Tiens, juste une grosse citation de Didier Lestrade, qui entre deux tailles de rosiers, deux récoltes de graines à partager, met en ligne un matériel, issu de ses travaux, qui constituera, j’en suis sûr, pour peu qu’on prenne soin de le maintenir hébergé, protégé, et disponible, un témoignage précieux sur la vie de ceux auxquels pourraient s’appliquer le beau titre du beau livre de James Agee et Walker Evans « Louons maintenant les grands hommes« . Quel que soit l’angle sous lequel on regarde ces documents, on ne peut qu’y voir un héritage, du genre de ceux qui rappellent une dette que, pour ma part, je ne saurais même pas payer.
Récemment, il republiait la préface de son livre, Cheikh, et on y trouve les lignes suivantes :
« Pour ma part, j’ai appris que nous étions tombés dans un cul de sac culturel et social avec les premiers mois du XXIème siècle. J’ai réalisé que je gagnais trop d’argent. Je sais qu’en ces temps de précarité sociale, c’est un aveu difficile à faire, mais telle est la réalité. Sans les chercher, les propositions d’articles se faisaient plus nombreuses, la bulle Internet entraînait des collaborations incessantes. Je voyais bien que chaque année ma déclaration d’impôt augmentait sans effort. Je me trouvais à encaisser quatre salaires différents et le dernier en date, pour le site Internet de Samsung, me posait des problèmes de conscience. Toutes les semaines, j’écrivais en effet une chronique musicale qui n’était même pas relayée sur le site. Personne ne la lisait parce qu’elle était invisible. Ce travail trop facile était rémunéré généreusement, et je n’avais aucun contact avec les personnes qui m’employaient. Ce qui n’était pas sans me surprendre. Ma vie ayant été assez écartée de la richesse, je trouvais étrange une telle proximité avec le gâchis. Si une entreprise était assez folle pour me demander des textes qui ne seraient jamais lus, c’était son problème et, de toute façon, je ne participais qu’à la toute dernière étape d’une longue chaîne de gaspillage. Pourtant, un an plus tard, quand la récession survint, je l’accueillis avec soulagement. Écrire pour des lecteurs virtuels me rendait triste, je n’avais aucune envie de plaire. Il se trouve aussi que, parallèlement, j’ai failli perdre mon emploi à Têtu à cause d’une dispute interne sur le bareback. Je m’étais en effet révolté contre une interview de Guillaume Dustan dans le magazine que j’avais créé ; si bien que pendant six mois, mon nom fut absent de l’ours. Ma collaboration était entre parenthèses. Il est donc devenu évident que mon métier de journaliste, plutôt protégé auparavant, serait l’un des premiers menacés par la crise sociale. Entre les déclarations d’impôts précédentes et mes nouveaux revenus, je constatais la nette dégringolade. J’ai alors commencé à me dire que cette situation nouvelle nécessitait une adaptation rapide.
J’ai vite réalisé que je trouvais du plaisir à ne plus dépenser mon argent pour acquérir les choses obligées qu’un citadin se doit d’avoir. Étrangement, j’éprouvais même une certaine fierté à ne rien dépenser pendant un mois, voire plus. Ce qui était nouveau, l’économie m’ayant toujours été imposée, ayant toujours couru après des dettes impayées d’imprimeurs, des retards de loyer, des vacances difficiles à boucler. Finalement, j’ai décidé de gagner moins d’argent. Et en l’espace de quatre ans, de gré ou de force, je suis parvenu à réduire mes revenus et à payer moins d’impôts. L’autarcie me tentait. Vivre avec le minimum, tout en chassant de mon esprit la frustration de ne pas avoir ce que les autres possèdent, quelle idée intéressante. Pour un individualiste citadin qui avait passé les vingt-cinq dernières années à Paris, la liberté n’était pas le pouvoir de dépenser plus, mais l’autosuffisance préméditée. Alors, je suis parti de la capitale vivre dans un minuscule village de Normandie, sachant que cet isolement serait à la fois une parade face aux attaques que je recevrais, forcément, en raison de mon engagement militant sur le sida, la prévention, la sexualité des gays en général, mais aussi un moyen de réduire encore plus mes sources de revenus parce que la vie à la campagne ne facilite pas les interviews et les reportages. Heureusement, on dépense moins dans un petit village qu’à la ville. Je refusais des propositions d’articles trop alimentaires. Pour être complètement libre d’exprimer ce que je voulais dire, il fallait que j’apprécie en outre la solitude sentimentale qui m’était imposée. Cette liberté, je le comprends aujourd’hui, est la base de mon expression car, à quarante-huit ans, je pense être parvenu à me protéger de toutes les pressions, politiques ou financières. Personne ne me regarde vivre. J’ai réalisé mon rêve : travailler moins pour me consacrer à une passion un peu incomprise, sûrement incongrue, la nature.
Il y a un an, je suis parvenu à un niveau plancher de mon imposition fiscale : 138 euros par mois. J’avais réussi, j’étais content, mais je n’ai pas osé en parler autour de moi. Avec toutes ces personnes se disant précaires, il n’est pas malin de claironner qu’on est arrivé à réduire ses revenus. J’ai fini par le mentionner, plusieurs mois plus tard, à un ami. Je lui disais que c’était sûrement grâce à cette maison, dont le loyer est le tiers de ce celui que je payais à Paris pour une surface deux fois plus grande. C’est alors qu’il s’est exclamé : « C’est formidable, tu vis comme Henry David Thoreau ! ». Je n’ai pas eu honte de répondre : « Henry qui ? ». Il s’est moqué de moi : « Mais c’est un des écrivains américains les plus importants du XIXème siècle ! ». Deux jours plus tard, je recevais « Walden ». Je n’ai toutefois pas pu lire cet ouvrage tout de suite. Il me suffisait, en effet, d’en feuilleter les pages pour ressentir une stimulation mêlée d’une méfiance presque angoissante : ce livre était trop fort, il reflétait d’une manière trop parfaite ce que je vivais depuis mon départ, sans le savoir. » (Ddier Lestrade, Cheikh; préface, le texte intégral peut être lu ici : http://didierlestrade.fr/about-me/livres/cheikh-journal-de-campagne/article/preface-de-cheikh)
Au train où vont les choses, on peut présumer que d’ici quelques temps (les choses vont si vite qu’on n’ose plus écrire « d’ici quelques années »), de tels propos seront considérés comme terroristes : affirmer ainsi qu’on puisse revenir à une certaine forme de simplicité dans la consommation, qu’un mois puisse être vécu sans dépenser d’argent, oser rappeler, comme il le fait ici qu’un téléphone portable n’est pas une prothèse remplaçant un quelconque organe naturel absent ou déficient chez l’homme, et qu’on peut donc fort bien s’en passer, voila qui pourrait inciter les citoyens à développer des comportements qui ne favoriseraient pas le dieu Croyance, et mettraient en péril l’équilibre de nos comptes communs (sans qu’on sache vraiment si c’est parce que les belles activités commerciales alimentent la communauté, ou si c’est que leurs pertes sont en fait systématiquement épongées par la collectivité, leur permettant finalement d’investir sans risque).
Et de fait, on ne peut qu’admettre les liens patiemment tissés entre nos addictions consuméristes et le financement du bien commun. Pour dire les choses crûment : comportons nous tous comme Didier Lestrade le fait dans cet extrait, tirons nous cultiver notre jardin, ne nous soucions plus de gagner un fric désormais inutile, oublions d’aller acheter des trucs, rien qu’un mois, et c’est toute l’économie qui s’effondre, avec en otages premiers, tous ceux qui bénéficient de la solidarité nationale, c’est à dire avant tout ceux qui en ont besoin, puisque ce sont les financeurs qui sont aussi les décideurs, et qu’au moment de choisir entre leurs pieds, et ceux des autres pour y tirer une balle, ils se souviennent qu’être riche, ça doit permettre, pour commencer, de ne pas souffrir (les pauvres, eux, sont habitués).
Publier ce qu’écrit Didier Lestrade ici, si ça devait convaincre ne serait ce qu’une minorité des consommateurs actuels, remettrait tellement de choses en question (les rapports de force employeurs/employés, les rapports de force employés/chômeurs, l’immobilier urbain, la grande distribution, etc.) qu’on pourrait y voir une menace majeure pour tous ceux qui ont quelque chose à gagner dans les choses telles qu’elles sont déjà, et qui n’auraient qu’à perdre à toute forme de changement. Désigner ces propos et ces idées comme terroristes, c’était déjà, finalement, le sens caché des inquiétudes faites à l’auteur supposé et à l’éditeur avéré de « L’insurrection qui vient » : inciter à prendre du recul vis à vis de à quoi nous devons, sans réserves, adhérer, et remettre ainsi en question des intérêts bien compris.
Lestrade et les adeptes de la vie simple manquent ils de réalisme ? Selon les structures économiques qui sont les nôtres, il n’y aurait aucun doute à ce sujet. Mais il est aussi possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle ce sont les structures qui alimentent le bien commun qui sont irréalistes, dans la mesure même où elles rendent nécessaire une consommation déraisonnable, et s’accompagne d’une répartition des « bénéfices » de cette frénésie qui, de toute évidence, sont conçus pour être injustes.
C’est finalement bon signe : il suffirait que ceux qui commencent à saisir l’inanité de nos comportements commerciaux (et je sais à quels sarcasmes je m’expose en écrivant de telles choses !) tout en étant conscients de la nécessité de financer le bien commun et le progrès sous toutes ses formes pour que de nouvelles formes véritablement politiques apparaissent. Et mine de rien, plus je le lis, plus il me semble que peu à peu, c’est le genre de rencontre qui se pratique, tranquillement, discrètement mais efficacement sur www.minorites.org . Je ne saurais trop conseiller de s’y rendre, d’y lire, et d’y écrire (et de nouveau, il y en a qui, s’ils lisent ça un jour, pourront déverser sur moi des bacs à compost entiers de sarcasmes !)
Ah ! La préface de Cheikh se conclue sur Thoreau. Ca trace quand même comme une perspective, non ?
Je vais craquer !
Un hommage indirect du jkrsb à Thoreau via Lestrade (mais qu’est ce qu’ils ont tous les gens que je lis sur le net à s’extasier devant Lestrade, contre lequel je n’ai aucune acrimonie, mais dont je ne comprends pas, à travers ses écrits, ce qui peut fasciner mes quelques blogueurs de référence ?) et dans la foulée une critique du consumerisme sous la « plume » de celui qui m’a fait découvrir qu’il y a des lessives spécifiques pour laver le noir (au début j’ai cru que c’était de l’humour, mais non, ça existe !), eh bien, je prie nos lecteurs les plus sensibles de bien vouloir m’excuser, mais ça me troue le cul !
T’as combien de paires de baskets, jkrsb ?
Et c’est juste la première petite cuiller de bacs à compost de sarcasmes dont tu n’imagines même pas le volume !
Pour Lestrade, disons qu’il y a finalement peu de lectures qui donnent le sentiment d’entendre parler un être humain; disons aussi qu’il y a une histoire derrière cet homme là, ou autour de lui, et des actes, qui font que les écrits sont incarnés. Enfin, c’est une conception des rapports humains qui, parmi les plumes gayes, n’est pas si courante. Ca ne veut pas dire que je sois d’accord en tout. Je crois que sur la question du porno, on aurait des vues tres discordantes, par exemple.
Quant à mes paires de tennis, c’est pas très chic de m’attaquer sur ce qui constitue, je l’avoue, une faiblesse. J’ai jeté un coup d’oeil : il y en a 8 paires (des mettables, pas encore explosées), et je suis surpris : 6 paires sont intégralement noires (mais il y a des subtilités que les porteurs de chaussures « de ville » ne pourraient pas comprendre :)). Idem pour les montres G-Shock, je crains de les accumuler un peu.
Si tu ne savais pas qu’il y a des lessives pour laver le noir, tu seras surpris d’apprendre qu’il y a aussi des gels pour cheveux qui donnent un effet décoiffé (ça s’appelle « saut du lit »), et même un gel qui procure un effet « cheveux sales ». Etonnant, non ?!
Je reviens à Lestrade un instant : je crois vraiment qu’il est dépositaire d’une mémoire qui, pour concerner une autre lutte que celles auxquelles tu as pu, de ton côté, participer, n’en est pas moins une de celles dont je me considère d’une certaine manière comme héritier, ou redevable. Et je crois qu’à un moment, tout ça se croisera.
D’autres le disent tellement mieux que moi :
« Avant les Trente Glorieuses, la société était organisée, on le sait, selon cette dualité : classe ouvrière, exploitée, et bourgeoisie, potentiellement ou réellement consommatrice. Les uns produisaient sans jouir, les autres pouvaient jouir sans produire. Le déferlement des nouvelles couches moyennes a bouleversé cette répartition conflictuelle, de classe : maintenant, le conflit est dans les têtes, intériorisé, c’est la nouvelle structure de la conscience et de l’inconscient. Car ce sont les mêmes qui tantôt travaillent et tantôt consomment, selon les incontournables modèles de l’exploitation du travailleur et de la permissivité du temps libre, de la consommation libidinale, ludique, marginale ! Tantôt esclaves, tantôt maîtres du monde ! Alors s’opère un dédoublement schizophrénique, une causalité folle : pour jouir, je m’exploite moi-même. Je est un autre, mon contraire… mon patron ! Cette névrose objective couronne la libéralisation des moeurs.
Le néo-fascisme sera l’ultime expression du libéralisme solcial libertaire, de l’ensemble qui commence en mai 68. Sa spécificité tient dans cette formule : tout est permis, mais rien n’est possible. A la permissivité de l’abondance, de la croissance, des nouveaux modèles de consommation, succède l’interdit de la crise, de la pénurie, de la paupérisation absolue. Ces deux composantes historiques fusionnent dans les têtes, dans les esprits, créant ainsi les conditions subjectives du néo-fascisme. »
Michel Clouscard – Néo-fascisme et idéologie du désir – éditions Delga.
J’ai oublié le sous-titre du livre de Michel Clouscard, qui a toute son importance. C’est « Mai 68 : la contre-révolution libérale libertaire. »
Ca me fait penser que je ferais bien d’aller rechercher quelques trucs dans le livre de Régis Debray : « Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire ».
Cet extrait me semble en effet constituer un assez bon résumé de la situation. Au passage, il ajoute un ouvrage à la liste de mes lectures (je suis pour le moment plongé dans le capitalisme de la séduction, qui est lui même très… séduisant !). Après, je me méfie quand même de ce qu’on peut faire de ce genre de texte : soit on remet en question le mécanisme même qui lie nécessairement une consommation effrénée à une production la plus massive possible, soit on attaque directement le principe même de toute forme de consommation. Et, sur la base de ce seul extrait, on est curieux de savoir ce qu’une alternative à ce goinfrage généralisé rend possible (puisque le libéralisme libertaire permet tout, mais ne rend rien possible (j’aurais volontiers dit que non seulement il permet tout, mais aussi il rend tout ce qui est permis obligatoire)). D’autre part, si vraiment le liberalisme libertaire ne rendait rien possible, en quoi la crise viendrait elle changer quoi que ce soit aux vies ? (cela dit, il y a là deux vraies questions : 1 – Qu’est ce que la crise vient changer dans nos vies ? et surtout 2 – Qu’est ce qu’une hypothétique sortie de crise viendrait changer à nos vies ?
Pour ce faire, je renvoie très volontiers à Wolfgang Harich (déjà cité ici pour son anti-nietzchéisme résolu). Il est hélas très peu traduit en français et la lecture de ses ouvrages en allemand (franchement pas faciles à se procurer) est un exercice pénible mêmde pour un germaniste de haut niveau (ce que je en suis pas, loin de là).
Cet ancient dissident (dix ans de prison dans les geôles de la DDR) avait développé après la réunification de l’Allemagne tout un corpus théorique ne reniant en rien le marxisme tout en développant une pensée écolophile conséquente (autant dire qu’il n’avait pas grand chose à voir avec les Verts de tous poils). Victime de la répression (post)stalinienne, il a refusé de participer à la curée ant-DDR qui a suivi la réunification, adhérant même au DKP, parti communiste reconstitué dans les années 90. Je ne cache pas qu’il figure très haut dans le Panthéon de mes working class heroes. Give him shelter !
Justement, je suis plongé, en parallèle, dans Nietzsche et ses frères. Mais je n’ai pas encore du tomber sur la quintessence de l’ouvrage.
Le dialogue est très étrangement mené, ça louvoie beaucoup, le dialogue semblant s’effectuer dans la défiance. Mais je poursuis…
Non, non, dans « Nietzsche et ses frères » il n’aborde pas la révolution rouge-verte nécessaire. La montée du « nietzschéisme de gauche » (oxymore) l’avait amené à mettre entre parenthèses son élaboration théorique sur l’évolution écologique du socialisme : il fallait, selon lui, lutter d’abord contre certains esprits pervertis par le moustachu plus que pernicieux et sa pensée criminelle.
J’ai vraiment fouillé, et effectivement, je ne trouve pas d’autre livre traduit en français. Je suis pourtant curieux. N’ayant pas le temps d’apprendre l’allemand (non que j’en sache rien, mais j’en sais trop peu pour le lire, surtout dans ce contexte), lançons un appel aux traducteurs bénévoles !
Je vais surtout en parler à Aymeric Monville la prochaine fin de semaine à la Fête de l’Huma. Les éditions Delga y ont un stand, j’ai vérifié.
Après discussion, il apparaît que les éditions Delga n’envisagent pas du tout de publier quoi que ce soit de Harich dans les millénaires qui viennent. La seule traduction faite jusqu’à présent l’a été sur le seul mérite de son anti-nietzschéisme primaire (voir le mel que je t’expédie, jakrsb, en parallèle). S’il pouvait y en avoir une autre, ça pourrait très éventuellement être un bouquin sur Jean Paul, le romantique allemand, mais en aucun cas sur son oeuvre écologico-marxistre tardive.