Entre 1967 et 1974, des réalisateurs et techniciens du cinéma s’associent, en France, pour documenter la lutte des ouvriers pour l’établissement de leurs droits. Réunis sous le nom de Groupes Medvedkine, du nom d’un réalisateur russe connu, entre autres, pour avoir lui même documenté la vie ouvrière russe, à partir de 1932, grâce à un train qui était un véritable laboratoire de développement, de montage et de production des films, sillonnant la Russie pour aller à la rencontre du peuple et en saisir l’image mouvante et vivante.
Deux groupes se forment, l’un à Besançon, l’autre à Sochaux, qui se rendent dans les usines pour filmer les ouvriers travaillant à la chaine, à leur demande souvent, les syndicats ayant compris qu’il est utile de cultiver, chez les employés eux-mêmes, une conscience de leur propre situation, de mettre celle-ci en images pour la mettre, aussi, en perspective : montrer la dureté des conditions de travail, mais aussi le circuit de la marchandise auquel ce travail participe et la richesse produite, qui ne revient pas à ceux à qui on demande des efforts toujours plus grands à mesure que les machines accélèrent, parce que tout ce qui compte, c’est la production.
C’est ainsi qu’en 1974 Bruno Muel tourne un moyen métrage documentaire, intitulé Avec le Sang des autres, sorti en 1975.
Peugeot, société profitable
Tourné dans les usines Peugeot de Sochaux, le réalisateur montre la façon dont la famille Peugeot a réussi à mettre à son service exclusif les ouvriers qui travaillent pour elle, afin de tirer de leur travail la plus grande rentabilité. Pour cela, elle les place dans une boucle économique qui a pour but que l’argent versé par Peugeot pour payer leur salaire revienne, finalement à Peugeot par le biais de la consommation, d’une part en les faisant travailler le plus possible contre une rétribution limitée, et d’autre part, dans le même temps, en faisant en sorte que les ouvriers redépensent leur salaire auprès de Peugeot, en leur louant leur logement, en ouvrant des supermarchés qui leurs sont dédiés, Les employés vivent en vase clos, faisant quotidiennement l’aller-retour entre leur cité ouvrière et les chaines de montage dans des bus affrétés pas Peugeot, mettant leurs enfants à l’école Peugeot, s’alimentant au supermarché possédé par la famille Peugeot. Ainsi, l’entreprise récupère, après l’avoir versé, le salaire des employés.
On entend, ces temps-ci, des français se plaindre : ils iraient le matin au boulot avec leur voiture, en rentrant le soir, ils feraient le plein à la pompe, ils rempliraient un caddy au supermarché, paieraient les factures des frais fixes et, tout compte fait, il ne leur resterait rien. Le fait qu’on puisse s’en étonner est un peu étonnant. Après tout, c’est le principe du capitalisme que nous appelons de nos vœux, et dont on prend grand soin d’avoir toujours une bonne raison de ne pas le remettre en question, pour peu que l’alternative soit susceptible de se mettre en colère par ci par là. Mais qu’on se fasse à cette idée : le capitalisme ne paie les ouvriers qu’assez pour qu’ils consomment ce qu’ils doivent consommer. Financer le consommateur, c’était bon pour les années 80. On n’était pas particulièrement gentil, ni social. C’est juste que le consommateur n’étant pas encore un agent répandu sur la planète entière, il fallait bien donner eux européens et aux américains les moyens de s’offrir les produits à écouler. Aujourd’hui, des consommateurs, on en trouve partout sur la planète. Autant dire que bon nombre d’européens en général, et de français en particulier, sont désormais tout à fait inutile. Bonne nouvelle : les éduquer devient optionnel. Les soigner aussi. Prévoir une retraite est, aussi, assez secondaire.
La racine de ce mal, on l’entrevoit dans ce coup d’oeil porté dans les années 70.
Ceux qui ont un peu réfléchi au principe de la recherche de profit comprennent une chose : Peugeot fait du profit, deux fois. Une première fois en payant le travail des ouvriers en dessous de sa valeur réelle, puisque chaque employé contribue à produire une richesse qui ne lui est pourtant pas redistribuée. Peugeot paie ses ouvriers juste assez pour qu’ils reconstituent leur force de travail. Le reste, c’est du profit. Ce que ça signifie pour Karl Marx, c’est qu’il y a une partie du travail de l’ouvrier qui ne lui est pas payée. Mais en étant propriétaire des logements et des supermarchés dans lesquels ses ouvriers vivent et consomment, Peugeot fait du profit une seconde fois, au moment où les employés paient leur loyer et passent à la caisse du supermarché. Dans la hiérarchie capitaliste, la classe sociale qui est propriétaire des moyens de production est aussi celle qui possède les moyens de distribution. Or dans la vie du prolétaire (celui qui n’est pas propriétaire des moyens de production, et qui a besoin de circuits de distribution pour s’approvisionner), il y a deux moments où il perd de l’argent : le moment où il travaille, et le moment où il consomme. Dès lors, dans la relation avec la classe qui le domine, il y a deux moments où le travailleur enrichit la classe possédante : le moment où il travaille, et le moment où il consomme. On lui achète son travail à un prix qui est en dessous de sa valeur réelle, et on lui vend les marchandises à un prix plus élevé que leur valeur réelle.
La Vie de château Vs la Cité ouvrière
L’élément le plus saisissant de cette aliénation, c’est le moment où Bruno Muel compare les logements ouvriers, taudis délabré dont on devine qu’il n’est ni salubre, ni protecteur, et le château de la famille Peugeot, financé par le travail des ouvriers. Il faut savoir que cette façon de devenir chatelain en exploitant ses employés n’est pas une règle naturelle, c’est un choix délibéré. La preuve, c’est que certains ont parfois organisé autrement la redistribution de la richesse produite par leur entreprise : à la fin du 19e siècle, à Guise, dans l’Aisne, le patron des entreprises Godin, Noël Godin, considérant que ses employés étaient la véritable source de la richesse produite par son entreprise, décida qu’il ne pouvait, lui, s’accaparer toute cette richesse. Ainsi, il décida que ses employés devaient vivre dans des logements équivalents au sien, et il créa pour eux un ensemble d’habitation, appelé familistère, proposant à cette époque des installations et des équipements de luxe à ses ouvriers, qui vivaient dès lors plus luxueusement que les bourgeois de Guise. La famille Peugeot fit manifestement un autre choix, préférant faire du profit comme le veut la règle du capitalisme.
En construisant elle-même les logements de ses ouvriers, l’entreprise Peugeot, comme bien d’autres, réussit à mettre la main sur ce qui constituera un élément central de la relation de force qui s’établira durablement entre propriétaires et prolétaires, puisque la classe ouvrière sera entièrement dépendante, dans tous les aspects de sa vie, de la classe possédante. Pour que celle-ci ait en ses mains la totalité des éléments de la vie des employés, il suffirait de privatiser enfin la santé, et l’éducation. L’employé qui résume sa vie et celle de son père le montre clairement, quand il va jusqu’à préciser que chez Peugeot, on est enterré dans un cercueil Peugeot, chargé sur un corbillard Peugeot, évidemment.
Expropriation
Dès lors, quand on dit que les prolétaires ne sont propriétaires de rien, ça va bien au-delà de la question des moyens de production. En réalité, les ouvriers sont carrément dépossédés d’eux-mêmes. Le témoignage de l’ouvrier ajusteur est, sur ce point, édifiant : alors qu’il a appris son métier, alors qu’il sait faire des choses avec ses mains, alors qu’il a suivi la formation qui l’a amené dans l’usine, la chaine de montage et le rythme de la production rendent ce métier inutile. Pire, la chaine de montage abime ces mains en les rendant peu à peu insensibles et incapables de tenir finement un outil. A la maison aussi, cet homme se trouve handicapé par ce que la chaine de montage a fait de ses mains : il ne peut plus dégrafer les vêtement de ses enfants avant de les changer, tout comme il est insensible aux caresses, à tous ces contacts qui tissent ensemble les fils des relations véritablement humaines. Cet homme accuse Peugeot de lui avoir volé ses mains. Et d’une certaine façon il a raison : son véritable métier, qui relevait encore d’une certaine forme d’artisanat, il ne peut plus le mettre en œuvre car il n’a plus aucune sensibilité dans ses doigts. Cet ouvrier illustre à la perfection ce que Marx conceptualise dans ses travaux : les capitalistes ruinent pour de bon les prolétaires en leur volant la richesse qu’ils produisent, mais aussi les forces et aptitudes qui avaient été les leurs avant que des grandes entreprises industrialisent leur production.
Le château de la maison Peugeot, comparé aux petits logements de la cité ouvrière soigneusement éloignés de tout autre quartier, obligeant les employés à ne vivre qu’entre eux, séparant ceux qui vivaient en zone pavillonnaire et ceux qui, arrivés en France dans les vagues migratoires, étaient installés dans des cités d’immeubles et les foyers construits spécialement pour « accueillir » cette main d’œuvre dont on ne désirait pas qu’elle soit mélangée, au quotidien, avec les autres ouvriers, afin d’entraver le développement entre eux d’une conscience de classe, ce château est l’aspect le plus visible de cette aliénation : chaque pierre, chaque mètre carré, chaque étage de cette demeure, qui sont autant d’éléments de confort et de signes extérieurs de richesse dont sont privés les logements ouvriers est accaparé par la famille Peugeot à ceux qui travaillent pour elle.
Et bien sûr, organiser ainsi la spoliation des ouvriers est aussi un travail. Mais voila la différence entre les uns et les autres : les ouvriers travaillent pour un bénéfice qui n’est pas le leur. Parce qu’ils n’ont pas de capital, leur seule possibilité de survie, c’est d’être employés et mis au service du profit d’autrui. On ne se trompe pas quand on dit qu’on gagne sa vie en travaillant. Simplement, on oublie de préciser que seuls ceux qui ne sont pas en possession de leur propre vie doivent se plier à cette règle : il rachètent, chaque jour, par leur effort, une vie détenue par d’autres qu’eux. Les propriétaires, eux, consacrent leur effort à administrer le mieux possible le travail, et donc la vie de ceux dont ils profitent. C’est un travail aussi, mais il sert l’intérêt de ceux qui le mettent en œuvre. Alors, bien sûr, on pourrait se demander où se situent, dans cette chaine alimentaire, le manager, le contre-maître, le chef d’équipe. Exploités, ils sont pourtant les bras droits des exploitants. On a simplement fait en sorte qu’il y ait en eux une confusion sur ce qu’ils sont réellement. Quelques éléments de confort supplémentaires, des avantages en nature, une voiture de fonction, des gadgets technologiques fournis gratuitement, un titre valorisant (chef d’équipe, manager, chef de projet…) peuvent aisément entretenir cette illusion d’appartenir à une autre classe que les ouvriers, et penser qu’on a intégré le cercle étroit des exploitants.
Aliénation
Pourtant, malgré les efforts du patronat pour empêcher la solidarité entre les travailleurs, celle-ci parvient à émerger, et on assiste, dans le documentaire de Bruno Muel, à la lutte commune des ouvriers pour leur propre protection. On peut voir combien cette lutte est rude, comment l’ajusteur qu’on entend sans le voir, constate la façon dont sa vie, toute entière, a été avalée par la chaine de montage, à quel point Peugeot lui a tout pris, la seule dignité qui lui reste consistant à résister afin de contraindre l’usine à lui retirer elle-même la peau de ses mains qui part en lambeaux. On observe aussi à quel point les femmes sont maltraitées, et ce jusque dans les aspects les plus intimes de leur vie de femme, à quel point dans les années 70 elles sont à la merci de contremaîtres masculins qui dirigent leur corps, et empêchent toute amélioration de leurs conditions de travail. Parce que toute autorisation ponctuelle pourrait se transformer en un droit nouveau qui entraverait la production, puisque c’est là tout ce qui compte. L’impossibilité même, pour cette ouvrière, d’exprimer la situation dans laquelle elle et ses consœurs se trouvent quand elles sont à l’usine, est en elle-même éloquente. Mais malgré tout, il reste une force ouvrière commune, qui permet de résister, ne serait-ce qu’un peu, à cette exploitation. Cela suppose d’entraver deux principes : la mécanique bien huilée enfermant les ouvriers dans un dispositif qui n’a quasiment aucune issue, et le recours, quand c’est nécessaire, à la violence; par la police d’une part, mais aussi par les milices privées qui viennent réprimer les révoltes ouvrières quand elles prennent des proportions qui contrarient lce fameux projet auquel tout le reste doit se plier : la production.
Ceux qui connaissent un peu les écrits de Karl Marx sur le travail aliéné, et aliénant, peuvent difficilement regarder Avec le Sang des autres sans avoir en tête les mots qu’il écrit dans ses Manuscrits de 1844, à propos de la perte globale de soi que constitue la condition d’employé :
En quoi consiste l’aliénation du travail ?
D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans le travail, celui-ci ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail, et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint ; c’est du travail forcé. Il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas lui-même mais appartient à un autre… L’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même.
Karl Marx. Manuscrits de 1844
Ici, on pourrait isoler deux aspects, qui coïncident avec le film de Bruno Muel.
Ne plus avoir de chez-soi
Tout d’abord, quelque chose qu’on étudie peu en classe quand on lit ce texte, mais que le film met en évidence : Karl Marx fait volontiers référence au domicile pour évoquer les multiples expropriations que subit le travailleur : « l’ouvrier n’a pas le sentiment d’être auprès de lui-même », « il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui (…) il ne se sent pas chez lui ». Si on considère le logement comme le lieu de préservation de la vie privée, le propos de Marx consiste à mettre en évidence la façon dont l’emploi s’en prend à la vie de l’ouvrier, au-delà du strict temps officiel de travail. Il y aurait pas mal de pistes pour développer cette idée. On pourrait montrer, par exemple avec le travail mené par Simone Weil, comment le travail à la chaine abrutit littéralement celui qui l’exécute, comment il empêche de se concentrer sur une activité telle que la lecture, ou une réflexion un peu approfondie. Le documentaire de Bruno Muel est édifiant sur ce point : quand on le regarde plusieurs fois, on prend conscience de la longueur des séquences saisies sur les chaines de montage, et de leur caractère assommant : le bruit de l’usine, l’alternance de sons stridents, de coups plus graves, le rythme des presses percutant le métal, les stridences des visseuses hydrauliques, ce maelström organisé et agressif s’en prend aux neurones via le conduit auditif. Le temps long de ces séquences permet d’en éprouver le caractère pénible et même, de toucher à l’ennui qu’un tel vacarme prolongé peut provoquer. Pourtant, ce ne sont que quelques minutes vécues comme spectateur, contre des tunnels de huit heures auxquelles il faut ajouter des heures de bus pour aller et venir des cités ouvrières à l’usine. Et ceux qui ont connu les transports scolaires en bus Saviem savent que ce n’était pas non plus un havre de paix au sein duquel on pouvait trouver un peu de repos avant, et après la journée de boulot. L’ajusteur qui prend la parole pour parler de ce que Peugeot a fait de ses mains le confirme : il n’est pas possible de lire un livre après avoir subi un tel traitement. Et à vrai dire, on n’en voit plus vraiment l’intérêt. Dès lors, même de retour à la maison, l’ouvrier est littéralement possédé par le travail, à l’image de Charlot, dans les Temps modernes, dont le corps est habité vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les gestes qu’il doit effectuer sur la chaine de montage. Et on ne dit rien de la rage mêlée de désespoir, palpable dans les mots même si elle n’est pas dite en ces termes, qui ne peut qu’obséder et envahir chaque instant qui aurait pu être un répit : chaque ouvrier passe son temps à observer le désastre qu’est sa vie. Et ce n’est pas un hasard si, à partir des années 60, on équipe tous les foyers de prolétaires de postes de télévision dont le seul but avoué est de les divertir avant de les convaincre par la publicité qu’ils peuvent noyer leur ennui dans la consommation, et si par la suite on collera dans les mains de chacun un smartphone qui jouera le même rôle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec une vertu économique supplémentaire : il fait de chaque utilisateur non seulement un consommateur encore plus avide, mais aussi une unité de production de données qui seront à leur tour autant de marchandises dont il ne touchera jamais le prix de vente, puisque lui, au contraire, paie, souvent très cher son cher écran, et s’abonne à ses frais au réseau qui, lui aussi, l’exploite. Arrivé à ce degré de contamination, il est illusoire de considérer que la pointeuse puisse délimiter vraiment le temps professionnel et la vie privée.
On pourrait aller plus loin dans l’interprétation de ces passages dont le vocabulaire renvoie aux problématiques de logement. Il y a un mot dans le dictionnaire français, qui fait le lien entre le lieu qu’on habite, et le fait d’être, ne serait-ce que chez soi, maître de soi-même. Un mot dont les racines devraient permettre, précisément, de distinguer les esclaves, et les maîtres. Ce mot est domicile. Etymologiquement, le domicile est le lieu (Domus désigne, en latin, la maison), où vit le dominus (c’est à dire en français le maître, le propriétaire, celui qui domine en somme (le verbe latin dominor désigne l’action de maîtriser, de commander, de régner)). Le maître est celui qui possède un domaine. Si vous vous demandiez pourquoi Don Quichotte, Dom Juan et Don Diego de la Vega s’appellent ainsi, vous disposez maintenant de la clé permettant de le comprendre. Chacun d’entre eux est maître, au service duquel se trouvent leurs valets, dont ils disposent. Etre chez soi, ce n’est pas simplement avoir quatre murs et un toit. C’est être maître. Or, on le constate aussi bien chez Bruno Muel que chez Marx, même si on n’y passe que huit heures par jour, l’emploi parvient à envahir le domicile. Il suffit pour cela que le logement ouvrier soit une annexe du contrat de travail, que l’occupant n’en soit pas propriétaire. On devine déjà ce que Karl Marx penserait du télétravail, de la multiplication des outils permettant d’introduire des caméras et de micros dans les logements censés être des espaces privés. On pourrait tout à fait lire l’extrait des Manuscrits de 1844, et l’appliquer aux outils numériques dont nous sommes, pourtant, si friands.
Ce qu’il y a à perdre
Il y a un autre angle sous lequel on peut discerner des échos, entre le texte de Marx et le film de Bruno Muel : l’emploi n’est pas la forme essentielle du travail. Tous les ouvriers qui interviennent dans le film de Bruno Muel évoquent ce qu’ils pourraient faire s’ils disposaient de leur temps, de leurs forces et de leur corps. Chaque ouvrier a dans ses mains un métier qu’il pourrait mettre en œuvre. Mais ce qui l’en empêche, c’est la nécessité de produite vite, au rythme des machines, certes, au rythme du profit bien sûr, mais au rythme, aussi, de la consommation des travailleurs eux-mêmes. Parce que si on produit en série, la consommation doit se faire, elle aussi, sériellement. A plusieurs reprise dans Avec le Sang des autres, les témoins racontent comment il ne leur reste plus aucun temps pour eux-mêmes. La jeune femme qui a voulu vivre un temps selon son désir a perdu toutes ses illusions. Elle ne sait pas quoi faire de son présent, et n’envisage aucun avenir. Pourtant, elle aspirait à faire quelque chose par elle-même, et c’est bien là ce qui permettrait de définir le travail, en un sens beaucoup plus élevé que les tâches dans lesquelles on enferme, une carrière entière, les ouvriers. En a-t-on déjà consciences dans les années 70 ? Le problème vient, bien sûr, de la soif de profits qui anime ceux qui sont les propriétaires de la galaxies d’entreprises Peugeot. Mais il vient aussi, en réalité, d’un système global qui ne se fixe que deux objectifs. L’un, contraignant, est la production. Et en promesse de compensation, la consommation. Il faut croire que Bruno Muel avait l’intuition qu’il y avait là les deux faces d’un même jeton de caddy, les deux phases d’un même cercle vicieux : le travail, à ce compte là, n’est plus » satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. » La bonne nouvelle, c’est qu’il y a bien, à l’horizon, une conception du travail qui permette à celui qui le met en œuvre de s’épanouir. La mauvaise nouvelle, c’est que cet horizon est, selon les modes de vie des années 70, qui ne sont que l’embryon de la civilisation actuelle, hors d’atteinte.