Il y a déjà d’assez nombreux mois, j’avais un peu mis en avant un extrait du livre de Denis Duclos « Société monde – Le temps des ruptures« , parce qu’il y développait une théorie intéressante, tournant autour du concept d’hyperbourgeoisie (du moins, le passage que j’utilisais s’appuie t-il sur ce concept).
Il se trouve que le chapitre 2 de ce livre reprenait en le développant un article publié dans Le Monde diplomatique d’aoüt 1998, article qu’on peut retrouver ici. je laisse le lecteur aller découvrir cet article dans son intégralité, mais je focaliserai cette fois l’attention sur la fin de l’article, où Duclos décrit brièvement, mais de manière claire et parlante, le rapport que cette hyperbourgeoisie entretient avec les institutions étatiques. Et ce qui est intéressant, ici, c’est de se demander comment cette classe dominante peut parvenir à maintenir des structures qui, simultanément, l’entravent, et néanmoins la garantisse contre elle même. Et la manière dont Duclos, il y a dix ans, le décrit semble intéressante car, à la façon dont on recourt aujourd’hui à l’Etat pour sauver des intérêts privés, sans aucune exigence en contrepartie, on peut penser que ce programme de résistance que propose Duclos est en train d’être tout simplement contourné, sans qu’on s’en aperçoive vraiment :
« On ne peut donc pas attendre qu’elle admette le côté positif des vieilles structures protectrices des civilités qu’elle s’acharne à démanteler. Pourtant, elle ne saurait se débarrasser de la culture qui construit un style de consommation légitime. Elle ne saurait non plus négliger la culture politique qui seule lui permettra de survivre au chaos dont elle tire jouissance. Entre deux buts complémentaires et contradictoires – transcrire la domination sociale en phénomène mondial, subsister comme nouvelle élite -, l’hyperbourgeoisie devra construire un compromis ou périr dans le retour de conflits armés incontrôlables.
Les problèmes politiques de l’hyperbourgeoisie se ramènent à un seul : combler le vide d’institutions qui pourraient, avec son accord, contrôler ses propres tendances suicidaires. Ici, l’universalisme démocratique est une perspective, qui passe par la construction d’instances mondiales à partir des fondations internationales actuelles. Une forme efficace de résistance des bourgeoisies civilisées et des classes moyennes cultivées consisterait à exiger la suspension des opérations de démoralisation des structures de culture (indépendance économique, solidarité sociale, recherche, éducation), en préalable à la formation de structures paneuropéennes ou mondiales fondées sur le respect de la diversité des langues, des sociétés et des cultures. Autour d’un tel objectif, l’hyperbourgeoisie peut négocier sa future place avec les autres composantes du monde qu’elle contribue à unifier. Pour le meilleur ou pour le pire. »
Denis Duclos – Naissance de l’hyperbourgeoisie – Le monde diplomatique – Août 1998.
« Combler le vide d’institutions qui pourraient contrôler ses propres tendances suicidaires« . Notre président n’a pas d’autre discours depuis plusieurs semaines déjà, et tant qu’on n’aura pas de recul historique sur la période que nous vivons, on appelera ce principe « moralisation de la finance ». Beau rideau de fumée. Pour qu’il y ait morale, il faudrait qu’il y ait prise en compte d’intérêts autres que ceux de la finance elle même, espoir dont nous pouvons faire le deuil par avance. Nous autres classes moyennes pas trop connes, est ce que nous négocions quoi que ce soit contre la création de ces structures qui vont instaurer un nouvel ordre dont, à voir comment leur inauguration s’accompagne d’un vaste projet de dérégulation de l’emploi, on a du mal à croire qu’il protège qui que ce soit, en dehors de ceux qui sont déjà sur-protégés? Pour le moment, non. La « gauche » se contente de jouer les malines géniales en disant qu’on lui pique ses idées (si ça, ce n’est pas un aveu du fait qu’elle n’en a vraiment plus, des idées…). Si on s’en tient à ce qui est réclamé diplomatiquement aux banques, elles devront se contenter de publier des comptes un peu plus précis que ceux auxquels elles nous avaient habitués; soit. Mais quand on nous dit qu’il s’agit de relancer l’économie, de quelles économies s’agit il ? Celles des individus (celles des travailleurs, en particulier ?), ou celles des investisseurs ? Il semblerait qu’on ait d’ores et déjà la réponse : là où on accorde des largesses à l’hyperbourgeoisie pour lui sauver les fesses, on assouplit les conditions d’emploi et, donc, on précarise encore plus les travailleurs les plus pauvres (et on instaure, pour de bon, le fait qu’on peut être, simultanément, travailleur ET pauvre). Bref, les conditions de cette aide ne sont pas négociées, car celui qui en décide appartient à la caste de ceux qui en bénéficient, et qu’il suffit de brandir l’épouvantail de la baisse du pouvoir d’achat pour qu’on accepte à peu près tout et n’importe quoi.
Vraiment, la lecture plus prolongée de Denis Duclos s’avère être, ces temps ci et avec le recul que permettent les évènements, plutôt éclairante.
« Le capitalisme n’a pu fonctionner que parce qu’il a hérité d’une série de types anthropologiques qu’il n’a pas créés et n’aurait pas pu créer lui-même: des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et wébériens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc. Ces types ne surgissent pas et ne peuvent pas surgir d’eux-mêmes, ils ont été créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables: l’honnêteté, le service de l’Etat, la transmission du savoir, la belle ouvrage, etc.
Or nous vivons dans des sociétés où ces valeurs sont, de notoriété publique, devenues dérisoires, où seuls comptent la quantité d’argent que vous avez empochée, peu importe comment, ou le nombre de fois où vous êtes apparu à la télévision. Le seul type anthropologique créé par le capitalisme, et qui lui étéait indispensable au départ pour s’instaurer, était l’entrepreneur schumpétérien: personne passionnée par la création de cette nouvelle institution historique, l’entreprise, et par son élargissement constant moyennant l’introduction de nouveaux complexes techniques et de nouvelles méthodes de pénétration du marché.
Or même ce type est détruit par l’évolution actuelle; pour ce qui est de la production, l’entrepreneur est remplacé par une bureaucratie managériale; pour ce qui est de faire de l’argent, les spéculations à la Bourse, les OPA, les intermédiations financières rapportent beaucoup plus que le activités « entrepreneuriales ».
En même temps donc qu’on assiste, moyennant la privatisation, au délabrement croissant de l’espace public, on constate la destruction des types anthropologiques qui ont conditionné l’existence même du système. » Cornélius Castoriadis, Le délabrement de l’Occident, dans La montée de l’insignifiance.
Ho hoooo…
Trrrrrrrrès bien résumé !
Décidément, il faut que je lise ce livre, et que je connaisse cet auteur de plus près.
On pourrait juste rajouter après la dernière ligne que le capitalisme doit, tout de même, conserver un minimum des structures qui lui ont permis de se constituer comme souverain, non pas pour les reconnaître, mais pour pouvoir en bénéficier lui même, en les instrumentalisant le plus possible. On est en plein dedans semble t-il.
Un renégat du trotskisme, pffff… Zut, j’en suis devenu un aussi !
Voici l’adresse à laquelle on peut trouver l’entretien (publié en 98 aux éditions de l’aube) de Daniel Mermet avec Cornélius Castoriadis, qui s’est déroulé il y a déjà 12 ans de cela:
http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1039
C’est une bonne entrée à son oeuvre !