Il fait pas bon être voyageur ces temps ci. Il semble que cela entre dans les critères permettant à un Eric Besson de définir ceux qui ne sont pas de « bons français ». Institué prosélyte à temps plein de la sédentarité, jusque dans le détail de nos vies professionnelles (vous resterez plus longtemps les pieds plongés dans le béton de votre emploi, quitte à ce que votre employeur lui même vous plonge, lesté de votre socle, tels des culbutos, à l’océan de la recherche d’emploi, en pleine nuit pour brouiller les statistiques), l’Etat se charge de faire bouger encore un peu plus ceux qui ont pourtant le déplacement dans leurs absences de racines géographiques. Les sans liens seront dès lors des sans droits, ce qui permettra au moins de se dire qu’avoir des droits est conditionné au fait de se laisser lier les mains, mais montre aussi qu’on peut se voir menotter sans pour autant avoir des droits.
Quand l’identité nationale commence à sentir un peu trop le renfermé, quand à l’intérieur du crâne, à l’intérieur de son propre crâne, au sein de ses propres pensées, on commence à laisser les circonvolutions du cerveau se replier sur elles-mêmes, au chaud dans leur propre routine, marinant dans leurs petites idées étriquées, il est conseillé de changer les draps, d’ouvrir la pièce aux quelques souffles de vent pas encore captés par les éoliennes de la propagande, d’aller puiser hors de la nationalité confite des ressources aptes à produire encore quelques déplacements qui ne se réduiraient pas à une simple réaction contre ce qui en nous s’en va. Car non seulement, il faut retenir ce peu de vie qui nous reste malgré l’hémorragie ambiante, mais encore faut-il faire plus que sauver ce qui n’est que vital : malgré la volonté de réduire la vie au seul maintien de la force de chercher du travail, et de l’exécuter le cas échéant, nous sommes aussi censés exister. Rien moins. La belle affaire, semble t-on se dire en haut lieu, quand on peut demander au peuple de faire un effort de 2.5% de ses années d’espérance de vie, offertes aux cotisations, alors que ceux qui tirent parti de la force générale du travail n’envisagent absolument pas d’injecter un quelconque pourcentage, même minime, des revenus produits collectivement, pour financer une retraite qui se veut, elle, solidaire.
Voyager est une bonne manière de prendre l’air. Mais voila : coincés que nous sommes au boulot, pas assez argentés pour se tirer régulièrement là où l’info et l’inquiétude économique ne pourraient pas nous suivre, il parait peu probable qu’on puisse comme ça, sans prévenir, jouer les filles de l’air. En revanche, félicitons nous de vivre au-delà du XXè siècle, rendons grâce aux inventeurs de la musique transformée en objet de consommation de masse, parce que dans l’ensemble de ce qui est produit, on parvient à tomber, toujours miraculeusement certes, sur des lignes aériennes long courrier, en first class, sans devoir subir la fouille au corps du passage de la frontière : ici, comme chez Mermet, l’embarquement se fait par les oreilles.
Et qui d’autre qu’un musicien venant de l’Est, pour servir de derviche tour-operator ? Qui d’autre qu’un guitariste hongrois, immigrant aux Etats Unis en 56, pourrait nous proposer de larguer les amares pour une chevauchée avec le soleil filant à l’horizon pour seul guide ? Qui d’autre qu’un prestidigitateur ayant 6 cordes pour toute scène, pétri de la culture musicale tzigane, pour conduire son véhicule à travers le monde, à travers les paysages sans cesse renouvelé, les profils multiples, les langues inconnues ?
Gabor Szabo est de ces guitaristes qui, s’ils puisent dans le jazz tzigane une bonne part de leur technique et de leurs gènes musicaux, ne peuvent pourtant à aucun moment limiter leur territoire à celui dans lequel plongent leurs lointaines racines. Nomade par essence, Szabo passa sa carrière à fertiliser ses racines déterritorialisées par de savants croisements avec les autres veines de la musique, mais à la différence de ce que devient souvent la world music, on a plus ici le sentiment d’être dans un estuaire que dans un confluent.
Evidemment, les stéréotypes spontanés font que si on installe Szabo sur des fondations tziganes, on l’imagine déjà en train d’atteler sa caravane derrière une berline, allemande comme doivent l’être les gros diesels quand ils ont pour tâche de mettre en branle une deux essieux, et qu’elles ont pour tâche d’être pour la caravane ce que l’annexe est au voilier. Grossière erreur. Szabo ne circulait pas en Merco aux passages de roues chromés, et il ne se serait pas tapé des boeufs avec San Severino ou le fiston Dutronc. Ecouter sa musique, c’est saisir à quel point son nomadisme n’est même plus terrestre, mais atmosphérique. Et sans doute est ce dans son album Nightflight que cette hauteur de vol apparaît le plus nettement. S’ouvrant sur un titre comme on les aime : sans esbroufe, vent dans les cheveux, debout sur le nez du jet, on se mettrait bien les bras en croix si l’image de Céline Dion prenant la pose ne nous retenait pas au bord du ridicule, on préfèrera s’enfoncer un peu plus dans le fauteuil première classe, abaisser un peu plus le dossier, élever juste ce qu’il faut le repose pieds, pousser de la pointe du pied chaque chaussure au talon pour libérer les orteils, s’allonger presque comme pour se rendre plus aérodynamique.
Le rom qui nous intéresse ne prend pas les charters des caprices immigratoires de la politique française. Il ne respecte pas les images qu’on voudrait donner de lui, et voyage en Concorde. Les nostalgiques du « bon hongrois » en seront pour leurs frais. Ceux qui aimeraient bien, aussi, mettre un hongrois en particulier dans un charter pour un aller simple vers, en gros, n’importe quelle destination, pourvu qu’elle soit lointaine, se rappelleront qu’on doit assurer la pleine et entière nationalité à tout citoyen, y compris à ceux qu’on n’aime pas, et y compris à ceux qui souhaitent remettre en question la citoyenneté des autres. Pour se consoler, on leur conseille ce Concorde, de Gabor Szabo. Un verre d’alcool, des glaçons, un bon fauteuil, et on est prêt à tracer de chouettes paraboles à mach 2, en parfaite tranquillité. Et on ne peut réprimer un sourire à l’idée que dans cet appareil, le pilote est un rom’.
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Source : Nighflight, de Gabor Szabo (1976)