Quand on pense que certains, par le passé, ont pu voir dans le rock une des formes que prendrait un jour la décadence, on se demande comment ceux-là vivent la lente mais certaine putréfaction de ce courant musical dans la marchandisation la plus éhontée : retour à la normale (C’est à dire alignement impeccable des rockers sur leur tête de gondole, avant qu’ils rejoignent le classement par ordre alphabétique d’auteurs, dans l’assemblage de d’éléments Benno de ceux qui sont conjointement clients de l’agitateur d’idées et du democratic design : H comme Halliday, I comme Izia, D comme Domique A (ou bien A comme Dominique A ? Cruel dilemne…) chacun à égalité, puisque tous dans la même catégorie) ? Ou bien confirmation de la condamnation de ce mouvement, qui fut perçu de ses débuts comme dérangeant, trop dionysiaque, trop mal peigné, trop brutal, trop décadent, justement ?
Une troisième voie est possible : ce qui peut être dénaturé n’est pas par nature dénaturant, il est aussi une autre nature. Si le principe de corruption peut être lui même corrompu, c’est qu’il n’y a pas d’un côté les belles choses qu’il s’agirait de protéger, et de l’autre le principe destructeur qui ne vise qu’à les mettre en danger. Ici comme ailleurs, les choses sont un peu plus dialectiques qu’elles n’en ont l’air. Or, on le sait, le rock a été, comme tout le reste, transformé en pâtée pour animaux mangeurs de pâtée, en forme d’énergie aussi contenue, et aussi franchement subsersive que peut l’être une dose de 33cl de Red Bull light, ou une lampée de Canada Dry.
Ainsi, à quelques jours d’intervalle, on put voir Izia intronisée reine du rock’n’roll français (entre une séquence de remerciements de Johnny Halliday pour sa victoire de la plus belle tournée, et une performance de Shakaponk dont on retiendra surtout le fait que le singe est décidément le meilleur ami du graphiste video (on imagine tout à fait les mots « ça l’fait » prononcés au moment où on a soumis l’idée de ce visuel décoratif au groupe, qui a l’air de ne pas être à un cliché près)), et Saez (lui même auteur de happenings totalement rébellisants lors de précédentes victoires de la musique) devenu héros autoproclamé de la critique de la société de consommation.
Le cas de Saez est un peu dérangeant, parce qu’on ne sait pas trop si les pincettes avec lesquelles on doit le prendre sont dues au fait que ses textes semblent avoir été écrits par un adolescent contemporain qui aurait découvert avant hier Léo Ferré, et n’en aurait retenu que les aspects les moins subtils (on a envie de noter, dans la marge de ses dissertations « grandiloquent »), au cynisme accompli du monde musical qui a fait de ce genre d’indignation envers la marchandisation… une marchandise (mais on peut reconnaître à Saez le fait qu’il n’est pas tant médiatisé que ça, quoique…), ce qui rend l’objet Saez tout à fait compréhensible en termes de positionnement marketing (le bonnet qui va bien quand il faut avoir le bonnet qui va bien, le cheveux gras et pas trop structuré (mais pas trop structuré exactement comme il faut), le gros gilet tricoté par Dieu sait qui, la barbe de quelques jours (réglage 5 sur la tondeuse à barbe qui fait très bien les barbes ayant l’air pas rasées), la feuille pliée en 4 dans la poche arrière du jean, sur laquelle on a griffonné quelques lignes de rébellion trentenaire, où les mots affectés semblent se battre avec les traces de doigts encore pleins de Clearasyl, qu’on déclamera, plutôt que de céder à la tentation de l’énervement (ça évitera d’ailleurs de dépenser de l’énergie à s’énerver, mieux vaut dire qu’on pourrait le faire, qu’on en a même envie, mais qu’on préfère pas) avant de quitter le plateau, sur un coup de tête dont l’animateur dira immédiatement, pour rassurer les autres invités, que c’était « prévu comme ça »; mis en scène quoi, packagé), ou bien au fait que même s’il était sincère (ce dont on ne sait rien : il y a un seuil au delà duquel la panoplie de la sincérité devient suspecte, quand même), l’état actuel des choses rendrait de toutes façons l’opération équivoque, toute initiative étant désormais noyée dans la mer agitée du clapotis ambiant dont chacun a bien compris que n’émerge que l’écume, qui a l’avantage de passer au zapping, alors il faut faire impression.
Faire impression, c’est en gros le projet que semble s’être donné la fameuse affiche interdite. On peut dire mille choses à ce sujet. On peut penser tout ce qu’on veut du cynisme de la RATP qui ne souhaite pas voir les pubs Aubade placardées à côté d’une affiche qui rend le procédé de la femme-objet obsolète (on peut penser aussi, comme Saez, que ces espaces pourraient être consacrés à l’exposition d’oeuvres, et c’est sans doute une sacrément bonne idée, si on a envie de voir le prix du ticket augmenter encore un peu beaucoup; au moins, on aura des beaux murs, et on sera une poignée de privilégiés, sans doute très cultivés, et très esthètes, à les contempler dans les couloirs d’un métropolitains enfin débarrassé de ces salauds de pauvres). On peut se dire, aussi, qu’on est quand même dans un monde bizarre, qui refuse de voir une femme exposée là où on trouve tout à fait normal qu’on ait installé un siège enfant (parce que, franchement, quitte à faire du décodage sauvage d’images, c’est quoi le siège pour enfants dans les chariots de supermarché, si ce n’est une manière de mettre l’enfant au milieu des marchandises, de l’acclimater au supermarché, de l’intégrer lui même au cycle de ce qui se vend, s’épuise, et s’abandonne ? (hein ? quoi ? c’est juste « pratique » ? C’est PRATIQUE de mettre les gosses dans le caddie quand on fait les courses ?!)). On peut se dire que l’image est belle, et que c’est quand même bizarre qu’on la trouve belle, étant donné ce qu’elle montre, mais que finalement, c’est peut être pas si étrange que ça, parce que finalement, on a déjà vu ça mille fois, qu’on y est déjà acclimaté, et qu’en définitive, l’affiche de Saez constitue moins une dénonciation qu’une complaisance (et ce d’autant plus que ça fait quand même un moment qu’on se complait à dénoncer ce qui nous fait baver, et qu’on est pour de bon accoutumés à l’idée que la dénonciation soit vaine, comme les « J’accuse »).
On peut enfin se dire que Saez n’en est pas à son coup d’essai côté marketing viral, et qu’il fait même partie des maîtres dans la sphère V.I.P. de ceux qui apprécient d’utiliser les medias en leur crachant dessus (et ça tombe plutôt bien : les medias savent qu’il y a pas mal de parts de marchés à gagner à se faire cracher à la gueule, ils sont même prêts à tendre l’autre joue). On en connait beaucoup, des chanteurs qui, méprisant à ce point le « système » de vente de la musique, ont pris grand soin de ne surtout jamais louper une occasion de participer aux Victoires de la Musique (en gros, à chaque fois qu’ils ont été nominés ?), sachant à cette occasion être là sans avoir l’air d’y être, faire mine de ne pas y toucher, prétendre détourner le système de l’intérieur, mais surfer néanmoins sur les émotions en vogue, mixant tout ce qui peut toucher, des ritournelles Eminémisées de Dido (bonnet savamment enfoncé sur le crâne, comme le petit maître du moment, le j’m’enfoutisme en moins, avant de l’enlever pour une séquence plus inspirée de Taxi Girl, les suicidental tendencies en moins) aux phrasé noir désireux, la voix d’un Raphael qui aurait largué son conseiller marketing et changerait subitement de coeur de cible, pour cause d’overdose de mièvrerie ? Au moins, quand Noir Désir vient mettre les pendules à l’heure sur la même scène, ils le font rapide, ils disent les choses telles qu’elles se présentent, ils ne prennent pas la pause de ceux qui ne sont pas distribués, ou de ceux qui ne vendent pas de disques (Paris, le dernier Saez, est disque d’or), et au passage, ils disent merci. Pas de ça chez Saez, et on ne saura pas si c’est parce qu’il est comme ça, vraiment, ou si c’est parce que ça rentre pas dans la ligne éditoriale du personnage. Sans doute est ce d’ailleurs, en fait, désormais indiscernable.
Là, à entendre Delarue, à la fin de la prestation saezienne de 2001, demander ironiquement « Alors, qui c’est qui a dit que le rock était mort ? », on se dit que la seule réponse qu’on puisse donner, c’est : « Ceux qui prétendent encore le chanter ».
Du coup, on mettrait bien Izia en garde à vue.
Bien sûr, bien sûr, appartenir au clan Higelin apporte une Stage-credibility plaquée or. Bien entendu, elle a une voix. Le problème, c’est qu’elle n’a rien à dire. Décrivant sa musique sur le plateau du Grand Journal, elle se placera dans la lignée de Janis Joplin, mais en plus Youpi ! Consternation. En gros, on a l’impression d’une erreur d’état civil : en fait, c’est Janis Jospin qui se trouve sur scène, en marionette de Valery Zeitoun, petite fille toute excitée d’être comme ça le centre des attentions, petite fille gâtée, à qui on ne refuse rien, et vu comment elle braille, on devine pourquoi. Marionnette d’un public qui ne s’y trompe pas, et qui ne respecte rien, pas même ses idoles : ainsi, dans la boite à questions, quand on lui demande, opportunément, de faire sa Joplin, elle s’exécute, et pousse une beuglante de plus, ayant compris qu’elle assumerait d’autant plus d’être « la fille de » en s’inventant une mère vocale.
Mais soudain, le disque se grippe : dans la semaine qui suit la double victoire d’Izia sur la musique, qu’en retient la presse ? Technikart, p.2 Izia en maillot de corps Petit Bateau, coiffure copyright Bruce Dickinson 1984. Inrocks p.17, de nouveau, Izia en gamine qui empoche, du haut de ses 231 mois, le magot de la vente d’une image toute fraiche, qui ne lui appartient, donc, déjà plus (on l’imagine bien blindé, le contrat avec Petit Bateau, en matière d’hygiène de vie : rock’n’roll, d’accord mais maintenant, hors de question de faire des frasques qui vont au delà de beugler, comme une gamine, et de dire des gros mots (idem), et pas question de s’approcher de Coeur de Pirate sur la scène des Victoires de la musique : ses tatouages sont clivants, et elle colporte une image de l’enfance devenue adulte qui n’est pas corporate, elle brouille le message).
Bref, au moment où on demande qui a tué le rock’n’roll, Izia passe dans le champ de la caméra de surveillance, au pieds du malade, un flingue dans les mains, et un plan furtif nous montre Valery Zeitoun, lunettes de commanditaire sur le nez, observant de loin l’exécution des instructions. Mais que fait la police ?!
Alors, ok. On dira qu’Iggy Pop fait lui aussi de la pub. Ok. Mais l’aurait-on imaginé en faire à 19 ans ? On dira qu’on ne lui aurait certainement pas proposé d’en faire. Mais c’est bien le fait qu’on propose à Izia d’en faire qui constitue un symptôme tout de même « parlant » : Parce que dire « Putain » trois fois de suite, et de manière très, euh… préparée et très hmmmm… mal jouée, ce n’est pas avoir une atttitude rock, c’est seulement se comporter comme des enfants tels que la publicité aime se les représenter (et la marque Petit bateau, en particulier). Si Izia était aussi libérée que son plan marketing veut bien donner l’impression qu’elle est, elle devrait être tout à fait infréquentable, et les actionnaires de quelque marque que ce soit devraient interdire ab so lu ment qu’on lui propose d’être l’ambassadrice d’une quelconque enseigne (à part, peut être, telle ou telle marque d’alcool, mais c’est déjà tellement fait, ou d’armes, peut être. Izia, tête d’affiche pour Alliant techsystem, pourquoi pas, ou égérie de Blackwater, tiens oui. Mais Petit Bateau (et qu’on ne nous fasse pas le coup du décalage, ni de l’ironie, ça fait longtemps que ces méthodes ont toutes été avalées par l’ogre Propagande))… … Si cette fille faisait son job correctement, elle devrait avoir l’interdiction de s’approcher à moins de 200m des écoles.
On ne sait pas trop ce que ça fit, à Dominique A, de se retrouver dans cette cour de récréation là, au milieu des gamines qui crient « PUTAAAIIIIIIIN !! ».
Et de perdre contre ce clan là, confronté à cette incroyable information : les professionnels de la profession, s’ils devaient le classer quelque part, le caseraient bien au chaud dans la catégorie « rock ». Et dans cette catégorie, ces même pros le trouvent quand même moins fort qu’Izia. Et pour couronner le tout, Nagui prendra soin de le préciser, remuant le couteau dans la plaie : c’est bien sous la triple casquette d’auteur, de compositeur et d’interprète qu’elle le bat. Génial. Et comme elle n’écoute que du rock de 40 ans d’age, elle n’aura aucun mot pour ses adversaires d’un jour. Mais il est vrai que du point de vue du positionnement médiatique, se réclamer de Led Zepelin, c’est aujourd’hui moins clivant que de féliciter Dominique A. On comprend bien que tel un Obispo déguisé en Captain je n’sais quoi, la damoizelle doive respecter les codes de l’univers qu’elle s’est soigneusement confectionné sur scène.
Là dessus, Selif Keita venait nous conter, sur des rythmiques qui seront l’un des rares moments d’envolée de la soirée, des choses incroyables : « La vie sera belle, chacun à son tour aura son amour »
Suprême courage de la naïveté la plus nue, élégance totale de cette Afrique qui débarque et donne une claque à tout le monde, allumant la lumière là où ils auront été si nombreux ce soir là, comme tous les autres soirs, et le jour aussi, à tenter d’assombrir le tableau. Impossible pour les labelisés du rock de porter de tels discours, impossible d’être à ce point ouverts, parce qu’ils se découvriraient vulnérables, impossible de lâcher prise à ce point, juste parce que le rock est devenu, aux mains de ceux qui tirent les royalties de la franchise wock’n’woll, un petit animal de foire crispé sur ses gimmicks, n’osant plus mettre un pied hors de son territoire.
Ce soir là, pourtant, on avait plutôt envie de décerner la Victoire du rock à la radieuse douceur triste de Salif Keita. Mais voila bien ce que le rock n’oserait plus. Ca brouillerait l’image.
Tu avais du temps à perdre à nous pondre cette daube ?
« Ah je désespérais de mes frères sauvages
Je voyais, je voyais l’avenir à genoux
La Bête triomphante et la pierre sur nous
Et le feu des soldats porte sur nos rivages
Quoi toujours ce serait par atroce marché
Un partage incessant que se font de la terre
Entre eux ces assassins que craignent les panthères
Et dont tremble un poignard quand leur main l’a touché
Un jour pourtant, un jour viendra couleur d’orange
Un jour de palme, un jour de feuillages au front
Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche »
«
Ha.
Ferrat.
Ben merde, j’y arrive pas. Il y a quelque chose qui coince là dedans, une sorte d’esprit de sérieux « Ah je désespérais de mes frères sauvages ». Hé ben. J’avais un prof à la fac qui était tout à fait comme ça, perché sur son estrade, il prenait son crâne sans ses mains et nous annonçait que le monde était fou.
Lui semblait être à part, bien sûr, du moins semblait il le penser, et d’une certaine manière, il l’était. Soigneusement tenu à distance de ce qu’il considérait comme fou, il pouvait se permettre ce genre de regard en surplomb, et avait la pitié condescendante. Lui instruit, moi sauvage. Mais bon, en même temps, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’évidemment, lui passait ses soirées en compagnie de Hobbes, dans de belles et précieuses éditions. Moi je passais mes nuits au tri postal, entre des mecs qui se faisaient des rails dans les chiottes pour tenir le choc des heures sup’ de nuit, enchainées aux heures requises, diurnes, et les autres étudiants de tous poils qui venaient là pour financer qui leurs études, qui leur propre sauvagerie.
Bref, je vois mal comment les hommes pourront s’aimer alors que certains auront considéré les autres comme sauvages. Je vois mal, surtout, comment ceux là même qui utilisent ces mots, parce qu’ils ont l’impression qu’au sein de leur texte cela sonnera comme suffisamment terrible, édifiant, surplombant, comment ceux là même peuvent espérer qu’un quelconque amour se vive entre les hommes.
Ou alors si, je vois bien. Il s’agit alors d’aimer les hommes tels qu’ils ne sont jamais, afin d’être bien certain de croire les aimer, et se plaindre de ne pas en être aimé en retour, afin d’être bien certain d’en être perpétuellement déçu. En même temps, il est certainement bien plus facile d’aimer les hommes qui n’existent pas, ça évite de se coltiner ceux qui sont là, en chair et en os. Pratiquant de l’intransigeance à visage humain, Ferrat m’a souvent donné l’impression de faire avec l’Homme ce que d’autres font au jour le jour avec Dieu. Il l’hypostasie, et il dénie finalement à tous ceux qui n’ont pas la chance de correspondre à l’idée qu’il se fait de ce qu’ils devraient être, le nom d’humain.
« Je voyais l’avenir à genoux ». Si l’auteur s’appelait BHL on se taperait sur la bedaine en lisant ces mots. Mais c’est sûr que guitare à la main, fières moustaches en avant, blouson à épaulettes sur les épaules, ça pose son homme. Je ne comprends pas qu’on puisse tomber dans ce panneau là. Je ne comprends surtout pas qu’on puisse sans sourciller voir ces textes s’accaparer le discours sur l’amour de l’homme, alors qu’ils passent leur temps à l’exécrer et à s’en méfier.
Mais je crains que ma raponse soit encore plus daubesque que l’article qui a suscité cette réaction. Ce n’était sans doute pas le plus inspiré, et il fait partie de ceux qui ont franchi le cap de l’édition par une espèce de lassitude.
Mais je suis sûr que Saez, lui aussi, aime bien l’homme tel qu’il n’existe pas, ce qui lui permettra encore longtemps de se plaindre de n’être ni suffisamment aimé, ni suffisamment compris de ses contemporains. Et ça a l’avantage d’être, aussi, un créneau commercial qui a l’avantage de ne pas avoir à se présenter comme tel.
Voila, je pense que je viens de gentiment tuer ce retour en ligne ! Mais j’ai comme l’impression que ce n’est pas sur le terrain de la chanson qu’on s’entendra ! 🙂
Avant d’être une chanson de Jean Ferrat, c’est un poème d’Aragon, extrait du Fou d’Elsa. Dans lequel, je trouve au tout début des 450 et quelques pages grand format :
« Mais je ne défends pas ce que j’écris ou vais écrire. J’ouvre ici seulement le rideau sur un univers où l’on m’accusera peut-être de fuir le temps et les conditions de l’homme que j’ignore. C’est peut-être de cet homme-là que je sais ce que de moi l’on ignore… »
Il avait fait la réponse (en 1963) avant de lire la tienne !
Evidemment, il pèse comme un double poids sur ma réponse, puisque 1 – Aragon est censé être intouchable et 2 – Ferrat n’est plus de ce monde (ce que j’ignorais lors de ma première réponse).
Alors, Aragon, j’admets que ça me transporte parfois, mais ce sont des moments que je considère toujours après coup comme caractérisés par la faiblesse, ceux où je cède à la tentation de ce lyrisme du désespoir. A chaque relecture, je me dis que les équivalents cinématographiques de cette littérature là seraient tout simplement indigestes, et je me rassure en me disant que, justement, c’est de littérature qu’il s’agit, et que c’est peut être ça qui rend ces textes supportables. Mais en quelque sorte, j’ai l’impression que c’est une littérature qui surfe sur un sentiment préexistant, et ne fait guère plus que se complaire avec talent dans ce sentiment, dans l’indignation évidente et la fascination pour un homme qui n’existe pas. La prévention d’Aragon en personne, que tu cites, ne me rassure pas particulièrement : je ne comprends pas comment on peut être aussi idéaliste, alors qu’il s’agit de vivre et s’organiser avec les hommes tels qu’ils sont. Ou plutôt : je comprends qu’on puisse écrire des textes qui seraient comme des machines à propulser l’homme au delà de lui même. Mais le canonnier ne peut pas tirer depuis sa cible, même un tireur d’élite ne peut se le permettre. Ainsi, à moins de se prendre pour Dieu, on ne peut pas regarder les hommes depuis un tel surplomb; c’est surtout cet angle là que je reproche à ce style. Ferrat m’a toujours donné cette même impression. Déjà, gamin, chaque apparition chez Drucker (et merde, d’ailleurs, comment n’a t-il pas vu que Drucker participait lui même, et pour ce que cela pouvait avoir de plus efficace, c’est à dire de pire, à la sauvagerie dénoncée ?) me semblait faire apparaître une voix venue d’on ne savait où, et franchement, je pensais alors que Ferrat était un genre de prêtre, quelqu’un qui avait reçu une vérité venue de l’au-delà, et qui venait la délivrer aux hommes. Avec le recul, je trouve que la position de prédicateur va mieux à ceux qui se revendiquent plus officiellement de la religion, (John Littletown, les Poppys); au moins, on sait à qui on a affaire. Les sages descendus de la montagne, mais si elle est rudement belle, j’avais déjà tendance à m’en méfier un peu. Le côté « j’ai compris, j’ai vécu, je vais t’expliquer la vie, écoute moi, toit, créature déchue et misérable, prends modèle sur ma droite moustache, écoute les basses vibrant d’émotion contenue dans ma voix, sens ma douleur transformée en longueurs d’ondes qui sont écrites pour te faire vibrer au plus profond de ton être minable, vois comme tu es loin de l’a grandeur que j’évoque; as tu bien compris combien ta génération est loin des hauteurs que la mienne a gravies ? », ça a un côté définitif qui m’est finalement pénible, surtout quand il ne fait jamais, vraiment jamais, l’objet d’une quelconque prise de distance, ni vis à vis de ce dont on parle, ni vis à vis de soi même.
Enfin, bref, je n’y suis pas très sensible, on l’aura compris. Et ça ne me mets pas en joie, à vrai dire. Parce que je suis quand même conscient de ce dont ces auteurs là sont les transmetteurs, et je sais que cette grandiloquence et ce ton supérieur est en partie du au fait que ce dont il s’agit peut difficilement être mis en scène, quel que soit la forme qu’on compte lui donner, et que rares sont les expériences qui échappent à l’effondrement sous le poids de l’Histoire. Je reconnais le courage de la tentative, mais dans le cas de Ferrat, j’ai toujours eu l’impression d’une sorte d’échec.
Je sais, je dis des horreurs !
Pourquoi des horreurs ? André Breton et Léon Trotski se sont prononcés pour « un art révolutionnaire indépendant » et on écrit quelque chose comme « toute licence en art sauf contre la révolution prolétarienne », ce qui, convenons en, peut être très mais aussi pas du tout, restrictif !
Et à défaut de trouver cette licence en Ferrat ou Aragon, pour l’édification et mla mobilisation des masses, on la trouvera sans peine chez Elton John, Eric Serra, Depeche mode, Julien Doré, Air ou Laurent Voulzy. Pas le genre à aller chez Drucker ou à M6 !
Hmmmm… je ne sais pas si Depeche Mode est deja alle chez Drucker, mais je ne sais pas non plus si c’est par volonté, ou par faute d’y avoir été invité. Cela dit, tout ceux ci ne jouent pas du tout dans la même cour que les moustachu (j’ai beau essayer de coller la moustache Ferratienne sur Voulzy ou les garçons coiffeurs de Depeche Mode, ça ne me semble décidément pas convaincant). Pour autant, je crois apprécier chacun des exemples que tu cites, tout en faisant tout de même la part des choses, entre celui qui essaie de réveiller quelque chose en l’homme pour le sauver du précipice, et ceux qui se contentent de faire danser au bord du gouffre, au mépris du danger. j’ai dans l’idée qu’on a besoin des deux. Et que l’art total est porteur de ces deux tendances (mais là, je suis au bord de faire référence à un tout autre moustachu).
Pas la peine de m’énerver en citant ce moustachu. Pour l’instant je suis juste agacé. Je ne sais plus dans quel film de Woody Allen, il dit quelque chose comme : « Quand j’écoute trop de Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne ». En tant que descendant de juif polonais, il ne faudrait pas agiter trop fort devant mon nez le chiffon du petit camarade idéologique et moustachu de Wagner pour risquer de me mener à des dysfonctionnements que je pourrais regretter ensuite… Après tout j’habite à environ 100 mètres d’une place monumentale du XVIIIème siècle au milieu de laquelle trône (et défigure (la construction est douteuse j’en conviens, mais telle qu’elle est, elle me plaît assez)) de façon indécente et agressive la statue d’un ancien roi de Pologne, supposé être le bienfaiteur de mon Heimat d’adoption.
Je te suggère de faire une fine allusion dans les jours qui viennent au fiancé de Hanna Arendt, ça contribuera à maintenir la pression.
Le pire, c’est que je ne le fais pas exprès !
Mais je crois qu’il va falloir s’y faire : les choses sont mal faites, nous préférons bavarder avec des gens avec qui nous ne serions pas d’accord sur tout ! 🙂
Au fait, au passage, c’est quand même chouette, ce retour !
Cela dit, à la réflexion, je ne vois pas trop pourquoi le passage de Nietzsche à Heidegger serait nécessaire. Il me semble que cela relève d’un amalgame un peu rapide qui permet par accumulation de jeter Nietzsche sans se donner la peine de frayer avec sa pensée. Or, vraiment, la filitation avec Heidegger me semble relever d’une association un peu rapide. Et même, je crains fort que l’association de la pensée de Heidegger avec ses engagements politiques, soit souvent entrevue rapidement, sur le mode d’une condamnation a priori. Or, si il y a bien un lien, il me semble que celui ci vaille le coup d’être étudié, car il parle tout autant de nous, humains du 21è siècle, et du mouvement qui nous anime, que de la trajectoire spécifique du penseur des sous-bois.
En revanche, je me demande quels sont ces dysfonctionnements que tu pourrais regretter ensuite !!! 😀
Quant aux liens entre Wagner, Nietzsche et Heidegger, il ne fallait pas en voir d’autres qu’une allusion à leur antisémitisme commun. Antisémitisme à propos duquel nous trouverions sans aucun doute en 0,22 secondes sur Google plus de trois millions de références pour nous expliquer que ces trois-là en ont été accusés à tort. Mais, hélas, ma culture (etce qui m’en reste) date d’avant l’ère de l’internet !
Je ne considère pas Nietzsche comme antisémite, et je ne vois rien dans sa vie qui ait pu consister à inciter qui que ce soit à faire d’un juif une victime de qui que ce soit d’autre que de lui même, au même titre que tout autre qui aurait des raisons basses de justifier ses faiblesses par un outremonde réconfortant. Je peux comprendre qu’on puisse lire certaines lignes comme posant problème, mais bon, s’il faut maintenant se frotter uniquement à ce qui ne poser pas problème, je crains fort de devoir nous réduire aux auteurs complices du très indolore « pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens ». Le problème, c’est que l’ouvrage me semble édifiant, certes, mais à rebours de ce qu’il voudrait édifier. Mais au moins, du point de vue de ces soupçons, on est sûr d’être là en bonne compagnie !