Réjouissante hypothèse, lue ces derniers temps au cours de recherches et développements sur la question heideggerienne. Après avoir éprouvé un réel malaise en lisant Marcel Conche jouer les avocats peu inspirés, tentant de sauver ce qui pouvait l’être dans un très mince volume au titre un peu pitoyable (« Heidegger par gros temps« , comme si les doutes sur le personnage relevaient d’une malencontreuse tempête, comme si l’analyse des liens que sa pensée entretient avec le nazisme ne relevait pas d’une simple logique intellectuelle, comme si c’était juste une péripétie éditoriale (mais ça ne m’étonne pas, que ça soit perçu comme ça, enfermés qu’ils sont dans leurs soucis de publications, obnubilés qu’ils semblent être par leurs intrigues, leurs petit travail de fourmis courtisanes, leurs compromissions, ils ne se rendent même pas compte qu’on peut mener une recherche sans qu’il s’agisse avant tout d’un enjeu carriériste)), je tombe sur un autre petit volume, au style néanmoins beaucoup plus dense, qui reprend la question sur son versant Nord, moins parcouru par les touristes de la pensée venus marcher sur des sentiers qui, en passant près de la fameuse « hütte » du Maître, leur permettent de hümer peut être un peu trop les odeurs de bouillon champêtre, et semblent les enivrer par des discours dont le moins qu’on puisse dire, est qu’ils ne respirent pas l’ouverture d’esprit, ni l’esprit de dialogue (mais, à la limite, pourquoi pas, même si, à force, cette pensée semble constituer une impasse, dans la mesure où rien ne semble pouvoir la poursuivre).
Toujours est il que, tout en proposant une synthèse assez efficace des accusations qu’on peut raisonnablement tenir sur Heidegger, Heidegger, le berger du néant offre aussi un tableau assez saisissant de la pensée contemporaine, et propose quelques pistes de réflexion sur les raisons pour lesquelles, en particulier en France, on a une telle fascination pour le philosophe qui demeure tout de même le plus inquiétant du vingtième siècle.
Or, une des pistes avancées pour expliquer ce qui a pu pousser Heidegger à adhérer au nazisme, c’est quelque chose qui ne m’avait jamais traversé l’esprit, quelque chose dont je n’ai jamais vu l’hypothèse nulle part, et qui, pourtant, vous allez voir, ne parait pas complètement impossible : tout simplement, l’argent, les avantages. Simplificateur, pensez vous ? Alors faisons une supposition sur la base de l’université, telle qu’elle existe aujourd’hui, et chez nous. Et peut on sérieusement affirmer que les intrigues qui s’y nouent n’ont pas en grande partie un lien avec les avantages matériels qu’il y a à occuper telle ou telle fonction ? Si on veut bien parler de l’université telle qu’elle est, et non telle qu’on la rêve, on peut au moins se mettre d’accord sur ce point. Tout champêtre qu’il soit, on peut soupçonner Heidegger d’avoir au moins ressenti cette attirance là. Et voilà comment Roger Dadoun l’exprime, dans la partie intitulée « Héraclitiques – du Denken en-tant-que bunker stukas & panzer : ailes-heil du « penser » en-tant-que-tank :
« (…) c’est à un autre « luxe » que je désire ici, à un tournant de cette présentation, faire allusion : le vrai, le grand, « le plus grand » luxe, dans notre société mercantile moderne vilipendée par Heidegger, c’est bien le luxe de l’argent. Eh bien, question « colombienne », qu’en est il des rapports entre Heidegger et l’argent ? Peut-être existe t-il, dans l’abondante littérature consacrée à l’heureux propriétaire de la Hütte de Todtnauberg, des informations patrimoniales sur le sujet. Je n’en ai guère rencontrées. La question mérite d’être posée, et je ne vise pas ce qu’on appelle la vie privée, mais bien la vie publique. Il serait intéressant, par exemple, de savoir de quelle augmentation de traitement a bénéficié Heidegger pour son accession au grade de recteur ? Après tout, cette motivation aurait pu agir de façon plus déterminante que les raisons idéologiques ou éthiques toujours invoquées (Ernst Jünger ne voyait-il pas en Heidegger, qu’il rencontra et dont il évoque, avec admiration, le « magnétisme », un « paysan de conte… au regard madré » – « madré »: cela veut dire malin, rusé, qui sait se débrouiller, habile à rouler les autres, à s’approprier propriétés et biens et fric par là même – un paysan de compte, oui !). Quand nous voyons de quelle manière nos collègues universitaires affûtent leurs regards, montrent les dents, sortent les griffes et s’étripent dès qu’il est question de gagner quelques points, de gravir un nouvel échelon, de grimper dans la hiérarchie, de s’octroyer une prime, etc., on peut être assuré qu’il y a à une étantité tout à fait caractéristique et proprement existentiale sinon destinale du monde universitaire. Aussi gourmands et voraces que leurs autres collègues, les philosophes, mine de rien sur mine d’aura de philosophe, se retrouvent curieusement là, présents, première rangée (serait-ce leur dasein ?), pour décrocher, qui une mission de consultant, qui même, et cela ne manquera pas de paraître folklorique, un ministère ; et ils demeurent toujours en course pour poste et prestation dans l’édition (avec cap sur les « manuels », d’excellent rapport-mais qui demeurent quasiment chasse gardée quasiment institutionnelle réservée aux inspecteurs d’académie), le journalisme et les médias (émissions télé : de l’or en barre), les colloques et conférences, les « ménages » (rétribution maximale pour prestation minimale : excellent rapport), etc. Au vu d’un pareil éventail ou éventaire, on pourrait ventiler toute une gamme de revenus de Heidegger, dont dame Elfriede, l’épouse fidèle, a dû certainement tenir une stricte comptabilité, à un thaler près, comme aurait dit Kant. Et, en outre, cerise sur le gâteau, ce qu’il ne faut surtout pas négliger, par cachotterie d’auteur et oubli de la lettre, ce sont les droits d’auteur fécondés par la pléthore des textes édités, et qui continuent de couler de source pour l’heureuse postérité.
Dépassant le cas individuel, à propos duquel nous guette l’accusation d’une atavique mesquinerie, l’occasion nous est offerte de rappeler que le nazisme ne fut pas seulement une affaire de crasseuse et rageuse idéologie ni de volonté impérialiste forcenée et destructrice, mais aussi, bien plus qu’on ne veut bien l’admettre, une question de fric, d’argent sale, au sens de la vision excrémentielle de l’expression, où entreraient en scène cultures chrétiennes et religieuses et pulsion de mort. Il faut voir, yeux grands ouverts, ce qui eut lieu : tout opposant chassé, exil, incarcéré, assassiné, tout juif banni, expulsé, déporté, pendu, gazé, massacré, c’est du fric qui va dans la poche, la famille, les amis et le patrimoine des voisins, domestiques, collègues rivaux, gardiens, administrateurs, policiers, notables locaux, petits et gros potentats, patrons, chefs et maîtres -un dense et vaste et sacré tissu national-social absorbant comme une éponge tous les biens des victimes cachées, enfuies ou exterminées. Une voix de mémoire profère : le nazisme (que l’on n’oublie surtout pas ses nombreux collaborateurs dans tous les pays) est un gangstérisme, un gigantesque hold-up, un syndicat du crime aux innombrables succursales. Il importe de le rappeler lorsqu’on voit des auteurs s’ex-alter sur la spiritualité et le plus-de-hauteur de la philosophie de Heidegger, allant jusqu’à démontrer que ce philosophe là « rêvait » d’injecter « de l’esprit » -rien que ça- dans cette « chose-là »-Ding!) »
Voila un angle d’attaque peu fréquent mais finalement pas bête. Au moment où on nous séduit politiquement à coups de pouvoir d’achat, qu’on nous précarise pour mieux nous tenir par là où on sait, au moment où on vote pour les avantages personnels qu’on pourrait en retirer, et en espérant que ce soit les autres qui paient le prix de la rigueur, on est bien placés pour savoir quelles sont les compromissions auxquelles on est capables. Et il est intéressant de montrer que ce ne sont pas là des comportements mesquins de la France d’en bas, mais que ce sont bien les soi-disant élites intellectuelles qui sont particulièrement susceptibles d’adopter ces stratégies, quite à s’y compromettre scientifiquement. Savoir si la pensée de Heidegger présente une compatibilité avec le nazisme, voila à quoi s’attaque aussi ce petit livre, mais sur ce terrain, je ferai bientôt un mot sur Gunther Anders, qui s’est attaqué à cette question, sur le fond, et sur la base d’une étude précise du vocabulaire utilisé par le supposé penseur champêtre.
J’y reviendrai.
J’ai quelque part chez moi un livre dont j’ai oublié l’auteur et le nom (c’est commode !) qui a pour thèse principale la complicité au moins tacite de la population allemande avec la politique d’ostracisation puis d’extermination des Juifs pendant la deuxième guerre mondiale. Selon cet auteur, indépendamment de la terreur nazie, le régime d’Hitler n’aurait pas pu tenir aussi longtemps si certaines compensations économiques liées aux massacres n’avaient pas été octroyées à la population.
En ce sens Heidegger ne se serait pas vraiment comporté différemment de l’ensemble de la population.
Je suis actuellement absent de France depuis plusieurs semaines et encore pour un bon mois et demi (je suis en Allemagne actuellement…), mais j’essaierai de retrouver les références à mon retour.
Ca y est, j’ai retrouvé. Ou plus exactement, Google, qui est une des béquilles de ma vieillesse, m’a aidé à retrouver le nom de l’auteur et le titre de l’ouvrage :
« Le livre de Götz Aly, Hitlers Volksstaat (L’État populaire de Hitler) paru en Allemagne en mars 2005, s’est révélé un véritable phénomène d’édition. Des dizaines de milliers d’exemplaires ont été vendus de cet ouvrage pourtant universitaire. Comment expliquer cet engouement ? L’auteur tente d’expliquer l’attrait que le national-socialisme a exercé sur une grande majorité des Allemands non pas par l’idéologie, ou par le magnétisme de Hitler, mais par l’intérêt matériel. Le Troisième Reich aurait ainsi « acheté » les Allemands en leur distribuant des avantages matériels, en baissant les impôts, en accordant des prébendes diverses. Cela aurait été financé par la spoliation des biens juifs en Allemagne d’abord, puis à travers toute l’Europe occupée, et par l’exploitation de la main-d’œuvre esclave. L’accueil réservé par les historiens allemands à cet ouvrage, dans son ensemble presque toujours négatif, a contrasté avec le succès public. L’analyse des débats provoqués par le livre de Götz Aly permet ici de décrire les récentes évolutions de l’historiographie du national-socialisme et de la Shoah en Allemagne. »
Ah, au fait, je suis sur la route de Kaliningrad (précédemment Königsberg) pour aller voir le tombeau de Kant et accessoirement les rivages de la Baltique qu’on m’a décrits comme encore plus somptueux que ceux de l’Allemagne ou de la Pologne.
Aly, Götz (1947-….)
Les architectes de l’extermination [Texte imprimé] : Auschwitz et la logique de l’anéantissement / Götz Aly, Susanne Heim ; traduit de l’anglais par Claire Darmon ; [préface de Georges Bensoussan]. – Paris : Calmann-Lévy, impr. 2006 (21-Dijon-Quétigny : Impr. Darantière). – 1 vol. (429 p.) : couv. ill. ; 23 cm. – (Mémorial de la Shoah : histoire).
Non, ce n’est pas celui-là, je me suis trompé. D’ailleurs je l’ai lu en allemand, mais je croyais qu’il était disponible ne francais.
Ne serait ce pas plutot, du meme auteur, « Comment Hitler a acheté les allemands » ?
En tous cas, j’ai sur mon bureau ce volume, que j’ai trouvé à la bibliotheque municipale, et ça m’a l’air vraiment très alléchant. Je n’avais pas encore vu d’étude économique du nazisme, qui prenne la peine de faire les comptes, tant au niveau des structures de l’état qu’au niveau des contribuables.
Et en période de crise économique, pendant laquelle tout le monde cherche des « solutions », une telle étude ne parait pas inutile.
Je plonge dans ce livre de ce pas.
Sinon, loin des terres kantiennes, j’étais parti en voyage scolaire en Irlande,expérience dont il y aurait pas mal à retirer. Mais j’en ferai peut etre une synthèse un jour.
En tous cas, merci pour la référence, qui ne pouvait pas tomber plus juste !
Je ne connais pas Heidegger, ni son oeuvre. Cependant, j’ai lu récemment les journaux de guerre d’Ernst Jünger et cette lecture m’incite à relativiser les positions politiques des uns et des autres, aussi incompréhensibles puissent elles nous paraître aujourd’hui.
Jünger par exemple, bien qu’issu de l’extrême droite nationaliste, n’a jamais accepté, ni avant ni après 1933, la moindre compromission avec Hitler. Il a même réécrit certains textes pour que les nazis ne puissent s’en servir. Il a aussi publié en septembre 1939 « Sur les falaises de marbre », dénonciation très claire de tous les totalitarismes et en particulier du régime allemand. Livre pour lequel il n’échappera aux ennuis qu’en raison de son prestige dû à son comportement lors de la première gueere mondiale.
C’est pourtant le même qui part à la guerre la fleur au fusil pour le compte du régime nazi, sans que ses écrits laissent transparaître la moindre critique (même si on peut imaginer, compte tenu des circonstances, une certaine auto-censure suite à des perquisitions déjà subies). Et son regret le plus manifeste restera toujours de n’avoir participé que de loin à la campagne de France, l’infanterie n’ayant joué qu’un rôle négligeable, troupes de choc ou pas… Il n’a apparemment jamais songé entre 1933 et 1939 à s’expatrier bien que séjournant régulièrement et avec sa famille à l’étranger pednant la période.
Je n’excuse par Heidegger, à travers Jünger, pas plus que ce dernier d’ailleurs. J’ai longtemps (et encore maintenant) été surpris par l’admiration que certains (le président Mitterrand au premier rang) lui portent, donc j’ai essayé de comprendre. Plutôt en vain, d’ailleurs. Même si le personnage devient plus sympathique avec les années : il n’a cependant jamais renié aucun de ses écrits ni de ses actions.
En résumé, il est peut-être (trop) facile de juger les comportements d’hier à l’aune de notre environnement d’aujourd’hui. A ce propos, par exemple, faisons-nous tout ce que nous pourrions aujourd’hui pour nous comporter en « justes ». Certes nous nous battons contre la chasse aux sans-papiers de Sarkozy et consorts, mais peut-être pourrions nous faire davantage. Nous risquons moins à aider un Tchétchène en 2008 que nos grands parents (ou arrière grands parents pour les plus jeunes) à aider un Juif en 1942…
En faisant quelques recherches, je suis tombé sur un site intéressant qui s’efforce de survoler les quelques résistances qui ont pu éclore dans et sous l’Allemagne nazie:
http://resistanceallemande.online.fr/ (peut être qu’il n’intéressera pas tout le monde, mais c’est juste pour ceux qui se demandent si, comme moi, malgré les risques encourus, il y en a eu une quand même, et, si oui, laquelle, où, quelles en ont été les figures de proue, etc…)