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On sait à quel point les maisons de disques sont soucieuses de protéger les intérêts des artistes dont elles n’oublient jamais qu’ils constituent leur première marchandise, et ce même si ils sont soumis au même dumping social que les ouvriers. Exactement comme ceux ci sont beaucoup plus otages de leur patron que des moyens de transports qui leur permettent, en temps normal, de se rendre sur leur lieu d’emploi, les artistes sont tenus, par contrats, par nécessité de production, par obligation de distribution, de recourir à ces intermédiaires historiques que sont les maisons de disques.
Toute personne qui allume de temps en temps la radio sait bien quoi penser du boulot qu’effectuent ces officines de l’art. Tous ceux qui savent, parce qu’ils en ont acheté, combien coûtent les disques, savent aussi à quel point, dans les hauts lieux de distribution de cette marchandise, il est devenu difficile de trouver quelque chose d’autre que la sempiternelle Amel Bent, ou la pathétique (dans tous les sens étymologiques que peut recouvrir ce mot) Kenza Farah (faudra qu’on en reparle d’elle, un jour, parce qu’on est effectivement à ce point précis où le pathétique vire au pathologique).
Toujours est-il que, officiellement en crise (comme toute industrie qui voit l’objet qu’elle vendait à prix fort devenir lentement, mais sûrement, obsolète), la grande distribution du disque et sa production industrielle ont entrepris de culpabiliser ceux qui ne sont déjà plus leurs clients, et ne le seront plus, en mettant le plus souvent en avant le respect des artistes, les droits des auteurs.
Alors, maintenant, démonstration.
Lire les livres sur l’histoire de la musique ont ceci d’intéressant qu’au delà de l’histoire de la création musicale (l’apparition des styles, les mille péripéties qui font que quelques galettes de vynil sont devenues de véritables architectures sonores encadrant nos existences désormais soundtrackées 24h/24), ils nous renseignent aussi sur la manière dont les managers ont géré ces fameux artistes qu’il s’agirait de protéger. Exemple : en 2003, Laurent Garnier sort un livre que tout amateur de musiques contemporaines gagne à avoir dans sa bibliothèque : Electrochoc. On y parcourt en sa compagnie cette période qui court de 1987 à Manchester, dans le mythique club l’Hacienda, à l’aube des années 2000 qui sont le cadre de la véritable reconnaissance de la musique techno. Le livre a le grand intérêt de proposer le regard de celui qui est un des acteurs majeurs de cette aventure, tout en demeurant un véritable spectateur admiratif, réfléchi aussi, de cette aventure stylistique. Le livre est une vraie mine, tant en matière d’histoire qu’en matière de ressources (je reviendrai un jour sur les playlists qui se trouvent dans les marges, certaines sont simplement parfaites). Mais, justement, c’est une histoire qui m’intéresse ici :
« En 1999, Underground Resistance avait publié le maxi de DJ Rolando sous le pseudonyme de The Aztec Mystic, Knights of the Jaguar. Un disque sublime, éternel, alliant toutes les caractéristiques de la techno de Detroit : le groove, l’expérience, la vitesse, l’émotion, et une certaine magie. Jaguar était instantanément devenu un classique, au même titre que Strings of Life ou de No Ufos. Ce disque était le pont idéal entre la house et la techno et à ce titre, son succès fut instantané, abattant les frontières entre les chapelles, s’inscrivant dans les sets de Djs aussi différents que Joe Claussel, Gilles Peterson ou Jeff Mills.
Quelques semaines seulement après la publication de Jaguar, Sony Music contacta Mike Banks et lui demanda l’autorisation de mettre ce titre sur une compilation. Mike refusa, et l’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais plusieurs mois plus tard, des messages d’insultes où Underground Resistance était en substance traité de « vendu » inondèrent la boîte e-mail de UR. Les courriers provenaient parfois d’artistes européens ayant toujours entretenu jusque là un rapport amical avec le label. Mike ne comprenait pas. Il enquêta et découvrit que Sony avait publié une cover (reprise) de Jaguar sans lui demander au préalable, une quelconque autorisation. Une pratique qui, si inélégante soit-elle, demeurait légale, n’importe qui étant en droit d’enregistrer une reprise d’un titre (Satisfaction des Stones, par exemple), pourvu que les royalties soient reversées et les auteurs crédités. Mais un vent de panique traversa le monde de la techno. Un des bastions mythiques incarnant l’intégrité techno avait été trompé, pillé, par une major.
Avec pour seule arme internet, une bataille rangée s’ouvrit, opposant la ténacité de l’underground à l’avidité des cols blancs des multinationales. »
Dans la page suivante, Laurent Garnier donne intelligemment la parole à Mike Banks lui-même :
« Notre communauté a des traditions très profondes dans la musique, des choses qui ont survécu à l’esclavage : la vaudou, le pouvoir du rythme, une certaine magie aussi. Et parfois ces choses retrouvent une vie dans le monde réel à travers la musique et les disques. C’est toute l’histoire de Knights of the Jaguar. Le spirituel contre le matériel. Le nom de Aztec Mystic vient de ces restaurants mexicains où on va souvent avec Rolando. Il y a toujours sur les murs ces dessins représentant les vestiges de la culture aztèque. Un soir on était dans un de ces restaurants et avec Rolando on imaginait ce que pouvait être la musique et les mélodies utilisées dans la musique aztèque au plus fort de leur civilisation. Quelle était la part de mystère contenue dans leur musique. Comment elle pouvait sonner. Le résultat, ça a été Jaguar.
Lorsque ces types des majors ont fait la cover de Jaguar ça m’a beaucoup perturbé. Ils n’avaient aucune conscience des raisons pour lesquelles on avait fait ce morceau, aucune conscience de son aspect spirituel. Ce qui m’a choqué, c’est leur ignorance. C’était très bizarre de voir des gens s’approprier un titre sans en comprendre le contexte et de les voir en faire une version pop commerciale. Je conçois que dans le monde de la musique on se sample les uns les autres, c’est pas un problème, ça fait partie de notre culture. Mais d’être plagié de cette façon, ça m’a fait mal ! Le fait que la cover de Jaguar sorte sur Sony, c’est une chose, mais le nom de l’auteur n’est même pas mentionné sur le disque (ce qui est obligatoire) ! Et ils avaient même choisi une pillule d’ectasy pour illustrer la pochette !
Les commandos ont commencé à s’agiter sur Internet. Lorsque nous avons découvert l’affaire nous avons tenté de joindre les gens de Sony mais ils ne nous rappelaient jamais. Une pluie d’e-mails de contestation s’est alors abattue sur leurs dirigeants. A ce moment là, ils ont changé d’attitude et nous ont contactés. Soudain ils voulaient trouver un arrangement. Ma réponse a été très simple : « Pas d’arrangement. Retirez ce disque de la vente. » Il n’y avait aucun deal à envisager avec ces types ! Avec cette histoire, je pense que Sony a appris une leçon : internet peut devenir une arme. Puis ils ont essayé de nous berner, ils ont cessé de sortir leur cover en Europe, mais ils ont continué à la vendre en Amérique du Sud. C’était sale !
Mais au delà de l’aspect légal, pour nous c’était une violation spirituelle. Je prie pour l’âme des gens qui ont fait ça. Car c’était comme violer un ange ».
Et Laurent Garnier reprend la main pour conclure :
« Le disque de Rolando est devenu un symbole de la résistance techno underground. A travers lui, une communauté s’était mobilisée contre le cynisme des majors. On dit que le harcèlement des internautes défandant la cause de UR fut tel que les numéros de téléphone et les boîtes e-mail des dirigeants de Sony et BMG (qui licenciait la cover) furent littéralement saturées. Ces compagnies de disques tentaculaires n’avaient jamais connu pareille agression. Jaguar fut d’une certaine manière le cheval de Troie de la techno, là pour rappeler que la soul, l’âme de cette musique, n’est pas à vendre, et qu’il n’y a pas d’arrangements possible face aux agressions et aux pratiques vicieuses des gangsters de la music buziness.
La réplique de UR fut la sortie d’un disque de remix de Jaguar, the revenge of the Jaguar, signés par Derrick May et Jeff Mills. Sur une des plages du disque, on trouve les parties rythmiques et harmoniques (les cordes qui donnent toute sa splendeur à ce disque) soigneusemet isolées, comme pour dire « Voilà, la substance de ce titre se trouve là, samplez si vous le voulez ! » Sur la pochette, on peut lire un slogan, dont le sens plane comme une menace à l’encontre des vautours des majors : « Votre système défectueux sera renversé par l’électronique et rayé de la surface de la Terre ».
Démonstration est faite du grand soin que cette industrie prend des « produits » dont elle a la charge. Songeons, avec un peu d’effroi, que ces bureaux, ces immeubles, osent porter le nom de « maison » de disque. Evidemment, on devrait nuancer, préciser que tout le monde ne se comporte pas de cette manière, que l’appropriation marchande n’est pas universalisée. Néanmoins, dans l’anecdote dont Laurent Garnier se fait l’écho, apparaît une logique qui, elle, peut être universalisée, car elle consiste à vouloir, à tout prix, tout vendre, y compris contre la volonté des auteurs eux-mêmes. Il y a là une leçon d’économie : il n’y a de propriété qu’une fois que l’appropriation est reconnue par le droit. Regardez bien les combats actuels de la distribution : il consiste à définir de manière toujours plus large la légitimité de l’appropriation, ce qui permet d’universaliser le principe de la vente. L’anecdote montre que tout doit être plié à cette logique, quitte à mettre tout le monde devant le fait accompli.
Mais une des questions que pose l’économie telle que nous la connaissons consiste précisément à se demander si le fait accompli, en matière d’appropriation, ne peut pas être considéré comme une forme naturelle du vol.
Source :
Electrochoc – Laurent Garnier et David Brun-Lambert. 2003
euh, juste une toute petite remarque en passant, c’est une très bonne idée d’avoir mis en noir l’arrière plan de tes articles, c’est plus facile pour ceux qui n’ont déjà plus (hélas) de très bons yeux 🙂
biz !