Palmes acadomiaques

In "CE QUI SE PASSE", CHOSES VUES, Il voit le mal partout, MIND STORM, Pause publicitaire, PROTEIFORM
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Miracle du marketing bien mené : ce que notre ministère n’arrive pas à expliquer, s’ingéniant au contraire à en faire un gribouillis sans nom, une campagne de pub bien ficelée arrive à l’éclaircir. Mieux que ça : fin 2019, alors que dans mon lycée le bac blanc était pour la troisième année consécutive sacrifié à grands coups de blocus, Acadomia déployait dans les rues une opération de conquête du public qui semblait répondre point par point à tout ce qu’on pourrait aujourd’hui reprocher à l’éducation nationale. Comme si la boite privée avait déjà pour vocation de combler le déficit de service public rendu par l’institution. De même qu’Axa annonçait clairement dans sa communication qu’il fallait désormais compter avec une baisse future des pensions de retraites, Acadomia braquait son propre projecteur commercial sur les trous béants désormais avérés dans le système scolaire public français. Ou comment appuyer là où ça fait mal, pour mieux proposer ensuite de soulager la douleur, contre rétribution évidemment.

La campagne est composée de cinq affiches. Chacune a, pour fond, une photo en noir et blanc dont on peut applaudir la puissance de captation du regard et la beauté. S’y ajoute, dans un harmonieux contraste, un texte en lettrage grand format, et en couleur. A chaque affiche sa couleur, sa photo, et son propos. Et à chaque fois, c’est à une attaque en règle de l’éducation nationale que ces affiches se livrent. La pub est un charognard qui nous sourit.

Voici un résumé de la situation, proposé par ceux-là même qui ne peuvent souhaiter qu’une chose : que la situation empire afin de se proposer soi-même comme antidote. Et bien sûr, on serait totalement naïf si on ne se posait pas la question de la proximité sociale, idéologique, économique, entre ceux qui font de l’éducation nationale un milieu invivable pour tous ceux qui y travaillent et pour ceux qui viennent y apprendre, et ceux qui proposent le palliatif à cet univers de plus en plus stérile.

Aie confiance

C’est d’ailleurs l’objet de la première affiche (selon l’ordre que j’ai moi-même choisi, elles ne sont elles-mêmes pas hiérarchisées). « Leur donner confiance en eux, ça fait partie de nos devoirs ». Un boxer voudrait emporter un combat en un seul coup, il ne s’y prendrait pas autrement. En un uppercut, toute l’absurdité de ce qu’est devenu le lycée frappe la mâchoire de l’institution, et la met à terre. Un détail, au passage : tout le monde sourit aujourd’hui à l’évocation du mot « confiance » quand on parle de l’éducation nationale. L’ambiance est à ce point délétère qu’on se demande où Jean-Michel Blanquer, qui savait bien ce qu’il allait mettre en oeuvre, et quels effets ses projets auraient sur ses troupes, est allé chercher un slogan aussi peu approprié que ce fumeux « L’école de la confiance ». Où ça ? Oh… pas très loin. Chez la concurrence à vrai dire. En effet, en 2011, Acadomia sortait une campagne publicitaire déjà visionnaire, faisant de l’expression « Tout est une question de confiance » sa ligne d’horizon et son leitmotiv. Ainsi, le ministre de l’école publique recycle, pour accompagner sa mission managériale, les refrains de l’école privée. Ça permet de mieux cerner ses propres perspectives. Pour autant Acadomia aurait tort de se priver de persévérer dans son message, et l’évocation, aujourd’hui, de la notion de confiance dans son message ne peut se faire dans l’ignorance de ce que ce mot provoque ironiquement quand on l’applique à son concurrent, l’école publique.

Et à vrai dire, l’entreprise est dans l’air du temps, et sortir cette campagne au moment où la réforme du baccalauréat se prend les pieds dans le tapis de ses premières épreuves de contrôle continu est la démonstration d’un certain sens du timing. Alors que l’idée originelle consistait à ne plus concentrer le stress de l’examen sur la seule semaine de fin de terminale, le ministère a réussi à faire exactement le contraire : répandre la même concentration de stress sur les deux dernières années du lycée. En embarquant profs et élèves vers une épreuve dont personne n’était capable à la rentrée de dire quoi que ce soit si ce n’est que le ministère avait décidé qu’elle devait avoir lieu, on a réussi à mettre profs et élèves dans le même bateau ivre, ne sachant où aller, ni comment s’y rendre. Sujets mystérieusement gardés secrets à tous, y compris à ceux qui sont censés y préparer les élèves, méthodes inconnues, critères d’évaluation inaccessibles. Même la recette du coca-cola est un secret moins bien gardé que l’art et la manière de réussir aux E3C. En revanche, nous disposons maintenant d’une méthode sans faille pour briser toute forme de confiance dans une chaîne hiérarchique et dans une relation pédagogique.

Est-ce étonnant ? Pas vraiment : quand on inaugure une nouvelle mouture d’un examen en dynamitant littéralement l’ancien, se contrefoutant du travail des correcteurs, affirmant haut et fort qu’on peut organiser le bac sans surveillants, sans copies restituées, sans notes, sans membres du jury, sans jury, et qu’on pouvait remplacer chaque élément de l’examen par, en gros, rien d’autre que l’audace de s’en passer, quand on a vraiment très cordialement méprisé tous ceux qui font en sorte, chaque année, que l’examen se passe le mieux possible, c’est à dire dans le respect de règles en garantissant le caractère égalitaire et juste, il paraît difficile de lancer la nouvelle version de cet examen dans la sérénité. Avant de demander à vos équipes de vous accompagner dans ce qui s’avère être une aventure plus qu’incertaine, il n’est pas forcément très opportun de les traiter comme des exécutants sans valeur, et comme des irresponsables. Accessoirement, ce sur quoi s’est assise l’organisation du bac 2019, c’est le règlement. On ne manque pas d’air ensuite, alors qu’on a passé le mois de juin à envoyer des circulaires destinées à réécrire les règles dans la seule ambition de faire comme si de rien n’était, de faire mine de rappeler chacun au respect des textes, et de son devoir.

Bilan : actuellement, on parle de la confiance dans l’éducation nationale comme on parlait jadis du monstre dans le Loch Ness : certains disent avoir aperçu une ombre au fond du couloir, untel, en écrivant le titre du grand 2 de son plan sur le tableau blanc croit avoir deviné, dans un reflet sur la surface immaculée, une forme qui ferait vaguement penser à de la confiance, mais on n’est pas sûr que c’en soit vraiment. Parmi les plus âgés des collègues, certains racontent qu’il fut un temps, jadis, où les élèves reconnaissaient une certaine crédibilité à leurs professeurs, où la hiérarchie n’était pas totalement défiante envers les enseignants, où les équipes pédagogiques avaient le sentiment que l’administration de leur établissement travaillait avec elles. On soupçonne vaguement que ça patachonne beaucoup, dans ces vieilles têtes vermoulues.

L’élève d’Acadomia, elle, est carrément dans un autre monde. On ne sait pas trop où elle a pu trouver une balançoire en plein champ, et elle même a l’air presque incrédule face à sa propre situation. On se dit que, tout de même, il doit falloir une bonne dose de confiance en soi pour se mettre ainsi en scène, à 17 ans, dans une posture aussi enfantine. Mais après tout, dans la relation pédagogique, la confiance consiste aussi en cela : pouvoir se présenter encore un peu comme celui ou celle qui peut recevoir quelque chose que la génération précédente a à lui offrir. Et c’est évidemment beau, une telle transmission. Il y a juste un tout petit détail qui cloche : chez Acadomia, la génération précédente n’a rien à offrir. En revanche, elle a tout à vendre. Et ce qu’on ne voit pas, parce que c’est soigneusement cadré hors du champ, c’est que les parents de cette lycéenne, eux, sont en train de sortir leur carte bancaire.

Egarés dans la vallée infernale

Et si après avoir taclé la réforme du bac en un uppercut, on se faisait Parcoursup d’un bon coup droit ? Quelque chose nous dit que le match, ici encore, ne se jouera pas aux points. Rebelote pour la photo en noir et blanc. Visage d’une lycéenne. Lascive elle est pensive, en inquiétée de soi. De toutes les matières, c’est la what qu’elle préfère. Ce qu’elle veut faire plus tard ? Elle n’en sait fichtre rien. Et ça va pas s’arranger, cette incertitude : on l’a compris, la vie professionnelle désormais, on s’y embarque pour, quasiment, la vie entière. Avant, c’était en terminale qu’on optait pour telles études postbac. Désormais, c’est dès la seconde qu’il faut savoir ce qu’on voudra faire cinquante ans plus tard, parce que c’est le moment où on choisit ses spécialités en fonction des études auxquelles celles-ci ouvriront en fin de terminale. Tout ça sans conseillers d’orientation, puisque ceux-ci ont, entre temps été convertis en PsyEn. Ils s’occupent plutôt de décrochage scolaire maintenant. Ce qu’ils faisaient avant, ce sont les profs principaux qui le prennent en charge désormais, gratuitement. Bref. Acadomia ajuste ses coups, et frappe là où se trouvent les points secrets sensibles : A 17 ans, on n’a évidemment aucune idée de la carrière qu’on aura. Et heureusement, car si on avait déjà conscience qu’on devra bosser jusqu’à 70 ans, et qu’on se fera virer de sa boite à 58 parce qu’on coûtera trop cher, à un âge où on sera trop vieux pour être employable, on arrêterait immédiatement toute forme de projection dans l’avenir. S’enfermer dans son propre avenir dès l’âge de 17 ans, c’est faire perdre tout sens à la notion même de projet. En gros, ce que nous disons aux élèves de seconde, c’est que leur choix de spécialité est censé être leur dernier vrai engagement dans la vie. Ensuite, tout suivra comme sur des rails. Certes – et ici encore la publicité Acadomia fait preuve d’une totale lucidité – on a su, vers 5 ans, ce qu’on voulait faire plus tard, mais bien sûr, un sens minimal du réalisme recommandera de ne pas surtout pas suivre ce qui, à cet âge là était l’expression d’un désir profond.

Acadomia ne propose pas vraiment d’alternative à cette situation, et c’est presque en cela que cette campagne de publicité est géniale : elle se contente de constater à quel point les principes mêmes selon lesquels fonctionne l’éducation nationale sont désastreux. A partir de là, l’entreprise peut se contenter d’ouvrir ses portes pour que les jeunes viennent s’y réfugier. Le canot de sauvetage n’a pas besoin d’afficher une destination, ou des services à bord. Il peut se contenter de n’être que canot de sauvetage. N’importe où pourvu que ce soit en dehors de l’éducation nationale : plus on détruit celle-ci, plus on y rend la vie scolaire absurde, et plus on cherchera à la quitter, coûte que coûte; c’est à dire quel que soit le prix à payer aux alternatives privées, et payantes.

Déclassés

Troisième round, nouvel angle d’attaque. Quand le ministère insiste à ce point sur les classes de CP à petit effectif, c’est que sur l’ensemble des autres niveaux, il n’y a vraiment rien dont on puisse faire l’éloge. Et en effet, les dotations horaires des établissements sont, d’année en année toujours plus contraintes. Disons ça autrement : il s’agit de confier le plus d’élèves possible, au plus petit nombre possible de professeurs. Et pour cela, il faut remplir les classes, à ras bord. Tous les établissements le savent, tout particulièrement les collèges et les lycées : les effectifs par classe s’accroissent, et les cours organisés en demi-groupe sont de plus en plus remis en question. L’autonomie laissée aux établissements consiste à les contraindre à gérer eux-mêmes la pénurie de moyens. Comme ça, ce n’est pas une hiérarchie surplombante qui impose les classes à gros effectifs, mais les professeurs eux-mêmes, dans ces deux instances que sont le conseil pédagogique et le conseil d’administration. Ce n’est pas un hasard si on voit fleurir les propositions privées proposant d’apprendre les langues plus facilement, seul à seul ou en petit groupe.

N’importe qui peut comprendre que la prise de parole en classe entière est un exercice qui ne relève de l’impossible si l’élève est plongé au milieu d’une trentaine de semblables. Prendre la parole publiquement n’est pas quelque chose que les adultes eux-mêmes envisagent très sereinement. Dès lors, demander aux élèves de se mettre ainsi en risque devant les autres n’est possible que dans le cadre d’un petit groupe dans lequel tout le monde se connaît et développe une véritable bienveillance. On peut défier quiconque de pratiquer en groupe d’une trentaine un véritable travail de prise de parole individuelle. Au bout de deux minutes c’est un bordel sans nom, et c’est normal. Quand notre président annonçait qu’il allait parler aux français directement, dans des sortes de débats locaux dont il serait le centre, il a bien montré comment ça fonctionne : au-delà d’un certain nombre de participants, c’est à un monologue qu’on assiste, sinon c’est le bordel. Acadomia a beau jeu de proposer des cours de langue en tout petit groupe, favorisant la pratique de l’oral : l’école n’a pas à gérer de groupe classe et elle ne permet pas de faire l’expérience de la vie commune dans un groupe conséquent. D’où la possibilité d’envisager le bavardage de façon insouciante, jusqu’à encourager les élèves à le pratiquer.

Ce qui serait amusant, si en fait ça ne disait pas quelque chose de l’évolution de l’éducation, c’est que finalement, le « bavardage » est bel et bien la plaie de la vie de classe, puisque c’est cette mauvaise habitude que l’élève a de ne prononcer des paroles que dans son strict intérêt personnel. Alors, oui, le bavardage peut faire progresser, mais de façon hyper individualiste. Et c’est bien vers cela que nous allons : l’éducation sur le format Acadomia individualise tout, et fait disparaître toute dimension collective : je suis avec les autres si c’est avantageux pour moi. Si ça ne l’est pas, je suis seul. Ce qui disparaît dans cette aventure en solitaire, c’est toute l’éducation à la citoyenneté qui était censée être le propre de la vie en classe. Mais le plus fort, c’est qu’au lycée cette dimension aussi disparaît : tout en essayant de remplir à ras bord les classes et de limiter le plus possible les dédoublements, la multiplication des choix de spécialités a pour effet d’atomiser les élèves, qui ne sont plus réellement « en classe » que lors des cours de tronc commun, c’est à dire très rarement. A tel point qu’on peut se demander s’il est encore sensé d’élire des délégués, et qu’on remet déjà en cause la tenue de conseils de classe tels qu’on a pu les connaître jusque là. Ainsi, le lycée va cumuler tous les défauts : pas d’éducation en petit groupe, et pourtant pas d’apprentissage politique à la vie en grand groupe non plus. Et accessoirement, cet apprentissage de la vie citoyenne sera complètement délaissé dans les faits, laissant place à un entretien exclusif de l’intérêt particulier. Autant dire qu’on se prépare de beaux jours.

On se retient d’applaudir.

Faire fonction

Nouvelle salve de coups, portée cette fois-ci contre la façon dont, désormais, l’éducation nationale recrute et gère ses enseignants. Tout le monde le sait, les perspectives de carrière et de revenu dans cette institution sont tellement lamentables qu’il n’y a même plus suffisamment de candidats pour pourvoir tous les postes, ce qui finalement arrange bien l’Etat employeur, puisqu’il préfère gérer des contractuels que des titulaires. Chacun comprend bien la souplesse que ça autorise en matière de gestion du personnel. Et chacun comprend bien, aussi, à quelle précarité cette situation condamne les enseignants ainsi malmenés de poste en poste sans aucune considération pour ce qu’il leur reste de vie.

Bilan : il arrive de plus en plus qu’on recrute des professeurs par petites annonces, par bouche à oreille, parfois directement sur le bon coin. Quand Acadomia évoque « juste un prof », la comm’ met le doigt là où ça fait mal : l’ambition de l’éducation nationale est, au mieux, de mettre juste un adulte en face des élèves. Peu importe, à la limite, qui cet adulte peut bien être. En réalité, si celui-ci est dans une position qui le fragilise, c’est tant mieux. On en fera d’autant plus ce qu’on veut. « Juste un prof », c’est l’objectif : un prof, peu importe qui il est, puisqu’à terme, l’idée c’est que ce soit juste une personne un peu plus vieille que les élèves, qui leur fasse faire l’activité prévue ce jour là. En fait, « dans l’idéal », cette personne pourrait être à peu près n’importe qui. C’est d’ailleurs de plus en plus n’importe qui, et les professeurs n’y sont pour rien : dégoûtés par ce qu’on leur fait faire, il est tentant pour eux de se désinvestir de plus en plus de leur métier, et de dérouler le programme comme une caissière passe les marchandises devant le scanner. A la fin du cycle, on vérifiera simplement qu’on a bien installé les compétences dans les élèves, comme on vérifie la caisse à la fin du service. On mesure avec quelle puissance d’intimidation on rappelle aux professeurs réfractaires qu’ils ne sont pas là pour avoir un jugement critique. Le fonctionnaire doit fonctionner, comme s’il était un élément interchangeable avec n’importe quel collègue. On oublie, dans cette conception fonctionnaliste du professeur, ce que disait Hannah Arendt de ce genre d’exécutant : il n’y a rien de plus dangereux qu’un fonctionnaire qui ne serait que fonctionnaire.

Evidemment, Acadomia n’a pas ce genre de souci, même si on imagine assez bien comment on doit y contrôler, aussi, la loyauté des enseignants vis à vis de l’entreprise qui leur permet, ainsi, d’avoir des cours à donner. La gestion du personnel y est celle qu’on connaît dans les entreprises, et ce qui change tout, c’est que l’élève auquel on fait cours est aussi, et avant tout un client. Si le professeur ne lui convient pas, et on imagine qu’il puisse y avoir à cela mille raisons plus ou moins avouables, on le change. Et inversement : puisque le professeur est payé selon l’efficacité de ses élèves, il fait attention à ne pas prendre en charge de cas désespérés qui feraient baisser ses performances. Ainsi, « le bon prof » est finalement celui qui amène à la réussite les élèves qui avaient le plus de chances, de toute façon, de réussir .

Mais dîtes-donc, ça fait un moment que vous vous concentrez. C’est l’heure d’une petite récréation. Raillons un peu tous en choeur la photographie qui illustre cette idée. On y voit un jeune homme regarder son bon professeur avec une telle intensité qu’on a l’impression qu’il se dit, intérieurement « Mais qu’est ce qui nous arrive ? » Cette ambiguïté ne peut pas être fortuite, tant la photographie est, de toute la série des affiches, la seule qui puisse prêter à ce point à sourire. Il y a quelque chose d’équivoque dans la mise en scène de cette photographie, dans le regard en coin vers son professeur pendant que celui-ci regarde ailleurs, dans cette façon de montrer que l’un, et l’autre, ne sont plus du tout là pour les mêmes raisons, puisque l’un rêve de l’autre, pendant que l’autre est là pour gagner sa vie; et ce flou artistique est évidemment voulu : ici, on ne met pas « un » professeur devant l’élève. On organise une véritable rencontre entre celui-ci et son âme mère. Peu à peu, Acadomia appairera prof et élèves comme Meetic fait se rencontrer les futurs mariés.

Et pour le bonheur, vous prenez combien ?

Derniers coups, histoire d’achever la bête déjà assommée. Dernière photographie, d’un jeune skater glissant, tout joyeux, dans les rues de sa ville. On est hors du temps scolaire, soit qu’on fasse l’école buissonnière, soit qu’on en ait fini avec l’école. En marge, ce texte qui confronte l’élève doué et celui qui finalement sera le plus heureux. Que nous dit-on ? Qu’être doué pour l’école ce n’est pas forcément être doué pour le bonheur. Pourquoi ? Parce qu’à l’école désormais, « être doué » signifie « détenir les compétences selon lesquelles on est évalué », en d’autres termes, faire les choses comme on dit à l’élève de les faire. Rien de plus. « Doué » signifie « satisfaisant », c’est à dire adapté à l’exécution de tâches telles qu’on lui demandera de le faire dans sa vie d’employé. Par exemple, aujourd’hui, le professeur « doué » est celui qui met en oeuvre les E3C telles que la hiérarchie demande de le faire. Le collègue retraité « doué » c’est celui qui sort de sa léthargie post professionnelle pour remplacer au pied levé un professeur gréviste, casser la grève et toucher le fric au passage. Et il n’aura échappé à personne que, désormais, dans le pays tel qu’il est mené, soit on plie, soit on casse. Une fois au pouvoir, ceux qui ont correctement manœuvré pour y parvenir font, strictement, tout ce qu’ils veulent, sans hésiter à blesser lourdement au passage, et sans exprimer le moindre début de remord à ce sujet. Ce qu’ils font physiquement, ils le font économiquement aussi : précariser, c’est rendre plus obéissant. Fragiliser tout le monde dans la perspective de la retraite, c’est obtenir de chacun qu’il accepte davantage le sort qui lui est fait. « Doué », dans la novlangue du moment, c’est le mot qu’on utilise pour désigner celui qui ne pose pas de problème. Et scolairement, on est raccord, dans la mesure où, de moins en moins, on n’apprend les élèves à traiter de véritables problèmes et, de plus en plus on fait en sorte qu’ils ne soient plus, non plus, capables d’en poser.

Ce jeune homme sur son skate est l’image de l’élève qui intéresse au plus haut point Acadomia : c’est exactement celui qui ne trouvera plus sa place dans les méandres de l’éducation nationale. Égaré dans les circuits de spécialités, ne matchant vraiment avec aucun des profils pouvant lui garantir des études supérieures intéressantes et épanouissantes, il botte en touche et sèche les cours pour, simplement, vivre un peu. Il ne se laisse pas mettre la corde au cou, il refuse de s’entendre répéter chaque heure de cours que son attitude, ses résultat, son travail vont lui valoir soit la réussite, soit d’être un de ceux qui ne sont rien comme dirait l’autre. Il espère qu’il y a autre chose à vivre, avant de mourir, que servir plus riche que soi et le remercier de lui offrir l’opportunité de le rendre plus riche encore. Ce qu’on s’apprête à voir, c’est une proposition commerciale invitant les parents des élèves un peu largués dans l’absurdité d’un monde scolaire qui ne vise qu’à l’employabilité des élèves à sortir leur enfant de ce guêpier pour lui proposer un autre parcours, quitte à ce que, peut-être, il n’aille pas vers le bac (pour ce que vaudra ce diplôme, de toute façon…), en lui proposant plutôt de cultiver en lui les véritables richesses que l’école « normale » stérilisera, elle, le plus possible.

Qui peut nous protéger de l’Etat ?

Disons ça autrement : l’école privée était, déjà, l’école dans laquelle on mettait son enfant pour le maintenir à distance des « autres », ceux dont on se disait qu’on n’avait pas très envie qu’ils fréquentent de trop près son propre rejeton, parce qu’ils l’auraient ralenti dans ses apprentissages, parce qu’ils auraient pu être une menace, à bien des titres, on ne sait pas, et dans le doute… Mais là, on franchit un cap symptomatique : Acadomia a compris que, rapidement, les parents allaient avoir besoin de protéger leur enfant de l’éducation nationale elle-même, de son organisation chaotique (et, vraiment l’énorme bordel dans lequel s’est déroulé la dernière édition du bac, et l’hallucinante improvisation dans laquelle veulent être mise en oeuvre, de force, les premières E3C de tronc commun cette année leur donne, c’est le moins qu’on puisse dire, raison), de ses objectifs pédagogiques flippants (demander à des jeunes, dès l’âge de 15 ans, de prendre des décisions qui orienteront une vie professionnelle qu’ils ne quitteront qu’après 70 ans), de son vocabulaire anxiogène (on passe des « E3C », quand on opte pour deux spécialités de terminale et qu’on achève une des trois qu’on avait choisies en première, on devient un « renonçant » (on pense au vocabulaire ecclésiastique, qui évoque les « premiers communiants »)). Tout parent devrait être inquiet de voir son enfant passer dans ce qui s’apparente de plus en plus au hachoir à viande de The Wall. Tout élève qui flippe devant le projet de vie auquel l’invite l’éducation nationale et tout le gouvernement qui va avec doit être considéré comme tout particulièrement sain d’esprit.

Et on en est là : des entreprises privées ont pour vocation business plan le simple fait de protéger les citoyens contre ce que met en oeuvre l’Etat. C’est évidemment le cas pour la médecine privée (on veut être soigné mieux, ou simplement plus vite, c’est à dire dans des délais qui font que les choses ne vont pas empirer ? On paie le secteur privé), et ce sera de plus en plus le cas, aussi, pour l’éducation. De plus en plus, l’Etat est incarné, dans la conception qu’en ont ceux qui prennent le pouvoir, comme une menace planant sur les citoyens. Une menace économique, mais aussi une menace physique, sous la forme d’une violence tout à fait matérielle qui s’abat sur ceux qui osent ne pas baisser le regard. Quand des français qui n’en peuvent plus de se sentir déclassés en sont à se sentir davantage en sécurité aux côtés des black blocs qu’en compagnie des forces de l’ordre, c’est que nous avons, collectivement, un très sérieux souci.

Dans le cas de l’éducation, il ne s’agit pas seulement d’une question d’autoritarisme. Il n’échappe à personne, et surtout pas à nos dirigeants, que la prise en charge et l’accompagnement des enfants et des jeunes constitue en soi un marché économique faramineux, auquel l’éducation nationale oppose une concurrence tout à fait déloyale : comment vendre ce qui par ailleurs est proposé gratuitement ? La réponse est toute trouvée : en pourrissant la version gratuite de la marchandise. Peu importent les intentions, finalement, et on ne va pas perdre de temps à enquêter sur les connivences, les complicités, les compromissions des uns et des autres. On peut se contenter des résultats. Ils sont là, patents, sous nos yeux, et ils étaient évidemment prévisibles. Tout ce qui se passe en ce moment même autour des E3C était déjà prédit par toutes les instances qui se sont opposées à la réforme du lycée, et le gouvernement a soigneusement ignoré ces avertissements. Le désespoir est lisible dans les yeux des élèves, moins dans leur inquiétude vis à vis d’épreuves absurdes organisées coûte que coûte par des adultes dont ils voient bien qu’ils sont, pour les uns, idéologiquement obnubilés, fanatisés, pour les autres terrorisés par leur hiérarchie et la pression économique qui pèse sur eux, les autres enfin rétifs à mettre en oeuvre un processus aussi inepte, que dans leur apathie généralisée vis à vis de contenus scolaires qui n’ont pour eux aucun sens, et d’un parcours d’apprentissage qui ne leur promet, finalement, qu’une vie vouée à un emploi dont d’autres bénéficieront davantage qu’eux-même.

On a le mode d’emploi de la politique capitaliste telle qu’elle est mise en oeuvre -par idéologie mais aussi par intérêt tout à fait personnel – par ce genre de pouvoir dont notre gouvernement actuel n’est que la version à ce jour la plus perfectionnée : vendre à certains ce qui ne peut plus être donné à tous. Mieux : dégoûter les uns de ce à quoi ils avaient librement accès pour mieux pouvoir le vendre à ceux qui aiment bien l’idée qu’acheter quelque chose, ce soit la meilleure façon d’en priver les autres. Constituer comme marchandise ce qui est censé être librement à disposition de chacun. C’est à dire s’approprier ce à quoi auparavant chacun avait accès, pour mieux le revendre à ceux qui en sont désormais dépossédés. Ce fut l’ensemble des ressources naturelles, ce furent les énergies et les matières premières, ce fut l’eau, ce fut le territoire, l’espace public peu à peu vendu au particulier. Ce fut la santé, le déplacement, c’est peu à peu tout ce en quoi le collectif avait investi, dont on fait croire que c’est désormais trop coûteux, inefficace et dépassé, qu’on cède à bas prix à ceux qui prennent une fois achevé ce que les autres ont fait, pour en tirer bénéfice à bon compte. C’est aujourd’hui le savoir, la connaissance. Mais surtout, c’est soi-même qu’on retrouve ainsi marchandisé : C’était déjà hier, c’est davantage aujourd’hui mais moins encore que demain, de soi-même qu’on est peu à peu dépossédé. Un de ces jours, une boite nous proposera de payer pour se récupérer soi-même. Et à vrai dire, dans ces portraits d’élèves déphasés et la promesse de les reconnecter à eux-mêmes, c’est exactement à ce genre de deal qu’invite Acadomia. Et le guetteur, au coin de l’immeuble, qui veille à ce que ce commerce s’organise tranquilou, sans concurrence, c’est notre gouvernement lui-même.

Et à ce compte là, en effet, tout devient, vraiment, une question de confiance.

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