On le sait peu, mais parmi les fans inconditionnels de l’émission Fort Boyard se trouvait un certain Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski. Et c’est en regardant un des épisodes de ce jeu qu’il griffonna fiévreusement ces quelques mots sur un bout de carnet, sous la forme de notes :
« Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant. Un homme plutôt repoussant. Je crois que j’ai le foie malade. Soit dit en passant, je ne comprends rien de rien à ma maladie et je ne sais pas au juste ce qui me fait mal. Quoique respectant la médecine et les médecins, je ne me soigne pas et ne me suis jamais soigné. Ajoutez à cela que je suis superstitieux à l’extrême; enfin, assez pour respecter la médecine? (je suis malheureusement assez instruit pour ne pas être superstitieux, mais je le suis quand même.) Eh, non ! C’est par méchanceté que je refuse de me faire soigner. Et ça, je suis sûr que vous ne me faîtes pas l’honneur de le comprendre. Eh bien, moi, je le comprends. Bien entendu, je ne saurais vous expliquer à qui, en l’occurrence, ma méchanceté réserve sa volée de bois vert; je sais parfaitement et très bien que les docteurs, ça ne les « embêtera » en aucune façon que j’y aille ou pas; je sais mieux que personne qu’avec tout ça, je ne peux me faire tort qu’à moi même, et à personne d’autre. Mais n’empêche, si je ne me soigne pas, c’est pas méchanceté. Tu as mal au foie ? Grand bien te fasse, aies-y encore un peu plus mal ! »
Est ce le père Fouras qui inspira insidieusement Dostoïevski ? Est ce dans ce soit disant ermite cathodique, reclus dans la partie la plus visible du fort qu’on doit voir ce grand malade dont on lit la pensée dans ces notes ? Non, les chercheurs l’ont depuis attesté : c’est Olivier Minne lui-même qui inspira ce court roman (enfin… roman, c’est un terme bien générique pour ce qui s’apparente plus à une plongée en pensées troubles). Diffusé et néanmoins seul, visible et cependant anodin, célèbre et pourtant totalement anonyme, moyen, (« beige », aurait dit Ariel Wizman dans un de ses moment d’inspiration), présent, et absent simultanément.
Perdu, quoi. Errant involontaire, persuadé d’avoir les pieds bien ancrés dans le réel, puisqu’il est télévisé, jusqu’à ce qu’il sache comme tout le monde que cette dernière proposition relative devra bientôt être conjuguée au passé. Présent, absent (ce qui ne veut pas dire, comme chez Levinas « discret », bien au contraire : ça fait un moment que l’insignifiant est au contraire tout à fait tonitruant). Là, pas là. Télé-présent, présent à distance, en somme, comme tout le reste.
La preuve que c’est bien à Olivier Minne qu’il faut penser en lisant ces lignes ? Voila la note qu’on trouve en bas de première page :
« L’auteur de ces « notes » comme les notes elles-mêmes sont, bien entendu, imaginaires. Néanmoins, en raison des circonstances générales dans lesquelles notre société s’est formée, il était non seulement probable, mais fatal que des personnages comme celui de notre auteur existassent? J’ai voulu évoquer à la face du public, avec un peu plus de relief qu’il n’est coutume, un type d’homme caractéristique d’une époque encore récente, un des représentants de la génération qui s’en va. »
Comment mieux caractériser un homme qui en quelques années, a réussi à passer de la présentation du cercle de minuit à celle de Fort Boyard, dans un mouvement de retraite intérieure qu’envierait Zarathoustra lui même ? Incarnation de l’homme tel qu’il disparaît, prototype d’une humanité en passage, d’un mutant en devenir. Sombre, parce qu’il a toutes les raisons de l’être, et lucide, parce qu’il sait ce qu’il doit savoir, y compris sa propre zone d’ignorance. Olivier Minne, c’est nous. Deuxième preuve ? Voici :
« A présent, laissez-moi vous demander ce que l’on peut attendre de l’homme, être doué d’aussi étranges qualités ? Comblez-le de tous les biens terrestres, noyez-le dans le bonheur de telle sorte que seules des bulles viennent crever à la surface comme si c’était de l’eau ; accordez-lui une telle abondance économique qu’il n’ait plus rien d’autre à faire que dormir, manger des gâteaux et pourvoir à la non-interruption de l’histoire universelle — eh bien, même là, l’homme, même là, rien que par ingratitude, par malice, il trouvera le moyen de vous jouer un tour de cochon. Il ira jusqu’à risquer ses gâteaux et souhaiter délibérément le plus néfaste non-sens, l’absurdité la plus anti-économique, rien que pour mêler à tant de sagesse positive son funeste élément fantastique. C’est justement ses désirs fantastiques, sa bêtise la plus triviale qu’il voudra conserver à son acquis, à seule fin de se confirmer à lui-même (comme si c’était tellement indispensable !) que les hommes sont encore des hommes et non des touches de piano dont daignent jouer les lois de la nature en personne et de leurs propres mains, mais en menaçant de faire durer la musique jusqu’au moment où l’on ne pourra plus rien vouloir en dehors du calendrier. Et ce n’est pas tout : à supposer même qu’il soit vraiment une touche de piano, qu’on le lui prouve par les sciences naturelles et les mathématiques, là aussi, il refusera d’entendre raison et se livrera exprés à quelque acte contraire, par pure ingratitude, rien qu’elle : en somme, pour avoir le dernier mot. Et s’il est démuni de moyens, il inventera la ruine et le chaos, il inventera mille souffrances. Mais il aura eu le dernier mot ! Il jettera sa malédiction sur le monde, et comme la malédiction est le propre de l’homme (c’est ça le privilège qui le distingue principalement des animaux), ma foi, par sa seule malédiction il arrivera à ses fins, c’est-à-dire à se convaincre vraiment qu’il est un homme, et non une touche de piano. Si vous soutenez que même cela, on peut entièrement le prévoir en fonction d’une table de calcul — le chaos, l’obscurité, la malédiction — si bien qu’à elle seule la possibilité du calcul préalable arrêtera tout et que la raison l’emportera, dans ce cas, l’homme deviendra fou, exprès, pour ne plus avoir sa raison, mais avoir quand même le dernier mot ! Cela, j’y crois, j’en réponds, car toute la tâche de l’humanité consiste précisément, à ce qu’il me semble, en ce que chacun veuille perpétuellement se prouver qu’il est un homme et non une tirette d’orgue ! à se le prouver, quitte à payer les pots cassés ; quitte à revenir à l’âge troglodyte. Après cela, comment ne pas se laisser tenter, ne pas se vanter qu’on n’en est pas encore là et que le vouloir dépend encore le diable seul sait de quoi… »
Voila bien une question que Minne doit se poser, au soir, une fois qu’il a bordé le Père Fourras et fourré on n’sait qui, quelque part dans une cellule. Quand le fort sommeille, doit roder dans les tréfonds de son âme cette question simple : de quoi dépend encore le vouloir, que peut on encore vouloir être, alors que déjouer les plans c’est encore en faire partie ? Et il s’allonge sur la couchette qui lui a été ménagée dans une cellule, la plus profonde qu’on ait pu trouver, et ses méditations lui tiennent lieu de sommeil.
Il dort peu.
On comprend mieux, dès lors, qu’il patauge un peu dans ses calculs.
Bien entendu, tous les extraits sont donc issus de l’oeuvre de Dostoïevski, intitulée (dans la traduction que j’ai utilisée) « Notes d’un souterrain« , parfois appelée aussi les « carnets d’un sous sol« . On ne saurait trop conseiller aux fans D’Olivier Minne de le lire. On ne saurait trop le conseiller, aussi, à tous les autres.