Au détour du livre de Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable – Une Généalogie du libéralisme autoritaire, dans un chapitre consacré à l’écologie politique, je trouve ce passage, évoquant les analyses d’un Lord écossais du 19e siècle naissant, James Maitland, comte de Lauderdale, encanaillé en France par son expérience de la Révolution, lui-même auteur de Recherches sur la nature et l’origine de la richesse publique, et sur les moyens et les causes qui concourent à son accroissement, et je me dis qu’on a là une description assez fidèle de ce que subissent aujourd’hui des secteurs tels que la santé ou, pour prendre un domaine qui me touche professionnellement de plus près, tout en touchant en réalité lui aussi, absolument tout le monde, l’éducation :
Qu’est-ce que la « richesse publique » ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, elle ne se réduit pas à la « somme des fortunes particulières » [ note du moine copiste : l’expression vient de Lauderdale, que reprend et commente ici Chamayou ] – ou, comme on le dirait aujourd’hui au « total de la valeur produite ». Ces deux notions, richesse publique et valeur privée, sont non seulement distinctes, mais réellement contradictoires, la seconde ne pouvant en général s’accroître qu’aux dépens de la première.
Pour qu’une chose soit « propre à entrer dans la richesse individuelle » indiquait Lauderdale, son agrément et son utilité ne suffisent pas : « il faut de plus qu’elle se trouve dans un certain état de rareté ». Réciproquement, tant qu’une richesse est abondante, librement accessible, elle ne saurait être appropriée avec profit. On ne peut convertir la richesse publique en valeur privée qu’à la condition qu’elle devienne rare. Imaginez, vous dit Lauderdale, une contrée dotée de « tout ce qui satisfait aux soins et aux agréments de la vie, et de tous côtés elle est arrosée par des ruisseaux de l’eau la plus pure : que dirait-on de l’homme qui proposerait comme moyen d’accroitre la richesse de ce beau pays, le projet d’amener une bonne disette d’eau, au lieu de cette abondance que les habitants regardent comme un des plus grands bienfaits de la nature ? Assurément, on le traiterait de fou. Il est pourtant vrai que son avis tendrait à augmenter la masse des fortunes individuelles ; car l’eau, conservant toujours la qualité qui la rend utile et agréable, y joindrait dès lors la circonstance d’être rare, et acquerrait par là une certaine valeur ». Là est le paradoxe : l’accroissement de la richesse privée mesurée à l’aune de la valeur d’échange présuppose la rareté des biens publics correspondants, quitte à les raréfier artificiellement soi-même en organisant sciemment leur destruction. (…)
Si l’on veut saisir le véritable sens de la « crise écologique » contemporaine, il faut la replacer dans cette histoire-là, celle d’un système économique dont l’expansion a eu l’appropriation destructrice de la nature pour condition consubstantielle, et la resituer, comme Lauderdale nous y invitait par avance, dans la continuité de la prédation coloniale et de l’accumulation primitive du capital.
Juste une pause dans la lecture, pour remarquer ceci : le projet libéral de Macron, concernant l’éducation, consiste bel et bien à raréfier celle-ci, tout simplement en la détruisant. En saccageant ce qu’elle semblait avoir de tangible à offrir (le diplôme du baccalauréat, par exemple) pour n’avoir plus à proposer comme objectif qu’un système de sélection des élèves dans les études supérieures qui est lui-même fondé sur le principe de la rareté (les élèves, depuis la seconde, n’ont qu’une crainte en tête, « ne pas avoir de place »). Il n’est pas étonnant dès lors que le même projet libéral puisse ajouter d’ores et déjà cette nouvelle pierre à son édifice : abandonner la gratuité des études supérieures. De façon générale, si on intègre à la richesse publique le savoir, la culture, les savoir-faire, et tout ce que l’éducation a en charge de transmettre, on comprend assez bien à quel jeu se livrent, depuis cinq ans Messieurs Macron et Blanquer : organiser « la rareté des biens publics correspondants, quitte à les raréfier artificiellement soi-même en organisant sciemment leur destruction ».
Reprenons.
Je saute un paragraphe, que vous trouverez p. 190
Une fois l’ancienne richesse publique niée et intégrée à la production marchande, ceux qui en tirent profit n’ont aucun intérêt – tout au contraire – à revenir à des états d’abondance hors marché. Une firme qui vend de l’eau en bouteille aurait plutôt objectivement intérêt à ce que disparaissent les fontaines publiques. Il faut dès lors que l’état de rareté se perpétue, voire s’accentue, ce qui est antinomique avec une politique de réhabilitation et d’extension des biens publics environnementaux. « S’il était aussi facile de posséder le sol que de jouir de l’air, nul ne paierait de rente foncière », écrivait le jeune Engels. Il n’imaginait peut-être pas que la réciproque puisse un jour devenir vraie : à une ère où l’air pur devient rare, on ne tardera pas, d’une façon ou d’une autre à nous le faire payer.
Il ne faut pas observer longtemps le fonctionnement actuel de l’éducation nationale pour constater que c’est très précisément le programme qui est mis en œuvre : absolument tout ce qui pourrait constituer la qualité de ce ministère est très méthodiquement tari. A commencer par les enseignants eux-mêmes : les enfants et adolescents ont besoin d’adultes devant eux ? On augmente au contraire le nombre d’élèves que chaque professeur doit prendre en charge, réduisant toujours davantage le taux de professeurs par élève. On a besoin de professeurs formés ? On a le projet de supprimer le concours de recrutement permettant de doter collèges et lycées d’enseignants préparés à ce métier. On a besoin de fixer des objectifs clairs aux élèves pour qu’il aient une idée de ce qu’ils visent en travaillant ? On fait du baccalauréat un mécanisme empêchant toute forme de compréhension globale, un dispositif absurde dans lequel l’élève est en permanence en train de calculer ce que pourrait bien être son intérêt personnel immédiat, et à long terme. On fait de l’orientation et de Parcoursup LE graal de tout lycéen ? On supprime les conseillers d’orientation, qu’on payait pour accompagner les élèves dans cette sainte quête, et on confie leur mission aux professeurs principaux, qui ne sont pas payés davantage pour ce supplément de travail et cette responsabilité paraît-il primordiale. Les élèves ont besoin d’avoir ne serait-ce que le sentiment d’être traités avec justice ? On les place en permanence, que ce soit sur le terrain de l’évaluation (il veut savoir sur quelle discipline il sera évalué lors de son Grand Oral ? Il saura pas. Il veut savoir quelle est la discipline enseignée par les professeurs qui lui font passer ce Grand Oral ? Il saura pas non plus. Et quand l’élèves lui-même fait preuve de violence, d’irrespect envers ses semblables ou envers les adultes, c’est aussi l’arbitraire qui décidera de son sort, aucune procédure claire ne permettant de donner des suites institutionnelles aux écarts de conduite (dans mon propre lycée, des menaces de représailles physiques on ne peut plus clairement formulées, prononcées par deux élèves différents envers le personnel enseignant, donnent lieu dans un cas à un conseil de discipline, dans l’autre à un arrangement avec l’élève qui n’aura plus à se rendre dans les cours du professeur qu’il a ainsi menacé. On laisse au commissariat, auprès duquel les plaintes sont déposées, le soin de ne pas donner de suite. Deux poids, deux mesures).
C’est simple, vous pouvez prendre n’importe quel élément qui semble fondamental dans l’éducation des enfants et des jeunes, vous pouvez être certain que le projet actuel de l’éducation nationale consiste à le raréfier. Et je ne mentionne même pas cette ressource, pourtant cruciale : l’énergie des enseignants. Parce qu’il en faut, un peu, pour débarquer en classe devant une trentaine de jeunes. Manifestement, beaucoup de parents en sont conscients, puisqu’ils étaient tout de même assez nombreux à trouver inenvisageable d’être confrontés à leur propre progéniture pendant des semaines, alors qu’il est assez rare, il nous semble, qu’ils aient une trentaine d’enfants. Cette énergie, elle est tout simplement tarie par des missions toujours plus nombreuses, par un nombre d’élèves à suivre toujours plus grand, mais aussi par un niveau de rémunération qui ne permet tout simplement pas de reconstituer la force de travail nécessaire à continuer de travailler correctement. Car c’est là, aussi, un des axes de la raréfaction : en ne payant pas correctement les professeurs, l’éducation nationale décourage ceux qui pourraient être professeurs à le devenir : dans de nombreuses disciplines, on est tellement mieux payé à faire autre chose qu’on manque de candidats se présentant aux concours. La solution libérale ? Supprimer le concours et laisser les établissements recruter directement des contractuels sur des contrats de type « privé », hyper précarisés par une situation perpétuellement instable, corvéables à merci, nécessairement obéissants.
Tout ce que vous entendrez dire à propos des professeurs concernera les multiples insuffisances dont il font l’objet : ils travaillent trop peu (traduisons plutôt ceci ainsi, qui sera plus juste : les élèves ont besoin que davantage de travail professoral leur soit consacré), ils sont trop peu nombreux, ils sont trop peu payés (ceci ayant un lien de cause à effet avec cela), ils sont trop peu formés. Il n’y a pas une seule de ces insuffisances qui ne soit pas politiquement (ce terme est, en fait, vraiment mal choisi, puisque, en cette occurrence comme en bien d’autres, ce qu’on appelle couramment « action politique » n’a rien de politique, mais bref), organisée. C’est tout le projet macronien, et plus largement le projet néolibéral que d’organiser consciencieusement la pénurie d’éducation, afin que les parents apeurés se jettent dans les bras des propositions privées.
Et dans trente ans, on dira de ces boites privées ce qu’on dit aujourd’hui des Ephads gérés par Orpéa. Mais après tout, ce qu’aura entre autres montré la période de confinement, c’est que les familles françaises sont capables, le coeur sur la main et clamant haut et fort qu’elles aiment leurs enfants plus que tout, de caser leurs enfants à « l’école » comme ils casent leurs ainés en maison de retraite, peu importe ce qui s’y passe, du moment qu’elles ne les ont pas dans les pattes, parce qu’ils ralentissent la seule chose qui vaille vraiment : le cycle prodution/consommation. Cette période, finalement courte, durant laquelle les familles durent s’occuper de leurs enfants aura finalement servi à rendre encore plus nécessaires, non pas l’école, mais les « solutions de prise en charge » des enfants, c’est à dire les services de décharge des parents. Et beaucoup d’entre eux se sont rendus compte que, bordel, ils pairaient cher pour ne plus avoir à s’occuper de leur progéniture. Et on peut dire que ce n’est pas au moment où les acteurs économiques de ce secteur sentent qu’il faut battre le fer tant qu’il est chaud, et qu’il est l’heure de sortir les marrons du feu, qu’on va mettre quoi que ce soit en oeuvre pour retisser un lien plus sain entre les adultes et les enfants de ce pays.
Et pour couronner le tout, si jamais on devait considérer que la reconnaissance est aussi une des formes de la valorisation du travail, on fait en sorte que les enseignants, non seulement ne reçoivent aucune reconnaissance, mais soient continuellement humiliés, en public, par ceux qui ont la charge de détruire leur travail. Pendant cinq années, le Ministre Blanquer n’aura eu de cesse de coller sur le dos des enseignants la responsabilité des disfonctionnements majeurs que sa politique a tout à fait sciemment produits. Et à l’issue de ces cinq années dont les deux dernières auront particulièrement mis à l’épreuve le corps enseignant, la seule chose que le Président Macron aura trouvé à dire aux professeurs, c’est que tout de même, ils pourraient faire un peu plus d’efforts. Ces paroles n’ont rien d’un écart de langage, ou d’une maladresse : il s’agit bien d’écœurer ceux qui, peu à peu, ne parviennent plus du tout à envisager de continuer une carrière entière à exercer ce métier.
Parallèlement, on voit des boites privées faire de plus en plus de fric en proposant aux parents de payer pour obtenir ce que l’Etat devrait leur proposer gratuitement, confirmant le citoyen lambda dans le sentiment toujours un peu facile que ça ne vaut vraiment pas la peine de payer autant d’impôts, si c’est pour se retrouver avec un tel service de merde. J’avais déjà montré comment Acadomia parvenait, dans ses campagnes publicitaires, à proposer point par point une réponse à chacune des insuffisances de son déloyal concurrent, l’éducation nationale. Ce n’est pas un hasard si depuis la disparition des conseillers d’orientation, ce soit sur ce terrain qu’une telle entreprise enregistre la plus grosse progression de son activité. De même que les parents ont bien compris que pour mettre toutes les cartes dans les mains de leur enfant, si celui-ci ne doit choisir en terminale que deux spécialités, on peut lui payer chez Acadomia des cours privés lui permettant d’ajouter des cordes à son arc, dont la validation aura bientôt une valeur supérieure à celle du baccalauréat lui-même. Après tout, les élèves valident déjà leurs compétences dans le domaine du numérique sur une plateforme, nommée PIX qui, franchement, pourrait tout aussi bien être privée, et ressemble énormément aux dispositifs privés de certification déjà abondamment utilisés dans la sphère des entreprises privées. D’ailleurs, les candidats libres voulant accéder à cette certification doivent payer pour le faire, un prix laissé à la discrétion des centres agréés, qui ne peut cependant pas être inférieur à 45€.
Remontons maintenant à la phrase qui précède immédiatement, dans le livre de Chamayou, le premier passage que j’en ai cité. Cette phrase énonce ceci :
La thèse [NdMC la thèse néolibérale] est que l’appropriation marchande de la nature est la condition de sa préservation. Les « biens communs », a contrario, son réputés être une tragédie.
Ici s’insère une note, qui précise :
Cette contre-offensive sur le terrain écologique est étroitement liée à la critique théorique concomitante lancée à la même période contres les « communs » : pour accréditer l’idée que seule l’appropriation privée peut sauvegarder les ressources naturelles, il était nécessaire d’invalider l’alternative : dépeindre la gestion communale des biens publics comme vouée à l’échec, d’où le thème de la « tragédie des communs ». Cf Garrett Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, n°385, 13 décembre 1968, pp. 1243-1248″
On ne saurait mieux boucle cette lecture que je plaque de son objet initial, l’écologie, à l’objet que, par de multiples nécessités, personnelles évidemment mais j’espère aussi, communes, j’ai en tête, l’éducation. Ce qui se joue autour de l’école, qui relève du même jeu mené avec la santé, mais aussi la justice, et dans une certaine mesure l’armée, relève de la tragédie : nous assistons, impuissants, à une mise à sac en bonne et due forme de ce qui constituait un bien commun, parce qu’on nous a convaincus que le simple fait que ce soit commun constituait l’assurance de la ruine de chacun. Cette impuissance, elle aussi, est organisée. A vrai dire, une éducation véritablement politique, plutôt que nationale, devrait fournir les armes permettant de prémunir chacun contre cette impuissance. Le simple fait qu’il n’en soit rien en dit long sur l’état de ce qui, sous nos yeux et sous nos pieds, s’effondre.