Juste parce qu’il vaut mieux conserver quelques images de Kyiv, avant que tout disparaisse. Et même si les guides touristiques sont remplis des « dix lieux à ne pas manquer lors d’un weekend à Kyiv », il est peut-être préférable de conserver ce qui témoigne de la vie réelle de ceux qui vivent là et, n’étant pas touristes de leur propre ville, passent leur temps là où la vie n’est pas conservée, mais là où ils la vivent, histoire de préférer le mouvement de la vie, à l’image arrêtée d’une vie saisie avant qu’elle cesse. Cela dit, ce qui suit est probablement signalé sur les guides Lonely Planet.
Avant d’assister à des scènes qu’on devine par avance terribles, au cours desquelles des citoyens vont tout simplement lutter pour que leur vie soit encore un tant soit peu, dans un monde voué à l’aliénation économique, la leur, peut-être peut-on garder en mémoire ces lieux où le mouvement du corps est encore pratiqué pour le corps lui-même. La salle de sport est un lieu étrange car, dans sa définition urbaine et bourgeoise, c’est une privatisation de l’effort collectif, et une atomisation de la force physique individuelle. A la différence du club de supporters, qui peut donner lieu à une mise en commun de la puissance individuelle, et ce parfois jusqu’à la lutte politique, s’il y a bien un lieu dont on ne risque pas de voir sortir une révolution populaire, c’est une salle de Basic-Fit.
Il se trouve qu’à Kyiv se trouve un lieu qui s’est développé selon d’autres voies, et d’autres valeurs. Un lieu où on peut venir pour soi, entretenir son corps, un lieu où, comme dans tout lieu public dévolu à la culture physique, il s’agit bien entendu, parfois, et pour certains, d’entretenir une image de soi dont on a conscience qu’elle n’existe que sous le regard des autres, s’entretient aussi une énergie collective, dans l’attention portée au geste de l’autre, dans l’aide qu’on peut lui apporter pour que l’exercice qu’il fait, il le fasse bien, et surtout dans la création et l’entretien du lieu lui-même.
Car Kachalka n’est pas une salle privée, c’est un lieu ouvert, commun, dont l’équipement est constitué par ce que les ouvriers ramènent, petit à petit, des usines dans lesquelles ils travaillent. Puisqu’il s’agit, surtout, de soulever du métal, ce matériau est prélevé à sa source : l’entreprise. Et soudain, un édifice public devient le lieu dans lequel les ouvriers viennent reconstituer leur force de travail, sur du matériel soustrait à ceux qui la consomment.
Un juste retour des choses, finalement, et une façon d’injecter, même si c’est de façon infinitésimale, une dose de commun dans le privé. Un espace entièrement consacré à ce que, en d’autres temps, on aurait appelé le loisir, c’est à dire cette sphère temporelle dans laquelle on est véritablement un homme, ou une femme, libre.
A strictement parler, notons ceci : ce lieu est républicain, au cas où on voudrait faire de ce mot un truc incompréhensible pour donner le sentiment au plus grand nombre que ça doit être pris en charge par des plus intelligents qu’eux. Non. La République, c’est aussi simple que ça.
Le film, maîtrisé, est l’œuvre de Gar O’Rourke, qui a l’air de mériter qu’on le suive du coin de l’œil. Il n’est pas la premier à s’être intéressé à cet espace mi naturel, mi industriel. Avant lui par exemple, un photographe ukrainien, Kirill Golovchenko, avait déjà documenté ce lieu, entre 2010 er 2012, dans un livre de photographies qui s’intitule sobrement Kachalka. On découvrait alors cet espace situé entre deux mondes, celui de l’ère soviétique, dont cet espace destiné à la culture physique commune est évidemment héritier, et celui d’un culte plus individuel du corps et de l’apparence, qui est peut-être un peu plus le produit de ce qu’on appelle l’Ouest.
Finalement, un lieu plus politique qu’on ne le croit, comme peuvent l’être les tribunes des stades. Un point de jonction tectonique, entre deux plaques en mouvement.
Le beau travail photographique de Kirill Golovchenko peut être vu ici : https://www.kirill-golovchenko.com/work/kachalka/. L’une de ses photographies semble avoir été une sorte de point de repère pour Gar O’Rourke, au point que celui-ci achève sont court métrage sur un plan qui semble la citer :
La salle de sport est, décidément, un lieu de rencontres.