Parmi les petits plaisirs dispensés sur les vols Air France, on ne saurait trop apprécier la revue que la compagnie met gracieusement à la disposition des voyageurs. Pour quelqu’un qui n’achète jamais ces magazines réussissant l’exploit d’être totalement dépourvus de contenu tout en pesant aussi lourd que le catalogue de la Redoute, c’est une première plongée dans l’exotisme, au point qu’il n’est déjà presque plus nécessaire de décoller.
Si encore il ne s’agissait que de noyer l’appréhension des passagers sous un déluge de publicités sur papier glacé, on pourrait voir ces publications comme une sorte de médecine douce.
Mais en fouillant bien entre les publi-reportages et les manuels d’utilisation de l’écran tactile (qui mériterait à lui seul un article), on trouve dans Air-France magazine des velléités d’information. Par exemple, page 34 de l’édition de février, on trouve une revue de presse qui édifie les masses volantes sur ce qu’est une bonne gouvernance :
« Une monnaie exceptionnelle, des ménages fortunés, une qualité de vie réputée, une stabilité financière : la Suisse fait vraiment figure de « meilleure élève de la classe Europe », rapporte Le Temps à Genève. Un dixième des milliardaires de la planète vivent en territoire helvétique, un îlot préservé de la crise de la dette qui s’abat sur ses voisins. Depuis 2002, la Suisse freine courageusement ses dépenses et met en place un mécanisme de stabilisation de son budget. Son système a permis de réduire la dette à partir de 2005, il est devenu une référence tant en Allemagne qu’au Chili. L’idée autrefois caressée d’adhérer à l’Union européenne séduit à peine 20% de la population aujourd’hui. Si la Suisse se juge petite sur le plan géopolitique, cela n’empêche pas son économie de se classer parmi les plus innovantes. »
Résumons :
1 – La pertinence d’une politique s’évalue selon un critère simple : l’absence de ménages pauvres dans la population. On peut utiliser ce principe dans tous les domaines : le dealer est plus vertueux que l’épicier car son commerce est plus efficient. Neuilly est d’autant mieux gouvernée qu’elle propose moins de logement social. Et les familles pauvres sont, c’est bien connu, un foyer de délinquance alors que la richesse protège du vice.
2 – La crise de la dette s’abat sur les voisins de la Suisse, qui est elle-même à l’abri de cet ouragan. En même temps, on a rarement vu un ouragan s’abattre sur lui-même…
3 – La politique fiscale et budgétaire de la Suisse est « courageuse ». Si on considère qu’il y a du courage à ne courir aucun risque ou à reporter les risques sur les voisins, oui, peut être. Sinon, réduire les dépenses dans un pays où tout le monde est milliardaire est juste le signe que les riches ne se font pas non plus de cadeaux entre eux. On devine que, de toute façon, la Suisse étant peuplée de ressortissants de pays pauvres qui, eux, doivent encore assurer à leur population un certain niveau de service public, ces fameux « Suisses », s’ils ont besoin d’une chimiothérapie un peu coûteuse, se la font rembourser par la sécu de leur pays d’origine…
4 – La Suisse est devenue la référence de l’Allemagne. Parfait. Comme l’Allemagne aimerait être le modèle de l’Europe, on comprend mieux notre légère schizophrénie : l’Union se donne comme modèle le refus de toute forme d’association contraignante ; L’article du Temps le montre pourtant clairement : cette vénération n’est pas réciproque, et les suisses n’ont pas envie de rejoindre l’Europe. Tiens donc : ils en profitent sans avoir à en subir les contraintes, voila donc ce qui fait tant rêver les dirigeants allemands. Notons que l’Allemagne et la Suisse ont un point commun : l’absence d’armée. Le rédacteur de l’article devrait tirer toutes les conclusions de sa remarque sur le faible poids géopolitique de la Suisse : si la Suisse était un peu moins enclavée au beau milieu de l’Europe, elle aurait, territorialement, des soucis à se faire. A l’heure actuelle, les suisses peuvent légitimement se croire protéger par leurs voisins qui financent, eux, une défense militaire conséquente. Pourtant, elle devrait y réfléchir à deux fois : elle n’a pas les mêmes ennemis que le reste de l’Europe, car on imagine mal des dictateurs se tirant une balle dans le compte en banque en déclarant la guerre à la Suisse. En revanche, aux yeux des pays européens qu’elle contribue à ruiner, elle peut un jour constituer une proie alléchante.
A l’avant des longs courriers, se trouve cet espace dont on ne voit jamais ceux qui y voyagent. Derniers embarqués, premiers descendus, ils traverseront le ciel devant tout le monde, sans avoir néanmoins à être sous les regards. Purs fantasmes. La lie des voyageurs a tout juste le droit de traverser leur espace protégé avant d’aller vers les fauteuils de plus en plus étroits, au fin fond de la cabine. La masse des mammifères volants entassés dans la bétaillère, à l’arrière, aimerait elle-même qu’on fasse traverser son propre espace à ceux qui n’ont pas les moyens de prendre l’avion, histoire de connaître elle aussi le plaisir d’être enviée. A défaut, elle laissera pendant des mois l’étiquette Air France scotchée à la poignée de sa valise, parce qu’en terme de message, dans les transports en commun , ça vaut tous les dégainages de smartphone dernier cri du monde. Reste qu’entre l’avant et l’arrière de l’avion, l’article d’Air France magazine installe l’ordre selon lequel les uns doivent envier les autres. Ceux qui récupèreront leur valise à Roissy pourront rêver secrètement des quelques autres, dont ils n’auront même pas vu les visages, qui ne font qu’y transiter et sont déjà pris en charge dans leur correspondance pour Zurich. Ils sauront aussi quelle est la hiérarchie qui, au delà des frontières, impose aux uns d’obéir aux autres.