Amusante séquence que cette mésaventure vécue par David Abiker sur l’antenne de France Info. D’autant plus amusante pour quelqu’un qui fit partie de l’équipe de critique des media de feu « arrêt sur images », dans la mesure où il est tombé dans le genre de panneau qu’avait tendance à dénoncer cette émission.
Retour sur la séquence : comme moi, David Abiker semble se sourcer dans un magazine mensuel, émanation d’un site majeur, nommé Chronicart. Tous ceux qui furètent et butinent plus ou moins dans ce monde ci croisent forcément chaque mois cette publication, qui est une sorte d’énorme panneau routier, planté dans le paysage, indiquant les quatre coins cardinaux et les principales directions du moment au voyageur un peu perdu dans ce monde que constitue tout curieux sur ce territoire postmoderne. Aussi semble t-il, comme il l’avoue lui même, que certaines de ses chroniques ne soient ni plus, ni moins qu’une paraphrase de certains articles de Chronicart, revue en laquelle il place une confiance suffisamment solide pour qu’il en reprenne les articles tels quels, sans recherche supplémentaire (je serais son employeur, je dirais assez volontiers « sans travail supplémentaire; en somme, sans travail tout court », d’ailleurs, il travail sur le service public, et nous sommes dès lors tous un peu son employeur, mais bref). Dans le n° 46 du magazine, on trouve, entre autres, un article sur un chercheur américain qui aurait eu, avant tout le monde (c’est le moins qu’on puisse dire, puisque la prouesse aurait eu lieu en 1956 !) l’idée d’internet avant tout le monde, un certain Saxter, dont le livre « Internet 0.0 » (titre soit disant traduit de l’anglais « Computing our lives » qui est déjà en soi un indice, le n°46 de Chronicart regorge d’ailleurs de ce genre de détails portant sur les problèmes de traductions, et cela contribue à l’ensemble du projet à part entière que constitue ce numéro), jusque là jamais traduit en français, sortirait dans les librairies ce mois ci.
A priori, on a là exactement le genre d’info qui va faire son bout de chemin, parce qu’elle correspond pile poil aux fantasmes du lecteur moyen actuel : internet est tellement ancré dans nos vies que ça nous tente fortement de penser que ça existait déjà avant même que ça existe, et on en trouve des signes avant coureurs un peu partout (par exemple, de nombreux articles décrivent les encyclopédistes comme des Jimbo Wales prototypiques). Nul doute que l’annonce de la publication d’un livre à ce point prophétique devait trouver des échos. David Abiker n’a pas fait dans le détail, il n’a manifestement même pas pris soin de vérifier auprès d’une simple librairie que le livre existait, et s’est contenté d’en annoncer la publication sur les ondes.
Or le livre n’existe pas, pas plus que ce Saxter, pas plus que la moindre information imprimée dans ce numéro 46 de Chronicart. En l’occurence, ce sont d’ailleurs ceux qui se servent de ce magazine comme source d’activités illégales qui l’auront deviné le plus tôt : supposez que chaque mois, vous utilisiez ce journal pour découvrir de nouveaux livres, de nouveaux films, de nouvelles musiques. Il y a d’assez grandes chances pour que vous tapiez le nom des musiciens chroniqués dans emule, et que vous vous attendiez à voir votre écran se remplir de sources disponibles. En l’occurrence, le lecteur malhonnête pouvait tenter sa chance sur chaque chronique, l’une après l’autre, son écran demeurait désespéramment vide.
Comme si Chronicart chroniquait un univers parallèle dont il serait la surface visible, mais aussi la pellicule protectrice empêchant d’y plonger, bref, un monde qui prouve qu’il n’est pas nécessaire d’avoir des ordinateurs surpuissants, ni des consoles de jeux de prochaine génération pour se confronter à ce qu’on peut appeler du « virtuel ». Ce n°46, bien que construit selon cette vieille technologie qu’est l’imprimerie, y parvient allègrement, et bien plus efficacement qu’un quelconque GTA4. Il y a d’ailleurs, sur chronicart.com une page paraissant obscure au premier abord, portant sur le concept de « codeur », qui s’éclaircit pourtant en fin de texte, et éclaire simultanément cette entreprise « inouïe » qu’est ce numéro. Le dernier paragraphe conclue en effet : « Plus un mensonge est gros (grand, long, musclé, etc.), plus on y croit, dès lors qu’il s’appuie sur les figures de style adéquates – d’où le fait qu’un discours lénifiant, ça trope énormément. La couverture du nouveau Chronic’art en kiosque reprend donc à son compte la fameuse vérité du Crétois, en la renversant, de la même façon que je fais comme si tout le monde savait ce qu’est un trope. Je décode, en somme, en me servant d’un autre code. Comprenne qui pourra. » Autant dire que ce numéro est l’occasion de multiples méditations, et qu’il est en lui même aussi vertigineux que put l’être, en son temps, Las Meninas de Velasquez.
Abiker s’en sort pas mal, sur son blog, en fournissant a posteriori le travail qu’il n’avait pas effectué a priori, et mettant en avant non pas son propre manque de flair, mais l’incohérence de Franck Louvrier, le conseiller presse de notre Maître à Tous (puisqu’il a été majoritairement choisi (à ce propos, était donné au bac ES un texte de Tocqueville sur la dictature de la majorité qui vaudrait le coup d’être étudié au delà des seuls tables d’examen du baccalauréat, mais bref)), qui est une des sources de cette remise en question permanente d’internet dans laquelle notre gouvernement s’est lancé depuis un moment déjà : Louvrier affirme en effet que le net est une source d’erreurs, que la liberté d’expression y est sans limite, et qu’une telle liberté est dangereuse. On pourrait en déduire que la presse traditionnelle est alors plus vertueuse (au moins appartient elle à des intérêts privés beaucoup plus faciles à cerner, et beaucoup plus proches du pouvoir politique, qui a désormais pour tâche d’en protéger les intérêts), mais ce n°46 redistribue pourtant les cartes d’une manière qui met les sophismes de Louvrier nettement en défaut.
Historiquement, Chronicart est en effet avant tout un site, qui depuis longtemps constitue une source à laquelle nombreux sont ceux qui viennent régulièrement s’abreuver. Ce n’est que dans un second temps que cette équipe rédactionnelle va faire tourner les rotatives et envoyer dans les maisons de la presse un extrait de ce que le site produit, celui ci demeurant le vaisseau amiral auquel est amarré le magazine papier. Et contrairement aux prophéties de Louvrier, ce n’est pas le site qui trompe, mais bel et bien le magazine papier, ce support dans lequel on est censé avoir pleine confiance.
Mais au delà de la mésaventure de David Abiker, qui n’est que symptomatique, et ne montre pas que cet homme soit totalement dénué de rigueur professionnelle, mais plutôt que chacun d’entre nous n’en est jamais suffisamment pourvu, l’intérêt de la démarche de Chronicart est de mettre le lecteur en situation de lire « vraiment », d’accueillir les informations et d’adopter une position face à elles. Les articles fournissent d’ailleurs eux-mêmes les clés d’une lecture critique. Quand, par exemple, la chronique d’un disque intitulé The Beatle, d’un certain Billy Shears nous dit de ce disque « tout y est complètement faux, de son nom (il s’appelle en fait William Campbell) à la moindre note« , on a comme un écho de l’impression diffuse que laissait la lecture des autres articles, tant ils semblaient moins attachés au monde tel qu’il est qu’au monde tel que nous le fantasmons.
Espérons que les candidats au baccalauréat des séries techniques auront lu ce numéro, et l’auront compris pour ce qu’il est, car les esprits facétieux des concepteurs de sujets leur avaient proposé un joli texte de Kant sur la trop facile soumission dont nous faisons preuve devant l’argument d’autorité. Que tous les candidats qui ont compris ce texte se disent qu’ils n’ont que peu de complexes à avoir : la plupart des lecteurs de ce numéro 46, y compris parmi les plus perspicaces, auraient été bien inspirés de se pencher eux aussi sur ce texte.