Le hasard croise parfois étrangement les choses. Alors qu’on assiste aux drames terrestres avec toujours davantage d’acuité, dans une quasi immédiateté, avec donc une indécence qu’on a du mal à s’interdire, sous les prétextes vaguement recevables qu’il faut bien s’informer et qu’on est apte à s’inquiéter et à se soucier, y compris pour des inconnus, alors donc que nos moyens de communication, internet en particulier, donnent enfin son véritable sens au mot « télévision », alors qu’on s’apprêtait à se souvenir qu’il y a vingt ans, Tchernobyl pétait à la gueule de l’Europe en réussissant l’exploit de produire un nuage exactement conformé sur les frontières de la France, dont le gouvernement n’avait déjà pas intérêt à ce que l’énergie nucléaire soit remise en question, et n’a manifestement toujours pas intérêt à voir ce regard critique se développer, à en juger par l’incroyable marathon médiatique, aujourd’hui même, de Mme Kosciusco-Morizet et de M. Besson, sur toutes les chaines, absolument toutes, venus nier en bloc tout danger équivalent en France (alors qu’en fait on ne les accusait même pas vraiment, mais on sait ce qu’on pense, en psychanalyse, de ce genre de déni) et que simultanément, les centrales nucléaires japonaises squattent les premières lignes de Google Info, mettant la planète en suspens, ajoutant une couche de poisse à un pays dont le peuple semble avoir été créé pour qu’on teste sur ses personnes les pires souffrances,alors donc qu’on est spectateur de ces drames empilés les uns sur les autres, je tombe sur l’interview d’un des survivants d’Hiroshima, un médecin qu’on pourrait croire miraculé si les radiations n’avaient pas provoqué des dégâts sournoisement planqués au plus profond des structures intimes de son corps et ne s’étaient pas chargées de le rappeler à l’ordre, un peu comme la mort dans les « Destination finale », poursuit leur vie durant ceux qui lui ont échappé.
Shuntato Hida a aujourd’hui 63 ans [note de la conscience parfois endormie de l’auteur : oui oui, lecteur attentif, tu vois juste : à en croire l’auteur, Shuntaho Hida était médecin quasiment dès sa naissance; heureusement, les lecteurs ont une calculatrice dans la tête : ce survivant à en fait aujourd’hui 91 ans, comme l’a noté en commentaire Etienne; je ne modifie pas l’article, pour ne pas rendre son commentaire absurde, et je le remercie au passage !]. Par un de ces concours de circonstances qui pourrait pousser, si on était impressionnable, à aller mettre des cierges dans grottes béarnaises ou à tenir des propos définitifs sur l’existence de Dieu, il n’était pas exactement sous ce second soleil qui brilla dans le ciel d’Hiroshima, ce 6 Aout 1945. Mais en tant que médecin, il pensa qu’il devait, une fois la vague de chaleur passée, retourner en ville pour y sauver ce qui pouvait encore l’être. S’il ne fut pas brûlé par l’explosion, si son corps put tout d’abord se croire sain et sauf, il découvrit plus tard dans sa vie que deux foyers de fièvre avaient été allumés par Little boy au delà de la barrière de l’épiderme, l’un dans ses os prématurément vieillis, l’autre dans son esprit. Les créatures qu’il croisa dans les décombres juste après l’explosion, mais aussi tous ceux qu’il soigna dans les années qui suivirent hantent encore souvent ses nuits, cauchemar au carré.
Alors que dans l’est japonais, on imagine sans la ressentir l’angoisse diffuse des habitants qui doivent scruter l’atmosphère, tentant d’y discerner cette vibration spéciale dont on leur dit qu’elle anime désormais les atomes alentours, jusqu’à imprimer dans ceux qui composent leur corps une danse de Saint Guy un peu trop incontrôlée pour être vraiment festive, il me semblait intéressant de relayer ici cette interview, puisqu’elle témoigne d’une violence nucléaire que partagent les survivants de la bombe A avec les cobayes involontaires des accidents du nucléaire civil : une vie entière pourrie par un compte à rebours flou, imprimant aux années qui restent à vivre un faux rythme obsédant, une absence de perspective d’autant plus étrange qu’elle n’est, en fait, qu’une lucidité accrue face à l’échéance commune de la mort, à ceci près que les autres hommes ont le relatif avantage de pouvoir vivre comme si de rien n’était, oublieux de l’échéance et assurés de pouvoir vivre le temps qu’il reste sans être déjà habités par la mort. Ceux qui ont croisé de plus près les trajectoires désordonnées des particules en furie seront, en revanche, les porteurs conscients de passagers clandestins qui travailleront, leur vie durant, à les faire mourir, à petit feu.
L’interview, parlante, se trouve sur Vice Magazine, ici : http://www.viceland.com/fr/v2n11/htdocs/old-doctor-survived-hiroshima-114.php
Shuntaro Hida a aussi écrit un livre à propos de son expérience post-atomique, Little Boy, Récits des jours d’Hiroshima (1984). Alors que Fukushima Daichi, Onagawa et Tokai sont les nouveaux noms de la sainte Trinity, il me semblait intéressant d’observer un témoignage de cette communion entre les deux formes de l’atome, militaire et civile. On trouve un large extrait de ce livre sur ce lien : http://www.dissident-media.org/infonucleaire/temoig_hida.html
Quels meilleurs jours, aussi, pour lire ou relire Gunther Anders, qui avait saisi, à sa racine, la démesure des projets nucléaires humains ? On conseillera tout particulièrement Hiroshima est partout (1995 en allemand, 2008 en français), un livre qui suit la correspondance entre Anders et le pilote qui était aux commandes de l’avion pilote qui accompagnait l’Enola Gay, Claude Eatherly; mais il semble important de lire aussi La Menace nucléaire, considérations radicales sur l’âge atomique (1981 en all., 2006 pour la traduction). Mais la question du nucléaire est aussi présente dans le fameux Nous, fils d’Eichmann (all.: 1988, fr.; 1999), comme signe d’un processus d’aliénation technique qui n’est certainement pas achevé.
Comment, aussi, en regardant ces villes devenues plaines sur NHK, ne pas penser à certains des premiers clichés effectués sur une Hiroshima comme piétinée par les dieux ? Comment, dès lors, ne pas penser à Yamahata Yosuke, qui fut involontairement le premier photographe des ruines, le premier à poser un regard partageable sur les victimes ? J’ai ressorti de la bibliothèque le livre de Philippe Forest, Sarinagara, dont le sixième chapitre se pose sur Yosuke (à moins que ce ne soit, plutôt, l’inverse), avant que le septième, comme un jour de repos pervers, ne se penche sur le destin de la ville de Kôbe.
Dans ce dernier chapitre, on trouve les lignes qui suivent :
« Partout, toujours, la terre tremble. Ici ou là, une faille se fait, avalant l’un ou l’autre. Et il faut que cette faille soit assez large et engloutisse d’un coup cinq mille vivants pour qu’on se dise que quelque chose vient peut-être de troubler l’ordre ordinaire du monde. Depuis Kôbe, il y a eu d’autres tremblements de terre sur tel ou tel point de la planète et parfois et parfois ils ont été bien plus meurtriers. Je n’en ai pas tenu le compte. En vérité, je leur ai à peine prêté attention : des décombres, le spectacle d’un interminable chantier, des hommes qui se pressent sur des gravats, la pioche à la main, des bulldozers, des chiens qui fouillent entre des pierres, parfois un rescapé au visage anéanti et qu’on arrache à la terre avant de l’exhiber face à la caméra, des camps de toile un peu partout dressés parmi les ruines. De la poussière, des plâtras, des corps couleur de cendre, et c’est tout. L’histoire des hommes est un long séisme à peine interrompu. Entre deux secousses, l’accalmie peut durer des décennies ou des siècles. Mais le moment du désastre vient toujours. L’univers est un vaste vertige. Tout appui se dérobe pour finir. La terre ferme n’offre qu’un répit entre deux catastrophes. Il y a ce grand mouvement de toupie et de balancier qui emporte la planète et qui met tout à terre. Il faudrait pouvoir se représenter l’apparente fixité des choses pour ce qu’elle est : une illusion, l’image arrêtée un instant de la fuite du temps qui porte tout vers le néant. D’ailleurs, il n’y a rien à tirer d’une telle évidence, aucune philosophie à déduire de cette vérité vaine que chaque vie à son tour vérifie. On redresse ce qui est tombé, on enterre les morts et on soigne les blessés, on reconstruit ce qui a été détruit et sur le lieu même de la catastrophe on fait grandir en guise de monuments d’autres bâtiments voués à s’écrouler à leur tour, un jour ou l’autre. On oublie. Aucune place n’est faite dans la mémoire des hommes pour de semblables souvenirs. Ils sont sans emploi. Les victimes des crimes, des guerres, des génocides, tous ceux qui ont souffert de la main de l’homme peuvent instruire le procès de leurs bourreaux et c’est ce procès, lui seul, qui conserve vivant le souvenir de leur souffrance. Mais quel procès intenter à l’ordre cruel et carnassier des choses, à la mécanique nue du monde, au travail du temps ? A qui s’en prendraient les rescapés d’un tremblement de terre ? Autant en vouloir à la mort elle-même. «
Philippe Forest – Sarinagara, 2004
On ne saurait trop conseiller de lire le reste.
Bien cher hôte,
J’ai eu un léger doute en lisant l’âge du docteur (63 ans, aurait il pu exercer la médecine au moment de l’explosion d’Hiroshima?).
En fait (après lecture de l’article de Vice), cela s’est passé il y a 63 ans au moment de l’interview, et le docteur en question a 91 ans.
Merci pour ces références.
Etienne, merci de m’avoir aidé à acquérir un tout petit peu le sens des durées ! J’ai édité l’article sans pour autant le corriger, afin que votre commentaire ait encore un sens.
Merci pour la lecture attentive.
Bonjour,
Je vais essayer d’obtenir quelques unes des références citées ci-dessus en bibliothèques. Si je n’en trouve pas, je ne manquerai pas de faire des suggestions d’achats. Le sujet me parait plus que jamais matière à réflexion.
Un site que vous connaissez peut-étre :
sortir-du-nucléaire.fr
Je connais le site, effectivement, mais ne suis pas certain que le mot d’ordre consistant à « sortir » du nucléaire soit pertinent.
On ne sort pas d’une technique. On prend le dessus sur elle, on se positionne par rapport à elle, mais on n’en sort pas, ne serait ce que parce que nous sommes responsables, pour des millénaires, des effets secondaires de ce qui a déjà été fait. Parce que, aussi, sans proner une augmentation permanente de la quantité d’énergie dépensée par chaque être humain, l’accession de tous à l’énergie, même en quantité raisonnable, semble impossible sans passer par les rendements tout de même sans commune mesure, du nucléaire.
En revanche, sortir le nucléaire du secteur marchand, ça semblerait absolument nécessaire, en effet. Et faire en sorte que les utilisateurs soient davantage conscients du coût réel de cette énergie, en incluant le prix du recyclage des déchets et des mesures de sécurité nécessaires dans le prix de l’électricité, ça permettrait de se demander, entre autres, si il est vraiment nécessaire de faire rouler les TGV 50km plus vite, et si c’est une si bonne idée de construire, promouvoir et finalement faire rouler des bagnoles avec de l’electricité.