Et après ?

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En ce lundi d’après élection, alors qu’on s’estimait heureux d’avoir échappé à l’horreur et de ne devoir subir que la dévastation, avec un ami et collègue on avait l’impression d’être tellement démunis face à la puissance destructrice qui se déploie sous nos yeux, qu’on se demandait s’il était encore possible d’y résister, de faire quelque chose ou, au moins, d’adopter une attitude qui permettrait de ne pas être emporté par la vague. Pris au piège, mis devant le fait accompli d’une démocratie qui place une bonne partie de son propre peuple devant une injonction paradoxale qui ne lui laisse aucune bonne issue, on se disait que la tentation était grande de participer après coup au petit jeu des reproches croisés entre citoyens déçus les uns par les autres, amers et rancuniers, presque tentés de se punir réciproquement de ne pas être suffisamment purs, exigeants, bons gardiens du temple, démocrates, républicains… ce ne sont pas les motifs de condamnation qui manquent, et à vrai dire, chacun pourrait parfaitement se mettre dans la peau de l’autre, et se les envoyer à la gueule tout seul, comme un grand, histoire d’atteindre la division ultime, celle du citoyen avec lui-même, qui permet de régner pour de bon, et durablement.

A vrai dire, on en est déjà là. Et le nombre des ruptures amicales, depuis cinq ans, n’est en fait concurrencé que par la quantité effarante de sujets de divorces avec soi-même qu’on accumule intérieurement, comme autant de tensions intimes qui font qu’il n’est même plus nécessaire de nous monter les uns contre les autres : on ne peut même plus se regarder dans la glace. Dimanche soir, chaque soutien de Macron qui intervenait sur les plateaux télé disait en gros à chacun de nous : vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même. A vrai dire, ça fait cinq ans qu’on ne fait que ça. Eux, sont intouchables.

Que faire ?

Ce qui semble décidément impossible, c’est tout simplement la politique. Lundi, je me disais qu’on pouvait encore, parce que nous sommes professeurs, faire de chaque cours une préparation de nos successeurs à prendre la relève et à être plus citoyens que nous ne l’aurons été nous-mêmes. Mais on va peut être se calmer un peu avec ce genre d’ordre de mission un peu grandiloquent : l’évidence, si on veut bien être honnête, c’est que ça ne suffira pas, et qu’on ne peut pas se permettre de miser sur un temps aussi long, quand bien même c’est celui-ci qui constitue la temporalité de l’histoire. Un cours, ce n’est que de la parole Et quand bien même celle-ci est importante, elle est vaine si rien ensuite n’en prend le relai pour pousser plus loin cette première énergie. Or, au sein de l’éducation nationale telle qu’elle est en général, et du lycée tel qu’il est en particulier, rien ne permet un quelconque passage à l’acte citoyen. Ce qu’on appelait jadis une « classe » est désormais explosé en autant de sous groupes qu’il y a de spécialités, les délégués ne représentant plus un groupe d’élèves identifié, chacun œuvrant pour soi, dans son coin, selon sa propre trajectoire et son propre intérêt, conscient qu’à la fin, même son meilleur camarade ne sera tout compte fait qu’un concurrent de plus dans le grand supermarché aux étudiants qu’est Parcoursup, où chaque élève aspire à être élu produit de l’année, et mis en tête de gondole afin qu’un algorithme passant là, avec son caddie, tende le bras et le saisisse pour l’emporter au loin, dans le vaste monde de l’employabilité. Autant dire que rien n’est fait pour qu’une vie véritablement politique soit cultivée au lycée. Quant à la démocratie, si ce n’est sous la forme de mots disséminés par ci par là dans des manuels, elle n’existe pas, puisqu’elle ne correspond à aucune expérience vécue. Il n’est pas étonnant dès lors que pour le plus grand nombre, la vie démocratique puisse se réduire à l’invitation faite à chacun d’aller tous les cinq ans mettre un bulletin et l’enveloppe qui le contient dans une urne. Si, en tant que profs, on veut bien arrêter deux secondes de se faire plaisir et de se prendre pour un quelconque rempart, ce n’est pas à l’école qu’on peut trouver de la démocratie.

On peut, évidemment, se faire croire qu’on va miser sur les législatives, comme si celles-ci étaient dotées d’un pouvoir surnaturel qui permettrait de nous plonger de nouveau dans les vertus démocratiques. En fait, on sait tous que le miracle n’aura pas lieu. Au mieux on observera un petit rebond mais dans le fond, les abstentionnistes s’abstiendront, et ceux qui votent, qui sont ceux en qui les convictions sont les plus ancrées, iront le faire conformément à leurs convictions, qui ne vont pas changer dans les semaines qui viennent. Le quinquennat a été créé pour ça, comme un package livré avec sa synchronisation présidentielles/législatives. Les quatre blocs sont constitués, en parts suffisamment égales pour se neutraliser les unes les autres : ceux qui vouent toujours un culte au Dieu Marché, ceux qui se sentiront davantage « chez eux » en sacrifiant les autres, ceux qui se disent que, malgré leurs désaccords, le plus important est d’empêcher les autres de gouverner, enfin ceux qui ne pensent pas avoir grand chose à dire, ou ne savent même pas qu’ils sont invités à s’exprimer, ou pensent qu’on se fout un peu de leur expression et choisissent de faire de leur inexpression elle-même leur expression. C’est couru d’avance parce que chacun attend que le mouvement vienne des autres. Et ne serait-ce que pour cette raison, la démocratie n’est pas là.

En fait, on attend le miracle parlementaire parce que c’est une énième façon de ne pas prendre en charge nous-mêmes la vie de la Cité, et de confier à d’autres que nous la politique. En même temps hein, on a autre chose à faire : des occupations qu’on juge plus dignes de nous, davantage en phase avec la qualité de vie à laquelle on aspire et puis, c’est des soucis la politique, de la confrontation, du désaccord, la nécessité d’avoir de la répartie, de dire ce qu’on pense dans le fond ; et puis il faudrait écouter les autres, se mettre à leur place deux secondes, les envisager comme ce « prochain » qu’on nous présentait au catéchisme, sans pouvoir le choisir, comme s’il s’agissait de vivre pour de bon avec le premier venu. Exactement ce dont on n’a pas, du tout, envie. On se retrouverait contraint à faire la balance entres ses intérêts et ce qu’on pense être juste, à se prendre dans la figure le témoignage de ceux qui se la prennent dans la gueule, la préservation de nos intérêts bref, il faudrait dire, ensemble, comment nous comptons vivre, ensemble.

Je relisais, donc, Rancière, parce que je me disais que nos beaux discours sur la démocratie étaient peut-être bien un de ces éléments qui rongent, précisément, l’élan politique véritable. Parce qu’il n’y a pas que nos hommes politiques qui soient maîtres dans l’art de se payer de mots. Nous savons tous nous réfugier, aussi, dans de pures paroles. Ca nous rend intouchables, purs, vertueux. Deux ou trois statuts concernés valent bien une indulgence, une manif’ avec une pancarte sur laquelle on aura fait un jeu de mots à partir des mots « peuple », « démocratie » ou « république » nous met en odeur de sainteté. Un selfie sur Insta en tête de cortège, et c’est la canonisation républicaine. Pour un peu, on nous donnerait le Bon Dieu sans confession on atteindrait les cimes de la citoyenneté, dans l’ivresse desquelles on peut prendre tout le monde de haut, décrétant que personne n’est vraiment digne de la démocratie en général, et de soi-même en particulier. Et pourtant, armés de nos toutes nos bonnes intentions, chantant à tue-tête « ON est là, on est là… », nous en sommes là. Du coup, donc, Rancière, dont je ne connaissais pas ce recueil d’interventions intitulé Les trente inglorieuses, dans lequel on trouve une conférence prononcée le 19 mars 2019 à la Biennale Democrazia, à Turin. Jacques Rancière y revient sur la réflexion développée dans La Haine de la démocratie, pour articuler sa pensée aux actions d’occupations menées depuis plusieurs années dans le monde.

On trouve, là, quelques éléments de réponse à notre désarroi. Rien qu’on ne sache déjà à vrai dire, mais deux ou trois choses qu’on a peut-être besoin de s’entendre dire, histoire de remettre de l’ordre dans les idées et, surtout, dans les actes : la démocratie est moins une affaire d’institutions qu’une question d’action. On est en démocratie si on agit concrètement en démocrate. C’est à dire si, au quotidien, la question politique est sur la table dans la relation qu’on entretient avec les autres, si la façon dont on agit est orientée par des objectifs politiques, si on envisage notre façon d’agir, tout particulièrement quand il s’agit d’action collective, sous un angle proprement politique. Et le milieu rêvé pour développer une telle conscience, c’est le travail. Parce que ce monde est, qu’on le veuille ou non, politique, et que si on ne l’envisage jamais sous cet angle, c’est qu’on laisse à d’autres le soin de le faire.

Or, la chaine de montage est politique, le portique d’entrée, les badges d’accès, les places de parking, les tickets restau, la cantine sont politiques. Les réunions hebdomadaires, les briefs du matin, les conf calls sont politiques. Le télétravail est politique. Le présentiel est politique. Le système d’exploitation de l’ordinateur est politique. Le format des documents est politique. La police de caractère est politique. Le dress code est politique, celui de la semaine comme celui du vendredi. Les weekends de team building sont politiques, puisque le temps libre est politique. Les quotas de photocopies sont politiques. Ce qui reste de la vie privée une fois que les outils numériques se sont installés dans les moindres recoins du timing est politique. La machine à café est politique. L’ascenseur est politique. Le nettoyage des espaces communs est politique. La propreté des chiottes est politique. Ne pas connaître le visage, ou le nom de ceux qui sont en charge de la propreté est politique. Confier à d’autres, qu’on ne connaît pas, le soin de cette propreté est politique. La voiture de fonction est politique. L’emplacement de parking est politique. La distance entre cet emplacement et l’ascenseur est politique. Les primes sont politiques. Le fixe est politique. La mutuelle est politique. L’horizon de la retraite, qui comme tout horizon, fuit à mesure qu’on s’en approche, est politique. Le H+1 est politique. Le H-1 aussi. Les regards sont politiques, ceux qu’on s’autorise, ceux dont on fait l’objet dans l’open space, au vestiaire, dans la salle des profs, dans l’ascenseur, au portail, de bagnole en bagnole au volant, en attendant que le portail s’ouvre, dans le bus déjà quand, de loin, on se reconnaît sans tomber les oreillettes pour se l’écouter jusqu’au bout, cette playlist du matin qui sert, justement, à ne pas les tomber ces oreillettes, dans le bus, quand on y reconnaît ceux qu’on y reconnaît ; ces regards évités ou appuyés sont politiques. Le temps de trajet est politique. Le temps de repos est politique. Le temps de repas est politique. Avec qui on mange à midi est politique. Avec qui on ne mange pas, qu’on n’y soit pas invité ou qu’on n’y invite pas, est politique. Les discussions sont politiques. Prendre grand soin qu’elles ne soient surtout pas politiques est politique. Le fait qu’on ne parle jamais de politique est politique. Etre syndiqué est politique. Ne pas l’être l’est au moins autant. Avoir des collègues comme amis est politique. S’interdire d’en avoir est politique. Avoir des clients pour amis est politique. N’avoir, de toute façon, aucun ami est politique. Demander à son conjoint, ou sa conjointe, de mettre les petits plats dans les grands parce qu’H+1 vient dîner ce soir est politique. Dresser des remparts, installer des sas étanches entre son boulot et sa vie privée, c’est politique. Présenter son conjoint, ou sa conjointe à ses collègues, c’est politique. Rencontrer quelqu’un au boulot, c’est politique. Baiser au boulot, c’est politique. Aux chiottes, c’est politique. Dans la remise où on stocke les ramettes de papier A4, c’est politique. Dans la salle de visioconférence, session en distanciel non déconnectée, c’est politique. Chez soi, après avoir changé les draps vite fait, et avant de les changer de nouveau avant que l’autre rentre, c’est politique aussi. Que ça reste entre nous est politique. Garder ça pour soi est politique. Le faire savoir aux autres devant la machine à café est politique. Serrer les mains est politique. Saluer tout le monde d’un grand « Salue les filles ! » est politique. Claquer la bise est politique. Faire des air-bisous est politique. La main sur l’épaule du H+1 qui dit bonjour juste comme ça, en passant, est politique. Arriver à la bourre est politique. Partir avant l’heure est politique. Pointer pile-poil à l’heure pour on ne sait quelle raison est politique. Avoir peur des remontrances est politique. Faire des heures sup’ est politique. Ne pas rentrer dîner est politique. Ramener du boulot à la maison est politique. Lire ses mails au réveil est politique. Avoir le PC à côté de l’assiette est politique. Avoir le smartphone à côté de l’assiette est politique. L’avoir dans la poche arrière du jean, dans la poche avant du pantalon, sur le biceps quand on court, dans le soutif à la zumba, au pied du banc de muscu, dans le drap de bain à la piscine, sur le support du rouleau de PQ aux chiottes, sur le siège passager en bagnole, ou en mains dans les transports, « au cas où », est politique. Dans chacune de ces occasions et dans mille autres aussi, faire comme si ce n’était pas politique, c’est politique, puisque c’est s’abstenir dix-huit heures de veille par jour sur vingt-quatre, et que l’abstention, c’est politique. Et encore, on fait grâce ici du temps de sommeil qui, en fait, est politique aussi. Parce qu’avec qui on dort est politique, parce que dormir seul est politique, parce que pyjama, slip-t-shirt ou à oilpé est politique, parce que couverture ou couette est politique, parce que lit commun ou chambres séparées est politique, parce que boules Quies et machine anti-apnée du sommeil c’est politique, parce que droite, ou gauche sur le lit, c’est politique, parce que se lever plus tôt que l’autre et prendre le petit dej’ seul en mode furtif, se doucher seul en mode furtif, se raser sans faire de bruit, s’habiller dans le noir en enfilant les vêtements qu’on a soigneusement posés, dans l’ordre, sur la chaise qui se trouve trois pas un peu en oblique vers la droite après l’angle du lit, pour pouvoir les mettre dans l’obscurité totale, c’est politique, partir avant que les enfants soient levés, c’est politique, tout comme être celui des deux qui doit s’en occuper avant d’aller au boulot, soit parce que l’autre embauche plus tôt encore, soit parce que l’autre s’est tiré depuis bien longtemps, soit parce qu’il n’y a jamais vraiment eu d’autre. Oreiller ou traversin, c’est politique, brosses à dents dans le même verre ou chacun sa salle de bains, c’est politique. Et mettre le réveil, ou pas, c’est politique. Se réveiller le dimanche à 5h du mat’ parce que l’horloge biologique, elle a ses habitudes, c’est politique aussi. Se réveiller au beau milieu des vacances et avoir comme première image en tête une pile de copies pas corrigées, un tableur Excel pas encore envoyé, un devis pas finalisé, une présentation encore en chantier, une réunion qu’on appréhende, des collègues dont on craint que, pendant qu’on se repose, ils tentent de briller auprès de notre H+1 commun, c’est politique.

Et on ne parle ici que du boulot. On pourrait dresser des listes entières concernant le reste de notre vie publique, à commencer par ce qui est le pendant nécessaire de tout ce temps consacré à la production : consommer est éminemment politique. Parce que si on produit industriellement, il faut bien qu’on consomme industriellement aussi, qu’on le veuille, ou non. Ca tombe bien, on ne veut que ça. Mais ne vouloir que ça, c’est politique aussi, non ?

Si tout ça est politique et qu’on ne s’en occupe pas, c’est que d’autres le prennent en charge. Soigneusement. Et leur laisser ce soin, c’est déjà, au quotidien, abandonner la démocratie. C’est comme s’abstenir 365 jours par an. Et c’est le genre de perte démocratique qu’on ne peut pas compenser en allant dans un bureau de vote deux ou trois fois l’an, au gré de l’organisation des scrutins. Pour avoir la chance de travailler dans un lycée où demeure une conscience politique toujours vive, j’ai conscience de la nécessité d’entretenir un tel germe, au quotidien. Et si je suis bien placé pour le savoir c’est, qu’évidemment, je ne le fais pas, ou carrément pas assez. Pourtant, ensemble, quelque chose de politique se maintient, dans le souci réciproque, même s’il n’est pas unanime, de se souvenir que c’est dans un milieu humain que nous travaillons, et que des forces considérables sont mises en œuvre pour le déshumaniser. Et c’est un effort quotidien de faire obstacle à ces forces, dont certaines s’attaquent à cette humanité de l’extérieur, en suivant les voies royales que sont les chaines hiérarchiques, tandis que d’autres viennent, tout bêtement, de chacun de nous parce qu’il n’y a pas que de l’humain en soi, ça non. Une bonne part de moi-même œuvre tout à fait consciencieusement à détruire tout fond politique de nos vies communes, et c’est là avant tout que, si on n’y prend pas garde, meurt la démocratie. Quand on laisse s’installer l’indifférence, quand on s’habitue à subir les conditions de travail, quand on renonce à les prendre en mains concrètement, quand on ne prend plus la peine, et parfois le risque, de montrer à la hiérarchie – et tout particulièrement cette partie de la hiérarchie qui ne se trouve pas, physiquement, sur le lieu où on travaille – que ce sont des êtres humains qui passent là la majeure partie de leur temps, c’est à dire la majeure partie de leur vie éveillée, et que quand bien même ils sont employés il ne s’agit ni d’outils, ni de simples ressources, qu’ils demeurent citoyens y compris, et même surtout, sur le lieu où on les emploie et que, dès lors, si on veut leur faire faire quelque chose, il faudra tout d’abord leur en parler, aller jusqu’à eux et leur dire quelque chose, comme on le fait entre êtres humains ; il n’y a que les machines auxquelles on donne des instructions. C’est à ce prix que la démocratie existe : quand on ne se laisse pas submerger par l’apathie, quand on résiste à la tentation du repli sur son smartphone, sur ses réseaux asociaux, sur ses projets de consommation, sur son soi-disant pouvoir d’achat, quand on n’évite pas le groupe de collègues qui parlent des enjeux politiques, locaux ou à plus grande échelle, quand on commence à oser monter en groupe voir la direction, quand on regarde, sur leur rond-point, les gilets jaunes occuper les lieux et qu’on se voit avec eux davantage de proximité que de distance, quand on se dit qu’on devrait être dans la rue avec les autres, ne serait-ce que parce que, quand-même, ils ont bien l’air de vivre quelque chose, tandis qu’on est tout préoccupé de s’assurer des expériences de qualité.

Il y a quelque chose de commun entre les urgences écologiques, les nécessités sociales et le maintien de la démocratie : finalement, il s’agit toujours d’essayer de prendre soin et cultiver ce qu’il reste de vie. Dit comme ça, ça ressemblerait presque à un programme commun.

Repenser la démocratie, c’est alors dire qu’elle n’est ni une forme de société ni une forme d’Etat. Elle n’est pas une réalité substantielle. Elle est une pratique, l’exercice d’un certain type de pouvoir. Ce pouvoir, ce n’est pas le pouvoir qui appartiendrait à la population en tant que telle, pas non plus le pouvoir du plus grand nombre ou des plus pauvres. Ce pouvoir n’est pas caractérisé par le nombre ou la nature de ceux qui l’exercent mais par la modalité de cet exercice. On peut le définir, dans sa plus grande généralité, par le pouvoir de ceux qui agissent collectivement en tant qu’égaux. Cette définition semble anodine. Mais il faut s’arrêter sur ses implications et d’abord sur le « en tant qu’égaux ». C’est cela en effet le scandale premier qui a fait inventer le nom « démocratie » comme une insulte. La démocratie, c’est le pouvoir spécifiquement exercé par ceux qui n’ont aucune qualité spécifique à exercer le pouvoir, c’est à dire plus précisément aucune capacité à l’exercer comme on l’entend habituellement : comme marque d’une supériorité qu’un groupe donné possède et qu’il exerce sur ceux et celles qui en sont privés – pouvoir des riches sur les pauvres, des nobles sur les gens vulgaires, des savants sur les ignorants, etc. La démocratie est le pouvoir spécifique que peuvent exercer ensemble ceux qui n’ont aucun titre à gouverner les autres. Il est vrai que ce pouvoir a d’abord été défini de manière restrictive. On a souvent souligné que la démocratie athénienne était un pouvoir du peuple limité en fait à une partie minoritaire de la population globale. Mais cette limite numérique renvoie en réalité à une limite plus fondamentale : celle qui identifie le peuple démocratique à une population donnée. Ce sont les révolutions modernes qui ont déplacé l’idée du pouvoir démocratique en en faisant d’abord une forme et une sphère d’exercice. A l’encontre de la vision « sociologique » de la démocratie, qui est en fait la vision des aristocrates, les révolutions modernes ont développé une vision militante qui faisait de la démocratie une pratique et non un état. Lors de la révolution de 1848, en France, on a vu se développer une distinction significative entre trois formes de « république ». Il y avait la république tout court, la république démocratique et enfin la république démocratique et sociale. La république tout court, c’était la république comme forme d’Etat, la république telle que la concevaient les royalistes qui pensaient bien la confisquer. La république démocratique, c’était celle où pouvait se développer une sphère d’activité publique, différente de la première. C’était la république des clubs et des sociétés populaires exerçant le pouvoir de pression et de contrôle des égaux assemblés. Quant à la république démocratique et sociale, c’était celle où l’égalité se trouvait réalisée non pas seulement dans les institutions publiques mais dans les formes mêmes du travail et de la vie économique à travers les corporations ouvrières et les associations ouvrières de production. La démocratie ainsi conçue n’était pas une forme de gouvernement mais une forme d’action créant une forme de vie publique et en conséquence une forme de peuple différente. Elle était l’activité qui créée des espaces où s’exerce un pouvoir des égaux comme égaux : des espaces où pensent, parlent et agissent comme acteurs publics celles et ceux qui ne sont pas les acteurs de la vie publique officielle, celles et ceux à qui cette sphère officielle ne reconnaît pas normalement la capacité de penser et de décider des affaires communes ; mais aussi des espaces qui brouillent la division officielle du public et du privé en donnant un caractère public à la sphère des rapports de travail. La notion de démocratie s’est ainsi liée à celle d’émancipation. L’émancipation sociale est le mouvement par lequel ceux et celles qui étaient enfermés dans le monde du travail et de la vie immédiate se sont donné la capacité qu’on leur refusait, celle de penser et d’agir comme les participants de plein droit d’un monde commun.

(…)

Le premier problème pour la démocratie est donc celui du développement de sa puissance propre, une puissance autonome par rapport à cette machine étatique. Cette question a été au coeur des tentatives les plus radicales de tirer les leçons du mouvement des places [Note du Moine Copiste : Rancière fait ici référence aux mouvement d’occupation qu’il analyse entre les deux passages que je recopie ici : Occupy Wall Street, Nuit debout et le mouvement des Gilets Jaunes]. Elles ont d’abord pensé l’inscription du mouvement dans la durée comme développement de sa capacité à faire monde. Elles se sont appliquées à recréer autrement les formes de ce tissu social égalitaire déchiré par l’offensive du capitalisme absolu. Ce tissu social ne peut plus se penser à partir d’un centre qui serait donné par le pouvoir collectif du travail. Mais il est possible de le recréer autrement par la multiplication de formes de solidarité et de vie collective qui surmontent la séparation entre les sphères d’activité notamment la séparation entre le politique et l’économique. Je pense par exemple à la forme des « espaces sociaux libres » qui a pris une importance toute particulière dans un certain nombre de mouvements démocratiques récents tout particulièrement en Grèce où la destruction des structures collectives imposée par les puissances financières a suscité la création d’un certain nombre de structures alternatives en matière de production et de consommation comme en matière de santé et d’éducation. Sans doute ces structures ont-elles d’abord répondu aux situations de détresse créées par les exigences de l’Union européenne, en procurant abri, nourriture, soins médicaux, éducation ou culture à ceux qui en étaient privés par la destruction des services publics. Mais ceux qui ont ainsi créé dispensaires, restaurants communautaires, coopératives ou écoles ont insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas seulement de répondre à des situations d’urgence. Il s’agissait de créer de nouvelles manières d’être, de penser et d’agir en commun. Aussi ont-ils appelé ceux qui bénéficiaient de ces structures à devenirs acteurs de leur gestion. Cela implique aussi un rôle spécifique donné à la démocratie directe. Celle-ci n’est pas destinée, comme dans les assemblées des places occupées, à une expression symbolique du pouvoir de tous donnant à chacun le droit à la parole. Elle est destinée à la prise de décisions concrètes dans la gestion de ces structures ou dans les rapports entre plusieurs structures organisées en réseaux. L’espace social libre est alors une forme de mise en commun qui met en question la séparation entre les sphères d’activité – production matérielle, échange économique, prestations sociales, production intellectuelle, performance artistique, action politique, etc. Elle met du même coup aussi en question les oppositions entre les nécessités du présent et les utopies du futur ou entre la dure réalité économique et sociale et le luxe de la pratique démocratique. De cette façon, une forme d’action politique tend à être en même temps la cellule d’une autre forme de vie – non pas un instrument pour préparer une émancipation à venir mais un processus d’invention de formes d’action, de pensée et de vie où dès à présent l’égalité se nourrit de l’égalité.

La situation présente nous oblige à assumer le fait que la démocratie n’est pas une donnée mais un processus. Elle est un processus d’invention continue de formes d’exercice de la capacité de tous. L’histoire de l’égalité est une histoire propre : une histoire faire de moments singuliers et d’institutions alternatives où cette capacité a trouvé à manifester sa puissance propre. Ce processus est toujours menacé d’être absorbé par les puissances d’une réalité qui est la réalité de la domination. C’est pourquoi son réalisme propre doit d’abord consister à maintenir sa singularité. »

Jacques Rancière, Au-delà de la haine de la démocratie, in Les trente inglorieuses, p. 187 sq

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