Spéciale dédicace :
La lutte n’est pas nécessairement finale.
Elle est aussi une promesse qui,
même non tenue, inaugure quelque chose.
C’est un genre de rapport,
une invitation au combat.
Émerge parfois sur des surfaces dont on n’attendait pas grand chose une plante inespérée, qu’on va contempler tant qu’elle se déploie, incertain de voir la même graine germer une seconde fois. La vie a ses miracles que le temps d’une existence humaine ne permet d’observer qu’une seule fois.
Matthew P. Rojas est un de ces territoires. Réalisateur de courts métrages, maîtrisant sa technique, bon élève, sachant regarder les visages, ayant l’intuition de la bonne distance, il a pourtant tendance à déverser dans son propre jardin formel une bigoterie qui stérilise le sol, paralyse tout élan créatif, anéantit les formes en les étouffant sous une chape d’autant plus lourde que le pauvre Matthew la croit spirituelle. Il faut dire qu’on parle là de bigoterie à l’américaine, texane, pour être plus précis, qui est à la spiritualité véritable ce que le round-up est au jardinage patient. Autant balancer directement du napalm sur son jardinet, griller une allumette et apprécier l’apocalypse.
A vrai dire, je pourrais, là, me demander pourquoi j’ai passé un moment à regarder ses montages moralisateurs, ses petites fictions édifiantes sur le pouvoir qu’est censée avoir une conception parfaitement naïve de Dieu dans nos vies ? Je crois avoir la réponse : parce que Matthew P. Rojas sait choisir ses modèles. Disons ça autrement : ce réalisateur a du goût, et il va directement vers des acteurs qui incarnent, d’emblée, une forme un peu particulière de virilité, une masculinité prise au piège de sa propre force, détruisant ce qu’elle veut construire, croyant devoir s’affirmer, voulant sincèrement le faire tout en étant aux prises avec une tendance inverse, qui lui commande de la mettre en veilleuse, de laisser parler une autre voix en soi. Une voix qui dit de ne pas donner sa pleine mesure. Une voix qui dit de se taire.
Une image virtu-elle
Bref, Matthew P. Rojas a un certain bon goût pour les mecs. Et c’est le genre de bon goût qui en dit relativement long sur celui qui en est doté, ce genre de bon goût qui en dit même plus long que ce que le principal concerné voudrait bien dire, mais qui ne trompe pas grand monde, sauf peut-être, et c’est sans doute là l’essentiel en matière de sécurité, ceux qui ne partagent pas ce même goût, et qui n’y verront que du feu.
Mais nous, on regarde les petites fables néo-chrétiennes de Matthew P. Rojas en ayant envie de lui dire, assez bas pour que ses potes noyés dans la lumière divine ne l’entendent pas : « Hey, on te voit faire tu sais… ».
Disons ça autrement : si Matthew P. Rojas met généralement en scène des hommes combattant, en eux, contre ce qui les empêche de se soumettre à une force impérieuse, c’est peut-être parce qu’il confond son propre désir avec ce qu’il croit être Dieu, et parce qu’il croit que ce Dieu interdit, alors qu’il est une invitation. C’est pas ce qui manque, les êtres humains qui ne discernent pas en eux la grandeur de leur désir, qu’ils prennent pour un gouffre posé là pour les anéantir, confondant chute et aspiration.
Matthew P. Rojas est peut-être en phase de rédemption. Délaissant la promotion de la foi conquérante, et prenant un peu de distance avec les marques dont il réalise les films publicitaires, il s’associe le temps d’un mini-métrage avec Musicbed, une plateforme de contenus musicaux libres de droits, pour offrir un univers visuel à la voix de Danica Mora, sur une musique d’Eric Kinney. Et, dès les premiers plans, l’image l’emporte, et de loin, sur le son.
Dasein
A vrai dire, on sentait ce potentiel chez le réalisateur texan. Plusieurs fois on l’avait vu à l’oeuvre avec la mise en scène de sportifs. Et il fait partie de ces cinéastes qui prennent le temps de ne pas consacrer leur regard au seul exploit. Matthew P. Rojas préfère manifestement les moments de préparation, les temps morts vécus dans la quête d’un second souffle. Et on devine bien la métaphore mystique qu’il trouve là : la défaite est une chute, le souffle est d’origine céleste, il est ce qu’on nous accorde, ou pas. Mais au moins, quand il filme des sportifs, ce paysage qui se veut religieux se trouve tellement en arrière-plan, en deçà des corps en lutte, de sorte que ce qui s’impose, c’est l’humanité, et rien qu’elle. A force de la filmer, Matthew devrait se rendre compte qu’elle se suffit à elle-même. Pas besoin de leçon céleste, les hommes apprennent dans les recoins obscurs de leur propre combat. Ils n’ont pas besoin d’être illuminés, ni par un Dieu, ni par des valeurs suprêmes.
Dans The Altar, il débarrasse l’image de toute bondieuserie. Si on connaît ses autres travaux, on se doute bien qu’elle est là, planquée quelque part, mais il la met en sourdine, il arrête de regarder au travers de ses modèles, il cesse d’essayer de les filmer tout en regardant, en fait, ailleurs, il renonce à nous montrer ce qu’il y aurait « au-delà ». A vrai dire, c’est comme s’il se rendait compte du caractère absurde de cette expression : « au-delà ». Parce que le « là » n’est justement pas « l’ici », il est, déjà, l’au-delà de l’ici. En somme, pas besoin d’au-delà quand on a le là. Et l’image filmée est le « là » de ce qui s’est trouvé devant l’objectif. A partir de là, on ne peut qu’aller vers l’ici. Bref, il peut se concentrer sur les corps. Et on voit, immédiatement, que c’est ça, ce qu’il sait faire.
Enter Sandman
Cette fois ci, tout concourt. Lieu, lumière, textures, vêtements, et le corps, évidemment. Plus précisément, les corps d’Erik Sands et Mason Woodward, deux lutteurs prêts à se laisser investir par la caméra pour envahir à leur tour un autre espace, celui de notre regard. Et quand on dit que la caméra transfigure, The Altar en est une belle illustration. On ne sait comment, techniquement, Matthew P. Rojas s’y prend, ni quel regard il pose sur son modèle, mais on assiste à une sorte d’épiphanie du lutteur à travers le corps d’Erik Sands, et nous, on ne sait plus si dans cette grotte, on est le boeuf, l’âne ou l’un des rois mages à genoux. Massif, noué, le corps pétri par les entraînements et les combats, la peau comme un parchemin dont on ne sait s’il a parfois des lecteurs, il est d’abord regardé par fragments. Un jeu de jambes saisi en un lent travelling dans la lumière rouge, puis un visage, fermé; un instant, on se demande si la caméra n’aurait pas intercepté l’image de Josh Brolin débarrassé de cet air qu’il a tout le temps, de faire le malin, une image venue d’un univers parallèle sans doute. Un gars, dont on ne voir pas encore combien il est costaud. Pour le moment, on est pris en étau entre l’impression d’un être agile quand il est au ras du sol, et pesant quand il se pose en lui-même. Introspectivement, il pèse des tonnes. On se demande si on n’a pas fait le coup mille fois déjà, mais on pense à La Pesanteur et la grâce, de Weil. Et ce n’est sans doute pas qu’on exploite davantage une formule comme on le ferait d’un slogan, c’est juste que Simone Weil a peut-être trouvé là la formule secrète qui fait un monde. C’est l’apparition des mains qui dit peut-être le plus quelle est la nature profonde de cet être, parce qu’on a compris quel est son milieu naturel. On a reconnu le jeu de jambes spécifique au travail au sol pratiqué par les lutteurs, les esquives, les attaques, et on sait quel rôle jouent les mains, qui doivent être agiles et souples comme des anguilles, et solides comme du titane quand elles se verrouillent sur le corps opposé. Bâtie selon un projet paradoxal, elles doivent maintenir à l’écart, et tenir au plus près. Ces bonnes grosses paluches bandées sont peut-être le véritable visage de cet être qu’on devine en attente.
Le premier geste dirigé vers un autre que lui-même, c’est un geste d’entrainement, et il est pratiqué seul. On sent qu’il y a dans ce jeter de corps quelque chose qui relève de sa signature. Un geste qui est au-delà de la technique, un mouvement qui exige un engagement total, comme s’il fallait y projeter sa vie entière. Et ce qu’on a en tête, c’est que Matthew P. Rojas, dans ce film, dépasse sa propre technique, et exécute le mouvement qui est, proprement, le sien. Il n’est plus la marionnette de ce qu’il croit être un autre que lui-même. Il se retrouve, il est concentré.
Faire avec
Mais la lutte n’est pas un sport solitaire. Comme l’amour, la lutte ne se vit pas seul, elle exige la confrontation, totale, au corps d’un autre, et ce corps, le temps d’un combat, n’est pas un corps parmi d’autres, il est ce corps avec lequel il va falloir faire. Il est donc, dans l’espace clôt du tapis, le seul être qui soit. Il est l’autre. Et parce qu’il est si proche, en distance comme en aptitude, il est en même temps l’autre que soi-même, et l’autre de soi-même. Le corps à corps ne fait jamais de deux corps un seul. Mais il est la forme que prennent deux corps séparés quand ils ne sont plus étrangers l’un à l’autre.
L’adversaire est donc, aussi, un partenaire. Il est constitutif de celui qu’est le lutteur quand il combat. Et ici, il l’est évidemment d’autant plus que la différence d’âge entre ce corps rompu aux techniques et celui qui se présente pour l’affronter introduit cette idée simple : cet adversaire, c’est sa propre jeunesse, et celle-ci vient le défier sur le terrain où il s’est construit, sur le territoire de sa propre maturité.
Après un premier tour de chauffe, inauguré par un tête à tête qui pourrait être, déjà, un regard que chacun se jetterait dans un miroir, comme un a-frontement, l’introduction de la seconde salve met les choses au clair : les deux corps se font face, symétriques quand ils se serrent la main, séparés par la ligne tracée sur le mur, au fond. Matthew P. Rojas a le talent de ne jamais insister sur ces détails, qui passent inaperçus, ils passent furtivement, immédiatement chassés par le mouvement. C’est que tout tient dans la tension entre ces deux pôles d’un même être, et que si on se posait pour figer le mouvement, il prendrait aussitôt fin. L’unité entre le passé et le devenir d’un être ne tient que dans l’inexistence ponctuelle de l’instant présent.
Tel est pris
Les forces, elles-mêmes, semblent s’égaliser. Le combat, c’est donnant donnant. La lutte a beau être un sport de prises, ce qu’on prend, on le paie en effort. Et l’énergie, nous le comprenons peu à peu, ne se déploie qu’en se dépensant. Comme on dit, elle ne peut être et avoir été. Confronté à la puissance de sa propre jeunesse, cette force de la nature constate qu’elle s’est un peu épuisée à devenir ce qu’elle est. Elle aurait pu, certes, s’économiser, garder ses forces intactes, mais alors elle ne serait pas devenue celui qu’elle est. C’est inhérent à ce qu’on est, nous autres humains : l’énergie que nous mettons à nous construire est en réalité la matière même dont nous sommes faits, et nous la consumons pour la réaliser. Alors, le combat entre ce qu’on était potentiellement et ce qu’on est devenu est nécessairement un jeu à somme nulle. On s’anéantit en se réalisant. La jeunesse est vitalité, mais elle l’est sous la forme d’une virtualité. Devenir réelle exige d’elle de renoncer à elle-même en tant que potentiel.
C’est de là que naît la tension sur ce tapis. Et tout le travail de réalisation, depuis la captation et la restitution des sons, le couinement des semelles sur le tapis, les membres qui se cherchent, qui se trouvent, qui s’échappent puis s’agrippent pour ne plus se lâcher, jusqu’à la saisie, sous la forme d’une lutte, là aussi, des corps par l’œil de la caméra, tout est mis au service de cette énergie qui a besoin, pour s’écouler, que deux êtres en constituent les pôles. Ici, l’image en mouvement est le conducteur, le fil incandescent qui illumine ce qui, sinon, demeurerait obscur; d’où le clair obscur dans lequel s’ébattent, et se battent ces formes en mouvement.
On ne se parle pas du Fight club
On comprend, dès lors, où on va en venir. Si cet être dont on a envie de dire qu’il est surhumain – parce qu’on ne sait que trop bien ce qu’on fait de l’humain – se tient nettement en-deçà de cette forme qui se réalise sous nos yeux, si cet être, donc, est porteur d’un mouvement qui lui est propre, et si ce mouvement consiste à lancer l’autre dans un élan qui est en même temps élévation et placage au sol, alors on comprend que puisqu’on ne lutte ici que contre celui qu’on fut, ce qu’il s’agit de soulever pour le lancer une bonne fois pour toutes, c’est celui qu’on anéantit pour que le mouvement, la vie en somme, continue.
Cette épaisseur que l’un a, et qui manque à l’autre, c’est celle du temps passé, elle est la matière d’un être créé par sa propre énergie, elle est aussi la volonté de ne pas se conserver intact, de laisser-aller le flux de la vie à travers les fibres du corps, de se laisser sculpter par l’expérience, par l’éloignement progressif d’avec soi-même.
On ne se construit finalement qu’en acceptant une telle consommation, qui est aussi destruction de soi. Mais si c’est bel et bien une dépense, en regardant Erik Sands lutter intérieurement avec lui-même, on constate que ce n’est manifestement pas une pure perte.
Ce jeune, à terre, immobile, n’est pas mort. Il repose et se tient droit à la fois, à son propre côté, bienveillant, maintenant que la lutte a fait son oeuvre.
Et si Matthew P. Rojas veut bien nous laisser regarder une fois encore en transparence ses figures, on pourra sans doute y discerner le visage, plus mature, de son propre Dieu, qui ne peut avoir d’autre forme qu’humaine. Et parce que Matthew est cinéaste, ce Dieu est, nécessairement, à son image.