Juste un fait. Un truc tout con.
Pour bloquer un dépôt de bus, il faut être sur place à 4h du mat’.
Chacun peut mesurer là ce qu’on appelle communément la pénibilité d’un boulot, en se demandant à quelle heure il faudrait que les gens se mobilisent pour que sa propre activité soit bloquée. Je suis prof’. Et les profs commencent assez nettement plus tôt que la moyenne des autres travailleurs (surtout si on les compare à ceux qui ont fait le même nombre d’années d’études), et si on veut bloquer mon lycée, on peut s’y prendre de pas mal de façons, et à différents horaires. La plupart du temps, les blocages sont le fait d’élèves, et ils se posent devant la grille un peu au dernier moment, aux alentours de 7h45. Et ça suffit pour empêcher les autres élèves d’entrer. Si on voulait bloquer le premier arrivé, et l’empêcher de faire ses photocopies, il faudrait être là à 7h00, heure à laquelle la salle des profs commence à se remplir, le photocopieur à cracher des tonnes de papier A4 avant de tomber en panne, et la machine à café à déverser ses premiers hectolitres de boisson vaguement aromatisée.
Donc, pour bloquer un collège ou un lycée, on peut s’accorder sur un rendez-vous fixé à 7h30. Quelques profs seront entrés avant, et auront fait leurs photocopies pour rien. Maintenant, chacun peut se demander à quelle heure la porte d’entrée de son propre lieu de travail devrait être occupée pour qu’on ne puisse pas commencer à travailler. Pour l’immense majorité d’entre nous, cet horaire est en fait assez tardif dans la matinée. Rien à voir en tout cas avec cette heure trop matinale qui est capable de dissuader les plus téméraires des activistes politiques : 4h du mat’ pour bloquer un dépôt de bus.
Cet horaire, en fait, a quelques conséquences, en particulier ceci : comme à cette heure là les transports n’ont pas encore débuté leur service, impossible de s’y rendre en transports en commun. Voiture obligatoire pour ceux qui veulent bloquer le dépôt de bus d’Asnières ces jours ci. Mais donc, bagnole obligatoire aussi pour ceux qui y prennent leur service. Ou alors, il faut vivre aux alentours, avec tout ce que ça peut avoir de contraignant, financièrement, en région parisienne. A vrai dire, cet horaire n’est pas matinal. Il est nocturne. Il est tellement hors du temps de vie des autres qu’en fait, il rend impossible pour la plupart de participer à ce blocage. Parce que c’est pas le tout d’être là à 4h. Il faut s’être levé avant, et si on est du genre à prendre une douche avant d’aller au boulot (et on peut imaginer qu’on le fasse aussi avant d’aller participer à un blocage de dépôt de bus), et peut-être à prendre un café aussi, on imagine assez à quel point ce qu’on appelle communément « la nuit », ou « le sommeil » peuvent être amputés par ce genre d’horaire. Et si on a besoin de ses huit heures de sommeil, autant dire que le lever à 3h fout bien en l’air les matinées et le plaisir qu’il peut y avoir à se lever en même temps que le reste de la famille, mais il empiète aussi joyeusement sur les soirées, vu qu’à 21h, faut être au lit. Programme de la soirée, donc : on dîne devant Quotidien, et on va au pieu. On dit adieu aux soirées en famille, et désormais, la survie des passagers du bus 304 dépendra du fait qu’on ait refusé les invitations à dîner chez les potes. La belle vie quoi.
Le blocage à 4h du mat’, toutes considérations de mauvais traitements potentiels (et probables, les choses étant ce qu’elles sont) mises à part, on peut l’envisager une fois, deux fois à la rigueur. Au-delà, on a déjà l’impression de ne plus avoir de vie. Et on se doute bien que cet horaire, ceux qu’il s’agit de bloquer pour qu’ils n’aient pas à se mettre en grève, et qu’ils n’aient pas à perdre une énième journée de salaire, ils se le coltinent tous les jours. On devine donc ce qu’il leur reste de vie.
Y a t-il là un privilège ? On ne saurait alors dire lequel. et on ne se bousculerait pas vraiment pour en bénéficier.
Pour sauver les meubles et donner l’impression d’être soucieux du sort de ceux qu’il considère comme essentiellement inférieurs, le gouvernement (on ne peut plus l’appeler décemment « notre gouvernement ») fait mine de vouloir prendre en compte la pénibilité des métiers. On n’y croit pas une seconde, étant donnée la proximité quasi incestueuse que ceux qui nous dirigent entretiennent avec le MEDEF, qui ne veut pas entendre parler de pénibilité, tout comme le Président, qui n’aime pas ce mot, car il laisse penser que le travail, ce soit pénible. Cette clairvoyante saillie vous a été offerte à Rodez, le 3 Octobre 2019, et chacun a pu se faire une petite idée de la façon dont lui, comme la plupart des hommes politiques, confondent en permanence « travail », et « emploi », de façon à faire oublier que si le premier est ce qu’on met en oeuvre volontairement, tous ceux qui ne disposent pas d’une fortune personnelle sont bien obligés de se plier à la loi du second, et cette loi est ainsi faite qu’elle est, de plus en plus, écrite par les employeurs, dans leur propre intérêt. Et la quantité de dividendes reversés aux actionnaires montre que dans ce bras de fer, ils sont les grands vainqueurs, tout en ne cessant de se plaindre de ne pas encore gagner assez. Cette raison seule rend l’emploi pénible. Mais on ne se fait aucune illusion sur le fait qu’elle soit prise en compte. Ce gouvernement a pris l’habitude de considérer ce genre de motif comme le signe d’une faiblesse très subjective de la part de ceux qui l’expriment. La preuve ? Eux-mêmes ne l’éprouvent pas.
Mais les horaires, c’est un peu plus objectif. Et chacun y est sensible. Dans l’hémicycle, certains députés savent ce que c’est que d’être contraint à se lever en pleine nuit pour aller bosser. En fait, si le projet de loi sur les retraites voulait, vraiment, prendre en compte la pénibilité et s’intégrer dans un projet plus global, qui intégrerait donc un volet écologique, alors le simple fait de devoir se déplacer pour aller travailler devrait être pris en compte. D’abord, si c’est pénible de devoir se taper, matin et soir, des heures de trajet, c’est parce qu’elles ne sont pas intégrées au temps de travail, et elles constituent pourtant un temps contraint par le travail lui-même. Ce n’est en tout cas pas du temps libre. Cette pénibilité devrait être d’autant plus reconnue qu’elle n’est le plus souvent pas choisie : elle est la conséquence du fait qu’on ait choisi le logement comme précieux objet de spéculation, qui ne profite évidemment qu’à ceux qui sont capables de capitaliser dans la pierre. On imagine assez bien le taux d’aliénation de celui qui paie à prix déjà trop élevé, en banlieue déjà trop éloignée, un logement à un propriétaire qui se fait donc du fric sur son dos, et travaille par ailleurs pour un patron qui prélève aussi sur la richesse qu’il produit, la part qui lui permet de vivre plus confortablement que lui. Pour un peu, on pourrait imaginer que le patron et le proprio soient le même capitaliste. Et si ce n’est pas le cas, on peut en revanche dire que l’un et l’autre tirent profit de la situation contrainte dans laquelle se trouve le travailleur. Reconnaître le temps de trajet comme élément de pénibilité aurait le double avantage d’être, tout simplement, juste, mais aussi d’inciter à une politique du logement qui permette à chacun de se loger au plus près de son lieu de travail, ce qui est bénéfique au travailleur, et à la planète puisque ça diminuera les trajets, allégeant les transports en commun qui deviendront plus vivables, ce qui réduira d’autant plus les trajets en voiture, qui sont nocifs, quelle que soit l’énergie qu’elles consomment. Ça contribuerait enfin à ne pas enfermer les uns et les autres dans des quartiers socialement déterminés, les riches entre riches, les pauvres parqués au loin tous ensemble, sans même parler des autres déterminations, tout autant insupportables. Si aujourd’hui une classe dominante ne se gène plus dans les maltraitances qu’elle inflige aux autres, c’est aussi parce qu’elle est consciente que les choses sont ainsi faites que ces mondes ne se rencontrent jamais. Il ne peut y avoir de république si les citoyens ne vivent pas ensemble. Et ceux qui s’emploient à éloigner le plus possible les uns et les autres, en tenant à distance ceux dont ils ne supportent la présence qu’à la condition qu’ils soient à leur service, doivent être considérés comme incompatibles avec les fameuses valeur de la république.
Bloquer les bus à la sortie de dépôts est finalement vertueux, quand bien même ce n’est pas autorisé par la loi : c’est un acte qui permet à la lutte menée, pour nous tous, par les conducteurs de la RATP, de ne pas coûter qu’à eux seuls, tout en bénéficiant finalement à tous. Mais voila, il suffit d’en discuter avec eux : ils sont au bout du rouleau. Ils s’étaient préparés à devoir tenir le coup longtemps. Et c’est uniquement une question de fric. Il suffisait alors au gouvernement de serrer les dents, et de tenir plus longtemps encore. Et c’est très facile, finalement, de serrer les dents quand ce sont les autres qui souffrent. Le combat est alors trop inégal pour ne pas être gagné d’avance. Bien sûr, cette absence de bus peut coûter un peu à quelques uns de ceux qui les prennent d’habitude. Mais eux-même ont plus à perdre qu’ils ne croient à voir leur retraite calculée comme le projet de loi le prévoit. Nous avons donc collectivement plus à gagner qu’à perdre dans ces blocages. Mais pour cela, il faut que le mouvement réussisse. Nous devons dans une certaine mesure à ces conducteurs de ne pas les laisser seuls dans leur lutte, dans la mesure où si celle-ci réussit, nous seront tous gagnants. Nous ne pouvons pas, en somme, demeurer les perpétuels passagers clandestins de mouvements dont on tire les marrons quand ils sont chauds, sans les avoir ni ramassés, ni posés sur la braise. Il y a une certaine façon d’assister à tout ça qui fait penser au regard que les charognards portent sur les carcasses qu’ils n’ont pas contribué à chasser.
Empêcher le passage des bus, c’est revenir à une pratique qui fait penser aux attaques de diligence, à une époque où de telles pratiques trouvaient dans l’absence d’Etat un terreau fertile. Evidemment, attaquer la diligence se faisait dans un intérêt purement intéressé, en dehors de toute démarche politique. S’attaquer au passage des bus, c’est au contraire s’en prendre au véhicule pour des raisons qui sont purement politiques, en ne s’en prenant ni aux passagers, ni à leurs richesses. En revanche, si on voit des citoyens lambda se lancer dans une action dont chacun sait qu’elle est illégale, c’est bien qu’en fait ils ont le sentiment, aujourd’hui, d’une absence d’Etat. Au-delà d’un certain seuil, quand la présence de l’Etat ne se manifeste que dans une répression violente qui ne protège plus de l’injustice, mais devient le bras armé de l’injustice elle-même, tout se passe comme si ces gens là n’étaient plus citoyens d’un Etat officiel, mais oeuvraient pour une citoyenneté orpheline d’une structure instituée qui protège leurs droits. C’est le sort désormais du plus grand nombre, que ceux qui le composent en aient conscience ou pas. C’est exactement de ça qu’il s’agit : là où la désobéissance civile peut ne viser que telle loi, ou telle partie de l’institution politique, ce à quoi nous assistons maintenant, c’est à une défiance envers l’Etat dans sa totalité, tel qu’il est incarné, tout à fait sciemment, par notre Président. Il n’est pas étonnant dès lors que nombreux soient ceux qui, ayant jusque là toujours respecté une stricte obéissance à la loi, qui ont toujours voté pour des partis dits « républicains » puissent aujourd’hui envisager de ne plus respecter ce genre de devoirs, parce qu’ils servent finalement ceux qui tirent profit dun tel respect, et ne redistribuent pas ces efforts en faveur du plus grand nombre, mais en confisquent l’énergie, pour se servir, eux, de façon finalement tout à fait despotique.
Nous en sommes donc là, aujourd’hui : réaliser à quel point le défense de la justice dépend désormais de notre aptitude à ne pas obéir à la loi. Ou alors considérer que, soi-même, on se refuse absolument à se lever si tôt, tout en considérant qu’il serait bon que la loi puisse y contraindre les autres, et ce sans aucune contrepartie. On a là le résumé de ce qui nous unit, et nous sépare.