Seconde tribune glissée sur le site du Huffington Post.
Comme ça relève du bénévolat, je conserve ici ces petits textes. Celui-ci a été rédigé plus rapidement que le précédent, et à la relecture, ça se sent un peu à la prolifération des virgules. Mais bon, il s’agissait de mettre quelques mots sur un malaise dont j’espère nous avons été nombreux à être saisis au moment où les bras de la république, en la personne de celui qui est censé nous représenter tous (du moins en est-il convaincu), se refermaient sur Mamoudou Gassama, tout ça parce qu’il avait été utile à nous autres, honnêtes citoyens porteurs de papier.
Ca donne ça :
« Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve »
Hölderlin
Depuis quelques jours, quand on tape « Spiderman » dans un moteur de recherche, on ne tombe plus sur la franchise Marvel, mais sur la vidéo d’un homme qui grimpe la façade d’un immeuble, se jetant littéralement d’étage en étage avec une agilité stupéfiante pour sauver in extremis la vie d’un enfant de quatre ans.
Depuis, le masque de l’homme araignée a été retiré, et on connaît sa véritable identité : Mamoudou Gassama, 22 ans. Arrivé du Mali en septembre, il a passé cinq années odysséennes : Mali, Burkina-Fasso, Niger, Libye, où il fut bloqué un an, et on sait ce que ça signifie. Puis, traversée de la Méditerrané et tentative d’accostage en Italie. Deux fois, parce que la police italienne fait le travail que l’Europe lui donne. Pas assez bien cependant, heureusement pour lui. Et heureusement pour cet enfant.
Le français, mesure de toute chose
Jusqu’au 27 mai, Mamoudou Gassama avait écrit sa propre histoire, tant bien que mal. Et c’est encore lui qui tient le stylo quand, voyant les regards tendus vers le ciel rue Max Dormoy, il lève à son tour les yeux. La suite, on la connaît. A partir de ce moment, cette histoire s’écrit via les smartphones, les medias, les conseillers en communication, la présidence elle-même, les interviews dans les matinales. Et dans ce mélange des styles dont nous avons parfois le secret, d’une main nous le remercions, de l’autre nous nous valorisons, nous faisant croire à bon compte que nous sommes le peuple qui était digne de le compter parmi les siens. Quelques heures plus tôt, on le décrivait comme un péril. Quelques heures plus tard, c’est un héros.
Cette héroïsation nous place face à nos contradictions. Mamoudou Gassama nous a rappelé que, ça se fait, entre êtres humains, de se sauver les uns les autres, et que ça peut se faire, parfois, au péril de sa propre vie. Désormais, nous devrons comparer le risque qu’il y aurait, paraît-il, à accueillir ces migrants, au risque que cet étranger a pris pour sauver cet enfant. Nous mesurerons alors quel est le nôtre, de courage.
Chaque fois qu’on regarde son geste, on a peur pour lui. Mais c’est une peur un peu tardive dans la mesure où le danger, il connaît ça depuis longtemps : on ne se lance pas dans ce périple qui lui aura coûté plusieurs années de sa vie sans, déjà, faire preuve d’un immense courage. Il n’est pas surprenant qu’une telle épreuve sélectionne les plus forts. Lui qui a gravi ces quatre étages si facilement, alors que nous sommes si peu à en être capables, quand il nous dit que son séjour en Libye a été « très douloureux », mesurons-nous bien ce qu’il nous dit ? Sa peau, qu’il a sauvée aussi, valait quelques heures plus tôt moins cher que celle de l’enfant qu’il a secouru. Et ce n’est que parce qu’il a sauvé l’un d’entre nous que nous voyons en lui un héros.
Super-héroïsme
En le surnommant Spiderman, les réseaux sociaux ont eu une prémonition qu’on n’a peut-être pas poussée assez loin : plus qu’un héros, Mamoudou Gassama est en fait, pour de bon, un super-héros. Certes, il n’a pas de combinaison en latex, mais là n’est pas l’essentiel. Le super-héros, c’est avant tout un être qui a un problème d’identité car il ne peut pas dire qui il est. Or il est difficile de passer inaperçu quand on fait quelque chose d’exceptionnel. C’est pour cela qu’il est masqué. Mais qu’est-ce qu’un sans-papier si ce n’est un homme, une femme, un enfant qui, lui aussi doit veiller, avant tout, à ne pas se faire remarquer, qui n’a pas d’existence officielle, qui circule, travaille, qui est là, sans pour autant l’être tout à fait ? Furtif, discret, il fait profil bas. Il est celui qu’il est inutile de bannir, puisqu’il n’a pas été accueilli.
Ainsi, Mamoudou Gassama n’a pas seulement mis sa vie en risque en sauvant cet enfant. Il a mis en danger cette discrétion qui lui permettait de rester sur le territoire français. Il aurait pu perdre ces cinq années passées à rejoindre l’Europe. Nous pouvons alors nous demander comment il a vécu les heures qui ont suivi ce sauvetage, passées au commissariat. Comment ne se serait-il pas senti en danger, quand bien même il n’était accusé de rien ? Si, à vrai dire, il fallait qu’un français soit un héros pour aller sauver cet enfant, il fallait que lui, qui n’était pas français, soit plus qu’un héros pour effectuer un tel geste. Et ce courage, c’est contre nous, contre la situation que nous faisons aux sans-papier qu’il a dû aussi le mobiliser.
Photo Olivier Culmann. Tendance floue pour Libération
Surnaturalisation
Comme le migrant, le super-héros est un être qui est marqué par l’ailleurs, qu’il en vienne, ou qu’il s’y dirige. En fait, ce n’est pas qu’il soit « comme le migrant » ; il est, par essence, en migration. Superman est kryptonien. Le Surfer d’argent vient de Zenn-La. Ils sont réfugiés sur Terre, sans retour possible. Spiderman, Iron-Man sont en mouvement vers l’au-delà de l’humanité. Sur certains réseaux sociaux, on indique où on est, mais aussi d’où on est. Migrants et super-héros sont toujours, simultanément, ici, et d’ailleurs, ou bien d’ici, et ailleurs.
En somme, si nous reconnaissons en Mamoudou Gassama un héros, et si les conditions de vie que nous lui avions jusque-là réservées ont exigé qu’il soit doté d’un surcroit de courage pour sauver cet enfant, nous ne pouvons pas décemment lui dire que nous l’accueillons parmi nous. On sent bien, quand l’humanité accueille Superman, qu’il y a comme une inversion des rôles. De la même façon, il y a quelque chose d’un peu étrange à prétendre accueillir Mamoudou Gassama, à le faire venir vers nous ; d’abord parce qu’il l’a déjà fait, mais surtout parce qu’il nous dépasse. Nous le naturalisons, fort bien. Mais regardons-le de nouveau : manifestement, il est surnaturel. C’est à nous d’aller vers lui.
Illustration :
La seconde photographie, prise par Olivier Cullman, est un très beau portrait de Mamoudou Gassama, prise pour un article de Libération, assez intéressant, puisqu’on y apprend deux trois choses sur ce héros, et on y trouve l’élucidation d’une question que je me suis posée depuis quelques jours : Mamadou ? Ou Mamoudou ? En fait, les deux. On peut lire cet article ici. Bien évidemment, comme souvent avec Libé, on est complètement jaloux du titre.