Le désespoir de cause, c’est cette absence de justification qui fait que soudain on brûle tous ses vaisseaux rhétoriques, qu’on fait couler toutes les raisons qu’on avait jusqu’ici évoquées pour faire avaler l’inavalable, et qu’on déballe tout sur la table, déposant le masque ; c’est l’heure de tenter un « all in », jouant le tout pour le tout ; ça coûtera ce que ça coûtera. C’est le désespoir de cause qui a poussé ces derniers jours Emmanuel Macron à ne plus recourir aux vieux prétextes pour nous faire à l’idée de travailler deux ans encore, à admettre que non, en fait, son fameux projeeeEEEEET n’était pas motivé par la volonté d’assurer à chacun une retraite décente, ni par la nécessité d’équilibrer les comptes des caisses de retraite, qu’il ne s’agissait pas non plus de garantir la simple possibilité qu’il y ait des pensions de retraite ou de sauver un quelconque régime, universel ou pas pour nos vieux jours. Non, tout ça c’étaient de faux prétextes. Fausses intentions aussi les cataclysmes annoncés par le porte parole du gouvernement au moment où, comme illuminé de visions aussi nettes qu’un film de Cameron il plagiait l’Apocalypse selon Saint Jean, prophétisant les pires cataclysmes climatiques, économiques, sanitaires et sociaux si les français persistaient à exiger qu’il soit fait politiquement selon leur volonté.
La version officielle désormais, c’est que bon Prince, Emmanuel Macron nous avait caché la vérité parce qu’il fallait nous en protéger. Qu’au moins nous ayons l’occasion, perdants magnifiques, de nous battre comme de beaux diables contre ce qui ne semblait pas encore inéluctable. Il nous avait préservés d’une réalité trop brutalement définitive, trop implacablement déterminée. Héroïque, il s’était offert rétrospectivement en sacrifice en mode « Venez me cherchez » alors que les véritables coupables se situaient plus loin, hors d’atteinte de nos attaques, indifférents à nos vitupérations, inflexibles en somme, parce qu’abstraits. Le storytelling n’est jamais aussi beau que lorsqu’il est écrit après coup : Macron tel un astre noir avait brillé par son absence, laissant sa première ministre prendre les coups à sa place, se préservant la possibilité de jouer, in extremis, le pacificateur. Il nous l’aurait dit on ne l’aurait pas cru, et sa modestie lui interdisait de nous le révéler mais il nous avait permis de ne pas, d’emblée, désespérer, d’y croire encore, qu’on est vivant tant qu’on est fort, qu’on a la foi tant qu’on s’endort, la rage au ventreeuuuh.
Bas les Masques
Mettant fin au quiproquo autour duquel la France s’étripait, il a révélé ces derniers jours le pot aux roses, désigné les vrais coupables : si les Français n’acceptent pas de travailler deux ans de plus, la France ne sera plus financée. Pour un peu, on s’apitoierait sur son sort : lui qu’on pensait coupable était en réalité pris en otage par la très haute finance, il faisait barrière de son corps pour nous éviter le pire. On pensait qu’il faisait partie des profiteurs, alors qu’il était lui-même pris à la gorge par ceux auprès desquels il quémandait l’argent qui nous permet, au quotidien, de vivre. Il faudra qu’un jour on pense à célébrer collectivement notre héros national.
Cette révélation met fin au débat : en réalité, il n’y a pas de choix. Ce qui expliquerait qu’il n’y ait même pas besoin de vote : cette réforme relève moins des lois positives du droit que des principes de physique, dont on sait qu’ils ne sont pas négociables. Fini l’argent magique, adieu le pognon de dingue. Il faut bien que le pays demeure le plus attractif du monde pour les investisseurs. Il faut bien qu’il continue à battre des records de distribution de dividendes et qu’il demeure la chère patrie de millionaires et milliardaires si fiers d’avoir à leur service un peuple aussi rentable.
Ce faisant, Macron déplace l’ennemi plus loin que nous ne saurions aller pour le chercher. Parce qu’on a une idée assez floue de l’identité et de la localisation de ceux qui nous prêtent, et donc de ceux à qui profite le prêt. Comme dans Louise Michel (Kervern / Delépine, 2008), on ne sait pas trop qui cibler, où se rendre pour le croiser et lui régler nos comptes. La très haute finance se joue sur un territoire qui s’apparente aux profondeurs sombres dans lesquelles patrouillent, toujours entre deux eaux, les sous-marins nucléaires. Menace globale, sitôt que leur tourelle est immergée c’est comme s’ils se diluaient dans l’ensemble des volumes marins de la planète. Ne pouvant être localisé nulle part, chacun d’eux est pour ainsi dire partout. Ces engins sont une incarnation de Dieu plus crédible qu’un homme, fût-il son fils. La haute finance est, elle aussi, partout. Et depuis que Macron a laissé filtrer cette déclaration, selon laquelle le maintien économique de ce pays dépendait tellement de cette réforme qu’elle en devenait non négociable, ceux qui parlent en son nom ne cessent de rappeler que, rien qu’au titre des retraites, c’est 30 milliards d’euros par an que nous devons emprunter. Et pour cela, il faut bien qu’on nous les prête. C’est ça, l’argent facile. Facile ? Pas tant que ça à vrai dire puisque ces marchés sont manifestement exigeants. Pour qu’ils nous prêtent, il faut qu’on satisfasse leurs exigences. Celles-ci sont simples : il suffit qu’on bosse pour eux. Parce que notre travail est, pour eux, rentable. Et il faut aussi qu’on consomme pour eux aussi, parce que notre consommation est le second temps de notre rentabilité. Dès lors, ils n’ont qu’une exigence : que cet arrangement avantageux le reste, et qu’il le soit de plus en plus. Car plus notre travail est rentable, plus nous leur donnons les moyens de nous imposer d’être plus rentables encore. Et plus notre consommation les enrichit, plus ils ont les moyens de nous convaincre que ce que nous voulons, c’est consommer davantage encore. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle « actifs » ce sur quoi portent leurs investissements : les actifs, c’est tout ce qui rapporte davantage de valeur, du simple fait quon le possède. Un travailleur est donc, dans tous les sens du terme, un « actif », au même titre que les « actions ».
En dernier ressort, cette menace fantôme, cette épée de Damoclès se balançant quelque part au dessus de nos têtes à tous sous un fil accroché dans les tréfonds de l’univers visible et invisible, on pourra nous la ressortir pour n’importe quel sujet. Immigration, puisque ça semble être la suite opportune du programme ? Il faut faire comme les marchés l’exigent (c’est à dire qu’il faut être extrêmement intransigeant sur la légalisation de l’immigration, afin que le travail immigré demeure massivement illégal, pas pour l’empêcher, mais juste pour qu’il soit durablement hors régulation, totalement libre, absolument conforme aux plus profonds espoirs du pur capitalisme). A strictement parler, on peut penser que du côté de la législation sur les stupéfiants les exigences soient assez semblables. Parce qu’il serait bien étonnant que l’argent qu’on nous prête ne soit pas en partie lié, aussi, à ce genre d’intérêt. Le travail ? Oh… on se doute un peu de ce qu’exige la haute finance sur ce terrain. Ce que nous dit ici Emmanuel Macron met fin au débat sur les retraites. Mais il pose aussi un terme à tous les autres débats politiques. Puisque la messe est dite, communions sous toutes les espèces.
Si loin, si proche
Trop loin, trop incertaine, trop peu identifiable ; trop forte aussi. Ce n’est pas une botte qui s’appuie sur notre visage pour l’écraser, c’est une pression atmosphérique étouffante, qui n’offre pourtant pas d’autre alternative que la respirer : si elle se retire, on suffoque. C’est le contrat social qui nous fait vivre : s’intoxiquer pour respirer encore un peu. Autant s’y résoudre : toute résistance est vaine.
Dans ses Onze Thèses sur la grève, rédigées en 2020 et publiées dans son livre, aussi petit qu’important, Du Cap aux grèves. Récit d’une mobilisation 17 novembre 2018 – 17 mars 2020, Barbara Stiegler évoque cette disproportion entre la menace infinie qui plane sur nous et la riposte nécessairement modeste et maladroite qui peut lui être opposée. Elle est, évidemment, une source de démobilisation. C’est bien pour cette raison que Macron, en dernier recours, la dégaine. Et c’est bien pour cette raison qu’il ne faut pas se laisser impressionner :
« Il n’y a aucune relation logique entre la grève et le grand capital. Oui, il y a des têtes, des chefs et des caps, et oui ils sont largement responsables de la démolition. Car ce sont bien les grands capitalistes, les grands chefs d’entreprise, les chefs d’Etat qui tous nous ont imposé le cap d’un capitalisme mondialisé. Mais gardons-nous de la lourde métaphysique de la cause, de la substance et du sujet, qui produit de la démobilisation en masse. Car à bien y regarder, les maîtres du cap sont le plus souvent (pas toujours) hors de notre portée et cela peut précisément nous donner envie de tout abandonner. Dommage, car le premier adversaire de la grève est, le plus souvent, juste là : c’est nous-mêmes, nos manières précises et minuscules de faire, de sentir et de penser, c’est celles de nos proches, de nos amis et de nos collègues, qui comme nous se sont imprégnés du néolibéralisme et se sont conformés à son agenda. C’est l’ensemble du monde social réel que chaque jour nous subissons passivement et auquel nous participons nous-mêmes activement en l’organisant, selon des réseaux de forces et de contre-forces minuscules et extrêmement compliquées. La grève n’est pas nécessairement une affaire brutale de masse et de contre-masse. Elle réclame, bien plus souvent, le tact, la précision et l’art de la dentelière, qui toujours se jouent dans les détails. »
En plaçant ainsi la cible au-delà de la portée des tirs, en faisant du capitalisme (puisque c’est bien de cela qu’il s’agit) une force supra-naturelle, une puissance divine ou « naturelle » mettant le citoyen à genoux et le travailleur sur les rotules, Emmanuel Macron nous rend finalement un fier service : il suffit désormais de retourner les armes contre soi-même. Ca n’a rien à voir avec un suicide. Il s’agit juste de négicier avec soi-même et d’entretenir la politique là où elle a encore une place : en soi. Car le capitalisme ne se trouve pas dans le ciel, au coeur des nuées. Il ne s’agit pas d’un dieu, pas seulement parce que les dieux n’existent probablement pas, mais aussi et surtout parce que ce serait un dieu qui ne laisse aucun espoir. En réalité, le capitalisme ne se trouve nulle part ailleurs qu’en nous. Il n’a pas d’esprit, c’est une pulsion, une soif, une voracité à laquelle le monde lui-même ne peut pas donner satisfaction. Ce à quoi il invite à se confronter, ce sont moins des forces supérieures qu’une tendance intime que nous connaissons bien, puisque nous la rencontrons tous les matins dans la glace de la salle de bains. Dans un tel combat, il s’agit de réveiller le punk en soi1, de combattre tous les micro-capitalismes latents, les routines installées comme autant d’applications, autant de programmes tournant, tellement en arrière-plan qu’on croirait qu’ils font partie de notre codage génétique, des fonctions internes les plus essentielles à la vie, comme une déglutition sans fin, alors qu’ils n’ont pas d’autre but que rendre la vie invivable sans pour autant condamner à mort ; parce que dans le monde tel qu’on le laisse se faire on en est réduit à ça : il faut bien vivre.
Ce qu’écrivait en 1974 Deleuze dans Deux Régimes de fous, il faut qu’on l’intègre personnellement. Parce que dans le fond, en soi aussi, il y a quelque chose qui a l’air de bien fonctionner, et qu’on regarde pourtant de plus en plus comme un monstre éveillant en nous ce que, jadis, on appellait une « inquiétante étrangeté » :
« Nous considérons un tout autre régime de signes, le capitalisme. Lui aussi a l’air de fonctionner très bien, il n’y a pas de raison pour que ça ne marche pas. Il correspondrait plutôt à ce qu’on appelait tout à l’heure délire passionnel. Contrairement à ce qui se passe dans les formations impériales paranoïaques, de petits paquets de signes, de gros paquets de signes se mettent à suivre des lignes, et sur ces lignes toutes sortes de choses arrivent : mouvement du capital-argent ; érection des sujets en agents du capital et du travail ; distribution inégale des biens et moyens de paiement à ces agents. On explique au sujet que plus il obéit, plus il commande, puisqu’il n’obéit qu’à lui-même. Il y aura perpétuellement rabattement du sujet de commandement sur le sujet d’obéissance au nom de la loi du capital. Et sans doute ce système de signes est très différent du système impérial : il a même l’avantage d’en colmater les brèches, en ramenant toujours vers le centre le sujet périphérique et en stoppant le nomadisme. Par exemple, dans l’histoire de la philosophie on connaît la célèbre révolution qui a fait passer le discours du stade impérial, où le signe renvoyait perpétuellement au signe, au stade de la subjectivité comme délire proprement passionnel qui rabattait toujours le sujet sur le sujet. Et pourtant là encore, mieux ça fonctionne, mieux aussi ça fuit par tous les bouts. Les lignes de subjectivation du capital-argent ne cessent d’émettre des embranchements, des obliques, des transversales, des subjectivités marginales, des lignes de déterritorialisation qui menacent leurs plans. Un nomadisme interne, un nouveau type de flux déterritorialisés, de particules a-signifiantes viennent compromettre tel détail, et l’ensemble lui-même. Affaire de Watergate, inflation mondiale. »
Il y a du jeu dans la mécanique, quelque chose à quoi se confronter au coeur de soi. Le capitalisme n’est pas ailleurs, il est ici-même, comme un virus, un donneur d’ordres intime tapi dans l’ombre, lové dans nos habitudes professionnelles, conjugales, parentales, il est la main qui pousse le caddie du supermarché, la volonté d’y garder la tête droite pour échapper aux produits bas de gamme parce que s’il y a bien un commandement auquel on ne dérogera pas c’est de s’accorder ce qui se fait de mieux, par respect pour soi, « parce que je le vaux bien ». Il est le regard porté sur la richesse de l’autre, sur ses plaisirs qu’on regarde comme autant de promesses déçues, d’occasions manquées de le prendre de haut, il est dans la volonté de réussir, et de voir ceux qui me sont proches échapper à la condition de loosers, d’offrir à ses enfants ce qu’il y a de mieux, d’être perpétuellement à son avantage, de contraindre les autres à regarder le bon profil. Il est dans le pied droit qui permet, d’un coup de gaz, de laisser l’autre sur place, de le voir disparaître dans le rétroviseur. C’est cette tendance à suivre les injonctions, les slogans, à chercher la prochaine influence, le next bing thing, le prochain défi, le projet de plus, le nouveau Saint-Goal à poursuivre pour l’attraper, avant les autres, queue du Mickey passeport pour l’extraballe, le tour de plus, le Same Player, shoot again pendant que les autres font la queue, attendant leur tour, leur heure. Les podiums avec leur plus haute marche, les cordes avec leur premier de la classe tout en haut, qui la tient bien haute pour que les autres puissent s’y pendre de honte, les échelles, les récompenses, le mérite, les gratifications, les retours sur investissement, les intéressements, tout ce qui ruisselle et dont on aimerait bien, soi aussi, capter une partie pour se les offrir, les belles choses, les belles expériences d’achat, les situations valorisantes, les lieux où on va parce que tout le monde y va et où on voudrait pourtant, puérilement, être seul au monde. La soif sans faim, la faim sans les moyens, le vide intersidéral dans le ventre, l’avidité généralisée, l’appétit de tout, la pulsion de dévoration, le carnage comme art de vivre.
Tel est pris, qui croyait prendre
Il y a quelque chose en nous qui cuisine nos dépendances. Quelque chose qui nous travaille au corps, qui fouille nos méninges pour y placer autant de micro-bombes à retardement, de consignes auxquelles l’heure venue, nous devrons obéir. La résignation est un de ces programmes. Son installation est lente, patiente, elle réclame qu’on ait le sentiment de ne plus avoir le choix, d’être mis devant le fait accompli, au pied du mur, face à ce qu’on appellera « nos responsabilités », lâches consommateurs sermonnés par des hommes et des femmes politiques si courageux. Il n’est pas étonnant qu’une telle réforme intervienne au pire moment, alors que les Français sont en situation de faiblesse. C’est le propre du capitalisme : saisir les occasions, ne pas rater les aubaines. Profiter en somme.
Il est là, l’ennemi à combattre. Macron l’a désigné pour qu’on renonce à l’affronter : les profiteurs sont trop anonymes, trop internationaux, trop dilués dans l’univers du gain pour pouvoir être saisis, plaqués au sol et mis hors d’état de nuire. Mais ce sont moins les profiteurs eux-mêmes qu’il s’agit de contrôler que le principe même de profit. Or celui-ci, on peut le saisir puisque ce flux ne passe nulle part ailleurs qu’en nous-mêmes, là où on peut l’attraper, pour le rediriger où on veut. Car leur bénéfice vient précisément de cette soif généralisée, de ce ruissellement inversé mais réel, lui, qui alimente comme une pompe à vide le manque, évitant soigneusement une quelconque satisfaction durable. C’est là que se trouve la source de leur enrichissement, et le pouvoir qu’ils exercent sur nous. Peu importe qui ils sont d’ailleurs, il faut se faire à cette idée morbide : ceux contre qui je lutte ont parfois mon propre visage. La bonne nouvelle, c’est qu’il s’agit en réalité de négocier avec soi-même. La mauvaise, c’est qu’on est tout de même bien dressés pour être, sur le terrain de l’appétit, intraitables.
Il va falloir se faire violence.
1 – Il s’agissait d’envoyer un clin d’oeil vers les Svinkels, mais l’idée va au-delà. Il faut lire le beau et important livre coordonné par Catherine Guesde, Penser avec le punk. Quand je l’aurai muri, je développerai quelque chose à son sujet.