Hier soir, l’expression Victoire de la musique semblait trouver enfin un sens, après des heures d’errances livrées aux aléas des artistes quasi oubliés que leur maison de disques comptait rappeler aux bons souvenirs de consommateurs qui ne sauraient plus quel best of consommer, de satisfécits décernés à la chanson française par un Aznavour tout content de voir des Renan Luce, des Vincent Delerm et toute la fameuse scène française de la chanson dite réaliste, et reconnu ce soir là comme Grand Sage de la musique française, malgré son mépris évident pour ce que cette musique française peut avoir de plus passionnant, justement.
Après une reconnaissance plutôt justifiée, tout de même, d’un Benjamin Biolay qui, bien qu’assagi, fit sentir un court instant que l’institution que sont ces Victoires tentait peut être bien de faire la promotion d’autre chose que la musique en plaçant sur un pied d’égalité les niaiseries d’une Coeur de Pirate, les élucubrations d’un Helmut Fritz et les constructions malignes et indéterminables dont il est lui même l’auteur, decernant au passage ses propres victoires aux artistes que lui même admire, intervint cette catégorie fourre-tout qui concerne les musiques électroniques et dance. On notera au passage qu’il est tout de même génial de reléguer en fin de soirée, et dans un ensemble vague dans lequel on retrouvera aussi bien David Guetta et Wax Taylor, des musiciens qui sont précisément, n’en déplaise à Charles Aznavour, ceux qui exportent un savoir-faire national qu’on semble reconnaître assez largement dans le monde.
Mais peu importe l’audience et la reconnaissance, argument qu’on laissera à Muse, dans sa petite guerre médiatique avec les Inrocks, en cette fin de soirée, il se passait autre chose, de plus intéressant.
Victorieux de cette catégorie « Musiques électroniques et dance », sans doute parce qu’ils en constituaient la seule synthèse possible, les Birdy Nam Nam achevaient leurs remerciements en conseillant de télécharger leur propre musique, ainsi que toute celle que l’auditeur pourrait souhaiter écouter. On imagine assez l’entourage de Johnny Hallyday, confortablement installé devant son écran aussi large que mince, dans quelque confortable canapé de la rue du faubourg Saint-Honoré, considérant à quel point ces jeunes artistes soigneusement lookés peuvent vite cracher dans la soupe que les maisons de disques, et le public, veulent bien leur servir. Le conseil délivré par un Little Mike à la mèche pourtant toute néo-libérale ne fut contré par aucun message nous rappelant qu’on était en train de priver Johnny et consorts d’une énième villa dieu seul sait où quelque part dans quelque gated community, personne ne vint se plaindre. Ni Hadopi, ni Loppsi, ni Acta ne furent convoqués, même le ministre de la culture s’en tint à un exercice un peu puéril et peu inspiré, qui consistait à broder maladroitement un compliment à Charles Aznavour sur la base des titres des chansons de celui-ci, signalant à qui voulait bien le voir que Frédéric Mitterrand n’est pas très habile à ce petit jeu du Mix, et qu’il devrait considérer avec un peu plus d’égards (en fondant des lois qui les protège, par exemple), ceux qui, eux, excellent dans cet art.
Peu à peu, il semble qu’on reconnaisse qu’on passe à autre chose. Mais à quoi ?
La prestation, courte, des Birdy Nam Nam en fournissait les indices. S’ils jouent sur ce que beaucoup n’oseraient pas appeler des « instruments », c’est que cette musique issue du turntablism est l’une de celle qui, avec le jazz, le dub en particulier et les soundsystems en général, le rap, les blatvois et donc, un certain courant des musiques électroniques, trouve son sens dans sa réalisation collective, dans le dialogue entre ceux qui l’exécutent et ceux qui en jouissent, dans l’acte musical lui même, et non plus dans le monologue auquel ‘un hypothétique artiste, le plus souvent lui même auto-décrété, se livre devant un groupe de personnes identifiées comme étant « le public ».
On mesurait cette nouveauté, hier, dans la distance qui dessinait un abyme entre Coeur de Pirate, remerciant les ex qui l’ont larguée, permettant l’écriture de multiples chansons racontant ces abandons successifs, dans lesquelles un public on s’en doute souvent féminin vient se complaire à partager une impression de déjà vu (on les entend dire, après coup « Ah ouais, c’est trop ça »), à la manière d’une Vitaa, et le quatuor de Djs, qui focalise son attention sur la musique et sur la scène, et qui devait trouver tout de même très très étrange, ce public enraciné sur son siège (qui n’osa même pas lever son cul pour la performance pourtant bien plus convenue de M, c’est dire si c’était peut-être, éventuellement, la Victoire de la musique, mais ce n’était certainement pas sa fête…). Birdy Nam Nam devenait soudainement un canal de diffusion, alors qu’ils sont d’habitude plutôt des composants dans une alchimie qui met l’auditeur dans le bain de l’expérience musicale.
Eh bien, vous savez quoi ? Jacques Attali permet de comprendre ce qui se passe là. Je ne doute pas que c’est là une information qui va en inquiéter quelques uns, et moi même, je suis pris d’un certain vertige à cette idée. Mais ne faisons pas la fine bouche, le bonhomme est un malin, il a un certain talent pour l’identification des schémas (je le vois parfois comme une sorte de Cayce Pollard (et il me semble être une incarnation assez crédible, quoiqu’inattendue, de l’univers de William Gibson)), et un sens de la correspondance qui permet de générer de la pensée, et c’est quelque chose que je cherche, y compris chez ceux dont le style me semble être un motif suffisant de soupçon.
En 1977, Jacques Attali publiait un ouvrage de réflexion sur la musique, intitulé Bruits – Essais sur l’économie politique de la musique. L’essai fut quasiment intégralement remanié pour être publié de nouveau en 2001, adaptant ses intuitions précoces à l’univers de la musique telle qu’elle se dématérialisait déjà. On peut être très agacé par le personnage, sans doute à la mesure de l’agacement que le monde tel qu’il se traine provoque chez lui. Néanmoins, la manière dont Attali observe les formes successives de la musique à travers son histoire, associant chacune d’entre elles au monde politique qu’elle annonçait. Il trace ainsi trois grands principes dans la dynamique musicale : Le sacrifice qu’accompagne la musique liturgique, la représentation qui sera la bande son de la bourgeoisie, la répétition qui est la forme de la musique consommée sous forme de marchandise, dont on sait qu’elle est aujourd’hui en crise.
Ainsi, l’intérêt du livre d’Attali, au delà de l’érudition dont les chapitres précédents font preuve, réside principalement dans sa dernière partie, intitulée « Composer », car elle étudie la manière dont peu à peu la musique, et ce bien avant que les moyens technique le permettent, va se réaliser avant tout comme expérience commune, dans laquelle chacun est une composante de l’oeuvre, soit parce que le musicien puise son énergie dans le feed-back du public, qui devient alors partie prenante d’une réalisation commune, soit parce que la musique se constitue selon les principes de l’open source, adoptant autant de géométries qu’il y a d’interprètes, les machines électroniques et la musique numérique permettant à chacun de participer au processus, pour peu qu’il « se sente » d’y prendre part. La musique de Birdy Nam Nam puise ses influences et ses principes à cette source là, et le quatuor semble être assez au fait du caractère finalement accessoire et accidentel du disque et de sa distribution dans l’économie nouvelle dont cette musique annonce les schémas. Renouvelant les réflexions sur le don, le partage, elle est l’image même de créateurs qui se soucient de l’oeuvre commune créée en compagnie de tous ceux qui participent aux performances, pour des raisons qui ne se réduisent pas à la somme d’argent qu’ils ont dépensée pour y assister.
En somme, on est passé, entre Coeur de Pirate, produit déjà consommé, passé à la moulinette du marketing, de la logique de la minette packagée afin d’être exposée à une audience, et Birdy Nam Nam, collectif remixant les sons d’autrui pour autrui, de la logique des assistants à celles des composants. De l’assistance à la composition.
En février 1977, dans le n° 121 du magazine littéraire, Jacques Attali était interviewé, sur presque quatre pages, par Agathe Malet-Buisson. Il n’était pas encore confronté aux phénomènes liés aux musiques électroniques, ni au piratage tel qu’on peut l’observer maintenant. Néanmoins, on y discerne tout de même une vision qui permet, déjà, si ce n’est de comprendre, tout du moins de penser le devenir de la musique. Et on l’aura compris, il y a là un ensemble de principes qui commandent, en fait, des domaines bien plus vastes que le seul partage des sons. Voici ces quatre pages :