Dans les transports, les écouteurs m’assourdissent et m’isolent.
Mais dans les rapports avec les autres passagers, c’est donnant donnant. Le contr’asocial veut que, bien que posés en une même unité de lieu et de temps, bien que partageant une commune translation, on ne se regarde pas, on ne se parle pas, on n’établit pas le contact. Mieux, ostensiblement, on s’ignore, on s’évite.
Autant dire que les écrans dont on nous équipe sont une aide précieuse pour mener à bien cette parcellisation de la population de tout espace public, à tel point qu’on peut finalement se demander si un train, un bus, un métro, peuvent être encore légitimement appelés des « transports en commun ». Pour qu’ils le soient, il faudrait que quelque chose soit partagé, qu’on puisse considérer ces lieux et des moyens de déplacement comme des espaces publics, alors que les dispositifs qui nous y accompagnent, pourtant bardés de ces techniques censées favoriser l’émergence de réseaux sociaux (qui ne sont qu’un déguisement de l’égocentrisme), ne cessent d’atomiser la population qui s’y croise, sans se voir, aveugle à la présence des autres, chacun demeurant absorbés, jusqu’au cou, dans l’écran qui l’accompagne.
Alors, puisque les écrans font écran, mais qu’ils sont aussi ce sur quoi on peut projeter des images, j’ai pris pour habitude de me servir du mien pour y capter la présence de ceux qui, par l’intermédiaire du leur, préfèrent la voie de l’absentéisme. On pourra reprocher là un manque de respect de la vie privée. Mais l’obsession pour celle-ci me semblera beaucoup plus légitime lorsqu’elle sera équilibrée par un souci équivalent de la vie publique.
Ajoutons que, finalement, ce qui se saisit à travers l’objectif, c’est moins la vie privée des autres que leur absence. Restent quelques visages croisés, dont la présence toute intérieure, semble être l’incarnation même de l’expression « être là ». Leur captation est sans doute le résultat d’un moment de faiblesse de ma part, alors que je suis décontenancé par tant d’ipséité. La photo ne me semble alors rien prendre, parce que cette présence là ne se divise pas, ne se soustrait pas, elle poursuit son mouvement d’affirmation, quand bien même on le saisit au vol. On ne l’arrête pas, c’est lui qui nous embarque.
Bref, pour garder trace, pour conserver cet itinéraire et peut-être renvoyer l’écho d’un regard (parce que, c’est aussi une des voies selon lesquelles on peut concevoir la photographie), j’ai commencé à rassembler ces visages, ces figures, ces présences et absences, cette discrétion qui, parce qu’elle ne se connaît pas elle-même, s’affiche et ne voit même plus qu’on la voit, comme si elle était portée par le plus dogmatique des solipsismes. Mais il n’y a là rien d’étonnant : les moyens techniques qui nous absorbent ont pour effet, si ce n’est pour raison d’être, de relativiser la valeur de la présence des autres.
Ca se passe là :
Je prends souvent le métro (plusieurs fois par semaine) à Paris. Je prends un peu moins souvent le U-Bahn et le S-Bahn à Berlin (à l’occasion d’un séjour mensuel).
A Paris, je suis souvent agacé par les conversations téléphoniques, mais on ne peut empêcher personne de se donner en spectacle et l’histrionisme est de ce monde. Mais je le suis encore plus par ces personnes l’oeil rivé sur leur écran ou les écouteurs sur les oreilles qui ont décidé de faire comme si elles étaient seuls au monde en se carrant au milieu du passage et qui ignorent les « pardon, excusez moi » du pauvre quidam qui veut seulement descendre à sa station.
Cet après-midi à Berlin, je me demandais pourquoi je n’ai pas ce genre de réaction ici. Et comme j’avais beaucoup à me déplacer, ça tombait bien.
Je crois avoir trouvé la solution : à Paris on est serré comme des sardines, à Berlin l’encombrement stérique est bien moindre. Ce ne sont pas les allemands qui sont plus respectueux, c’est que la densité est beaucoup plus faible !
Autre constatation : à Berlin on est assez souvent contrôlés dans les rames. Ce que j’ai toujours trouvé rigolo c’est qu’ici les contrôleurs sont justement fringués comme ceux qu’on soupçonnerait (sûrement à tort !) d’être en infraction !