Puisque certains ont instauré en tradition nouvelle la commémoration (un peu rapidement expédiée) associée à l’élection présidentielle, et puisqu’en ce jour est élu notre président (après tout, il l’est au moins autant que l’autre, là), on peut s’arrêter un instant sur ce morceau de mémoire qu’est la chanson « Strange Fruit », interprétée par Billie Holiday, puisque j’y faisais allusion dans le post précédent. Je ne suis pas sûr que cette chanson nécessite une interprétation de texte; dans la voix de Billie Holiday, elle fait partie de ces interprétations qui ne nécessitent même pas d’en comprendre les paroles pour saisir qu’il se passe « quelque chose ». Cependant, on peut au moins rappeler qu’elle fut la première à la chanter, en 1939, dans des Etats Unis d’Amérique encore tout à fait ségrégationnistes. Sa carrière durant, elle clôturera la plupart de ses concerts par cette chanson, refusant les rappels pour laisser le public sur cet écho de ce qui, en ces temps là, « se passait ». Lors de la première interprétation, au café society, (le starbuck de l’époque, à moins que ce soit l’inverse…), à New-York (c’était déjà le lieu où ce genre de choses étaient possibles), Billie Holiday laisse le public sans réaction, défait devant une chanson à laquelle personne ne sait comme réagir. Finalement des applaudissements épars vont se faire entendre, mais un tel chant, à l’époque, sème le désarroi, même à New-York. Autant dire que la chanteuse aura dès lors du mal à organiser des tournées dans les états du sud (mais sa seule couleur de peau rendait déjà de telles tournées aventureuses). L’enregistrement filmé que je propose ici date de la fin de la carrière de Billie Holiday (sans doute 1956, alors qu’elle mourra en 1959). Les temps ont un peu changé, au sens où le gouvernement américain a alors déjà condamné la ségrégation, mais les moeurs n’ont pas encore suivi : pour situer, c’est en 1956 que Rosa Parks aura le courage insensé de refuser de laisser sa place dans un bus, provoquant les soulèvements sociaux que l’on sait. Née en 1915, Billie Holiday n’a pas pris le genre de précautions qui lui auraient permis de vivre suffisamment longtemps pour voir que, comme le chantait Dylan, à force, « les temps changent ». Elle n’aura donc pas connu cette lente évolution qui fait que, au delà de toute considération économique (mais il faudra bien en revenir à ça, parce que maintenant que la lutte des couleurs semble trouver là un terme, il faudra bien en revenir à la bonne vieille lutte des classes (et dans la joie s’il vous plait !), c’est bien en terre d’outre atlantique que des choses un peu décisives s’écrivent aujourd’hui. Il est possible, bien qu’on soit en pleine crise, et bien que l’avenir soit incertain, de ressentir ces jours ci un peu de réconfort moral. Il n’est pas totalement absurde d’avoir une pensée pour ceux qui seront finalement nés un peu trop tôt pour connaître ce soulagement là (oh ! C’est quand même vachement moins absurde que de convoquer Guy Môquet pour célébrer l’élection de Sarkozy : autant Billie Holiday aurait sans doute voté Obama (enfin, si elle n’avait pas été copine de chambrée avec Britney Spears et Amy Winehouse dans un centre de Rehab’ !), autant on peut fortement douter que Guy Môquet put être susceptible de glisser un bulletin Sarkozy dans une urne, ni de se réjouir de son élection, ni même de venir participer à la célébration de son élection(si ce n’est, comme ce fut le cas, à son corps défendant (c’est assez facile à faire avec les morts))).
Pour que ce soit carrément explicite, j’ai ajouté une seconde vidéo, un poil trop illustrative, mais on ne sait jamais : on massacre assez l’anglais dans ce pays pour ne pas forcément saisir ce que signifie ce « strange fruit » (mais il me semble qu’il y a une chanson de brassens qui reprend précisément la même image, va falloir fouiller, des fois qu’on ait quelque chose à fêter un peu dignement dans notre pays, un jour (qui sait ?!)).
« Southern trees bear strange fruit
Blood on the leaves
Blood at the root
Black bodies swinging in the southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees
Pastoral scene of the gallant south
The bulging eyes and the twisted mouth
The scent of magnolia sweet and fresh
Then the sudden smell of burning flesh
Here is a fruit for the crows to pluck
for the rain to gather
for the wind to suck
for the sun to rot
for the tree to drop
Here is a strange and bitter crop »
écrit par Lewis Allan (de son vrai nom Abel Meeropol, il semblerait qu’aujourd’hui, il soit un peu moins nécessaire de se couvrir d’un pseudonyme).