avant, mais sans préciser qu’il s’agit avant tout d’en changer la définition : désormais, il faudra considérer que la liberté est ce qui nous ouvre des pistes à partir du moment où les conditions ont été réunies qui permettent de contraindre le joueur à choisir telle voie, tout en étant persuadé que, s’il l’avait voulu, il aurait choisi l’autre option, ce dont on se sera donc prémuni en installant les conditions d’un déterminisme social le plus puissant possible.
Dès lors, pour les banques, affirmer que pouvoir choisir le crédit au moment de payer le caddie hebdomadaire, c’est être libre, c’est exactement la même chose que pour Big Brother contraindre son peuple à affirmer que « la liberté, c’est l’esclavage ». Orwell l’écrivait d’ailleurs dans 1984 : c’est au moment où il n’y aura plus de liberté du tout qu’on pourra politiquement mettre cet idéal en avant pour le nier aussitôt dans sa simple formulation. Mais ce sera le moment où les mots n’auront même plus de sens :
« – Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n’y a plus, dès maintenant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensée. C’est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Le novlangue est l’angsoc et l’angsoc est le novlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ?
– Sauf…, commença Winston avec un accent dubitatif, mais il s’interrompit.
Il avait sur le bout de la langue les mots : « Sauf les prolétaires », mais il se maîtrisa. Il n’était pas absolument certain que cette remarque fût tout à fait orthodoxe. Syme, cependant, avait deviné ce qu’il allait dire.
– Les prolétaires ne sont pas des êtres humains, dit-il négligemment. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en versions novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils étaient jusque-là. Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberté c’est l’esclavage » alors que le concept même de la liberté aura été aboli ? Le climat total de la pensée sera autre. En fait, il n’y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non-pensant, qui n’a pas besoin de pensée, l’orthodoxie, c’est l’inconscience.
« Un de ces jours, pensa soudain Winston avec une conviction certaine, Syme sera vaporisé. Il est trop intelligent. Il voit trop clairement et parle trop franchement. Le Parti n’aime pas ces individus-là. Un jour, il disparaîtra. C’est écrit sur son visage. »
George Orwell – 1984, P. 79 sq dans l’édition Folio
Comme souvent avec ce livre, on tient l’essence de ce qui nous arrive : dévoiement des mots, perte du sens, trucage du réel par la manipulation du discours, contrôle soft des populations en les brossant dans le sens du poil de leur propre tendance à l’asservissement, encouragement de la bêtise et de l’ignorance (le parti le dit bien, d’ailleurs, qui affirme tranquillement que « L’ignorance, c’est la force », ce qui semble constituer le programme de la future éducation nationale (tout en affirmant, bien sûr, le contraire en mettant en avant un discours sur le savoir qui est tout aussi cohérent que celui des banques sur la liberté, nous y reviendrons)), glissade habile sur la vague de la paresse humaine, qui permet à tout ce petit monde de se rendre volontairement esclave, ou exigeant d’obtenir les fruits du travail avant que d’avoir travaillé, pour s’apercevoir après coup que ces fruits étaient le plus souvent pourris, en jurant, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus, promesse vite oubliée qui, dumping social aidant, permettra de passer assez vite de l’endettement contraignant au surendettement esclavagiste.
Si on ne voulait qu’un seul signe de la sincérité gouvernementale, ce pourrait être celui ci : si vraiment les banques devaient s’engager à respecter un certain nombre de conditions pour obtenir les aides qui leur sont attribuées, alors des publicités et des discours tels que ceux que diffuse le Crédit agricole devraient être simplement interdits. Le fait que ce ne soit pas le cas, et qu’on persiste à penser que le salut vient du crédit, et certainement pas d’une meilleure valorisation du travail (au contraire, bien au contraire, on le verra…) en dit long sur les intentions qui animent ceux qui nous gouvernent. Et on peut persister à penser que « ce qui arrive » ces temps ci, qu’on appelle « crise » dans la novlangue qui est la nôtre, désigne en fait, pour ceux que ça arrange, une réussite qu’on appelerait, si on parlait encore un langage clair, une « victoire ». Tant que ce mot ne sera pas utilisé, ceux qui y perdent vraiment pourront avoir l’illusion d’être dans la même catastrophe que ceux qui tout en touchant en douce le jackpot, installent durablement les conditions de leur propre réussite. En matière de réflexion, il en va comme pour l’économie qui est la nôtre : la liberté, c’est décidément l’esclavage.
Ta dernière phrase, qu’est-ce à dire ? Bon, ça m’étonnerait que notre novlangue à nous n’en soit même pas à sa première édition, mais de là à en avoir atteint un état qui écraserait toute pensée libre…
Ma dernière phrase ne signifie pas que la liberté soit par essence l’esclavage; ces formulations ne fonctionnent en fait que parce qu’elles donnent l’impression d’oser attaquer l’évidence en la retournant, et ce faisant, elles renversent pour de bon la vérité (en d’autres termes, elles mentent !). Mais on voit bien que la raison pour laquelle on y adhère si facilement, c’est qu’au fond, elles correspondent à ce qui en nous peut se laisser aller à s’y adonner : on le sait, la liberté est suffisamment exigeante pour qu’on ne désire pas forcément y être « condamné », préférant voir dans l’esclavage la forme accomplie de la liberté. Dans 1984, cela passe par l’instauration d’une nouvelle langue, subtilement décalée de la langue « véritable », nous subissons aussi les mêmes glissements. La lecture du petit livre de Eric Hazan « LQR, la propagande du quotidien » est sur ce point vraiment éclairante.
Bon, je sais que tout ceci donne l’impression d’une certaine paranoïa, mais tout en se méfiant de cet écueil, je crains qu’on ne prenne que trop modérément la mesure de « ce qui se passe ».
Oui oui, je n’avais pas compris que tu voulais dire que la liberté était par essence l’esclavage, j’avais juste compris que tu voulais dire qu’aujourd’hui le « dévoiement des mots, [la] perte du sens, [le] trucage du réel par la manipulation du discours » étaient tels que, en matière de réflexion, nous en étions irrémédiablement estropiés (comme le novlangue, dans son état ultime, a pour but l’inconscience, la non-pensée).
Je trouvais juste ça exagéré, car il y en a toujours qui n’acceptent pas d’être endormis, qui s’aperçoivent de « ce qui se passe » etc.
Et, personnellement, je ne t’ai pas trouvé paranoïaque cette fois… peut être suis je moi même, peu à peu, en train de le devenir ! 🙂
Biz !
héhé 🙂
bon, n’oublions pas que, même paranoïaques, il est possible qu’on nous veuille du mal ! (est ce censé nous rassurer ?!)
Mais je pense que, si jamais on conservait encore une once de méfiance et d’esprit critique, il en est qui travaillent actuellement à nous la retirer. Je bosse en ce moment sur la réforme du lycée, et le prochain article pourrait bien s’intituler « Winston, répétez ça : l’ignorance, c’est la force », parce que dans ce domaine aussi, on est en train de détourner le sens du mot « liberté ». Et quelque chose me dit que ça n’est pas fini.
Je n’ai pas lu la réforme, j’en ai seulement eu quelques échos (en ce qui concerne notamment les SES): si elle passait, qu’adviendrait-il de la philosophie ? Elle se réduirait à être une option ?