Meritocrazy

In "CE QUI SE PASSE", 25 FPS, MIND STORM, PROPAGANDA, PROTEIFORM, SCREENS
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S’il y a bien un lieu où les choses passent sans créer ne serait ce qu’une ride sur la surface glacée des choses, c’est bien le plateau givré du Grand Journal, qui semble de plus en plus se comporter comme un immense trou noir aspirant tout ce qui passe à sa portée pour l’anéantir, l’aliéner en en faisant l’exact opposé de ce qu’il était censé constituer à l’origine (qu’on se rassure, la plupart du temps, le Grand Journal s’attaque au néant, qui a le grand avantage de ne pas pouvoir être transformé en son contraire).

Pourtant  une jolie  passe d’armes a eu lieu sur le plateau du Grand Journal, ces derniers jours.

Que tout ça se crispe un peu n’a rien de bien étonnant : là où grandit le péril de la défaite pour les uns, grandit le péril tout court pour les autres, parce que dans la logique de droite, ce qui sauve les uns est le péril des autres. Quand l’un dit à ses ouailles « N’ayez pas peur, ils ne gagneront pas », cela signifie que les autres doivent craindre, et plutôt deux fois qu’une : craindre que lui, gagne, et craindre ce que lui fera pour gagner. Alors, sur les plateaux télés aussi, ça se crispe, et ça se braque, y compris contre ce qui ne présente aucun danger. Peut être même surtout contre ce qui est inoffensif, parce qu’on est prudent, et qu’on ne sait jamais…

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Ainsi, Dupont-Aignant aurait dû réflechir à deux fois avant de chercher les présentateurs du Grand Journal sur leur rémunération. Comme personne, pas même lui, ne sait très bien où il se situe politiquement, Dupont-Aignant est ce candidat qui peut en gros dire à peu près n’importe quoi. Dernièrement, il s’attaquait aux nantis, à ceux qui s’en mettent « plein les poches ». Dans cette belle croisade, il aurait pu en gros s’attaquer à n’importe qui, mais non, il a fallu qu’il s’en prenne aux stars de Canal+, demandant à Denisot et Aphatie de révéler publiquement leur salaire.

Ce fut un grand moment. Aphatie a déjà l’habitude de croire qu’il est lui-même l’interlocuteur principal de ses propres interviews, mais là, le candidat de Debout la France a réussi à le faire se lever de son tabouret, et on l’entendit beugler en mode repeat qu’il MERITE ce fameux salaire qu’on lui reproche, et dont on ne sait rien.

Voila ce qu’aura été cette fameuse méritocratie qu’on nous promettait : la prise du pouvoir par ceux qui pensent le mériter et disposent des moyens de faire valoir ce qu’ils considèrent comme un droit.

Evidemment, la scène est comique. Comique de répétition, d’abord, puisqu’Aphatie ne sort de sa léthargie que lorsqu’il est personnellement attaqué (se considérant comme journaliste, il prend pour lui tout ce qui peut se dire à propos de sa « profession », ce qui lui donne souvent l’occasion de s’énerver à bon compte). Comique de situation aussi, et surtout car, ceux qui suivent régulièrement le Grand Journal le savent bien, Aphatie est ce genre de type qui ne cesse d’interpeller les dirigeants et candidats politiques sur les dépenses insensées que la France effectue pour financer son « modèle social », il passe le plus clair de son temps médiatique à remettre en cause ce « modèle », préparant la part de marché de l’opinion publique qui l’écoute à l’idée selon laquelle on pourrait adopter un modèle « non social », sacrifiant à bon compte (c’est-à-dire selon un compte qui arrange ceux qui ont avantage à cet abandon) ce qui permet à tous de vivre correctement, au profit des quelques uns qui ambitionnent de vivre fastueusement.

En gros, donc, Aphatie fait partie de ces quelques uns qui s’indignent qu’un sacrifice collectif ne soit pas effectué pour rétablir les comptes. Et c’est bien la raison pour laquelle, face à Dupont-Aignant, il refuse de dire combien il gagne, car apparaitrait aussitôt que, comme on le sait, les conseilleurs ne sont pas les payeurs : le sacrifice collectif auquel il appelle ses auditeurs, est pour lui une aubaine. Ca relativise la valeur et le sens de son conseil. Mais quand il clame le mérite qu’il a à gagner son salaire, il fait comme si la notion de « mérite » ne relevait que de l’économie, et non de la morale. Si c’était le cas, il aurait raison : l’audience qu’il génère est telle que ce que lui paient ses employeurs demeure moindre que ce qu’il leur permet de gagner. Dès lors, ses salaires sont sans doute économiquement justifiés. Ca ne veut pas dire qu’il soit politiquement pertinent dans l’éclairage qu’il peut donner à l’électeur sur la chose politique, mais plutôt qu’il sert correctement les intérêts de ses employeurs, dont on peut deviner qu’ils ne sont pas mieux servis si l’électeur comprend mieux ce qui se passe. Aphatie occulte les questions gênantes pour la classe dirigeante (au sens le plus large, non restreint aux hommes politiques actuellement au pouvoir, mais élargie à ceux qu’ils servent), et met le doigt sur les incohérences du peuple français. Bref, il fait le job. Mais le « mérite » n’est pas une catégorie économique, c’est une catégorie morale. Elle n’indique pas quelle est la valeur économique d’un travail sur le marché. Elle indique la valeur morale qu’on reconnaît à celui ou celle qui l’auteur de tel ou tel acte. Le mérite est ce qu’on reconnaît à celui qui en est digne. Et à moins de considérer que seuls sont dignes ceux qui sont rentables, on ne peut pas en faire une réalité purement salariale Mais on comprend bien l’intérêt qu’ont ceux qui gagnent beaucoup à faire croire que ce qui justifie un tel revenu est un mérite, autrement dit une supériorité morale, qui légitimerait non seulement leur supériorité en terme de pouvoir d’achat, mais aussi leur supériorité politique.

Le propos d’Aphatie devient évidemment intéressant lorsqu’on le synthétise : lui mérite son salaire. Ok. Mais alors, ceux qui sont en temps partiel, ceux qui ne reçoivent que le salaire minimal autorisé par la loi, ceux qui demeurent en dessous du seuil de pauvreté malgré le fait qu’ils travaillent à temps plein, et puis même, tiens, ceux qui ne travaillent pas parce que d’autres ont décidé de travailler le plus possible, ou qu’on a mis d’autres en situation de devoir travailler le plus possible pour atteindre un salaire décent, tous ceux là méritent aussi leur revenu, ce qui revient à dire qu’ils ne méritent pas de gagner davantage.

Donc, Aphatie est un type qui clame le fait qu’il mérite son salaire, tout en proclamant une bonne parole selon laquelle les français, dans leur majorité, ne méritent pas d’être soignés quand ils sont malades, ou alors « dans une certaine limite » que son salaire « mérité » lui permet de franchir (donc, il mérite plus que les autres d’être en bonne santé ) ; leurs enfants ne méritent pas d’être correctement instruits et éduqués, ou alors dans cette limite que dépasseront ses propres enfants qui, eux, méritent d’être mieux éduqués que la moyenne parce que leur père mérite son revenu ; ils ne mériteront pas de vivre dans des logements décents, parfois, ils ne mériteront pas d’avoir un logement dans lequel s’abriter, pas plus qu’ils ne mériteront de vivre dans des quartiers sécurisés, ou alors dans une certaine limite que les beaux quartiers que mérite Aphatie dépassent, en concentrant dans leurs rues les forces de police dont on a dépossédé les zones non méritantes, en se payant s’il le faut une protection privée bien méritée ; ils ne mériteront évidemment pas d’accéder à la culture, qui ne leur est pas destinée puisque tout doit être livré à la loi du marché, qui arrange toujours bien ceux qui en bénéficient le plus.

L’indécence, finalement, ne consiste pas tant dans la sidérante disproportion des revenus. Que le phénomène s’accentue n’étonne pas vraiment, dans la mesure où on devine bien que plus on gagne d’argent, et plus on désire en gagner davantage : personne ne se fixe soi même de limite, sauf à faire preuve d’une sagesse qu’on ne peut imaginer universellement partagée. L’indécence consiste finalement dans la volonté de faire passer cette disproportion pour une conséquence morale du mérite des uns et des autres. Mais c’est finalement plutôt bon signe : il ne peut s’agir là que d’un argument d’une profonde mauvaise foi ; c’est donc que ceux qui en sont les auteurs savent bien qu’il n’y a en réalité aucune justification à cela, si ce n’est l’entourloupe dont les autres sont victimes, et qu’il faut faire passer pour une incompréhensible forme de justice. Et c’est une bonne chose, que des types comme Aphatie soient conscients, qu’ils ne soient pas seulement des exaltés ayant perdu tout sens commun, parce que c’est exactement ce type de discours, qui nie la dignité de ceux qui ne gagnent pas autant que ceux qui gagnent le plus, qui permettra un jour de les désigner, de la manière la plus claire, comme les bénéficiaires d’une vaste exploitation consistant à reléguer la plupart dans une zone de moindre pouvoir d’achat et de moindre service public, créant un statut moral du citoyen de seconde zone, en somme, du banni, bref, d’esclave, à convaincre que la domination est le résultat d’un choix moral, et que ceux qui souffrent de leur exploitation méritent leur sort.

On devrait finalement obliger tout le monde à écouter religieusement chaque soir les prêches aphatiques afin que tout le monde se mette bien en tête que, ce qui lui arrive, il l’a bien mérité et qu’en gros, c’est bien fait pour lui. On ne doute à aucun moment que, telles qu’elles sont organisées, les choses soient, du point de vue de ces gens là, bien faites, pour eux.

1 Comment

  1. Il est bien connu que tous ceux qui nous ressassent a tour de mots que le SMIC est trop eleve, que les flexibilites ne sont pas assez grandes sont ceux dont le salaire est le plus eloigne du SMIC et dont l insertion dans divers reseaux leur garantit d echapper justement a cette precarite.

    Je zone en Campanie depuis lundi, plus particulierement a Naples. Incroyable ville de contrastes ou un hotel de luxe est en plein milieu d un quartier miserable, ou les gosses jouent au football dans la rue et vont chercher le ballon sous le nez des voitures et des scooters (et qui est deja venu a Naples (et n est pas mort malgre l adage et les conditions de la circulation) imagine sans peine ceque cela represente cette quete du ballon), ou on peut manger pour presque rien et ou une boutique de cravates de luxe a 250 euros en vend deux cents par jour.

    On imagine assez bien ce qu on pourrait faire avec les salaires d Aphatie et Denisot. Et ce que Jean Luc Melenchon avait d ailleurs propose.

    A ce propos dans cet hotel assez luxueux, comme dans un precedent a Berlin je crois, le site ubris.fr etait jusqu a peu inaccessible, car considere comme pornographique. J ai fait rectifier ca, mais je me demande ce qui peut bien justifier ce traitement recurrent. Le hasard, la sottise ? Ou parce que ce qui s y dit peut etre qualifie d ose dans les hotels ou vont les heureux du monde ?

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