Il y a quelque chose de fécond dans le concept sur lequel Hartmut Rosa travaille depuis quelques années : la résonance, quand bien même celui-ci semble relever d’une forme d’expérience qu’évoquent plutôt, d’habitude, les ouvrages qu’on trouve dans les rayons « développement personnel ». Car en réalité, derrière ce qui pourraient sembler être une proposition facile et superficielle, il y a un véritable travail conceptuel, qui peut intéresser, par exemple les élèves travaillant le programme d’humanités en première, autour de la notion de « parole ». En effet, Hartmut Rosa aborde dans une interview donnée à Philosophie magazine, en 2018, la façon dont il affirme qu’on peut reconnaître une parole dans certains phénomènes naturels. Evidemment, le fait qu’on la reconnaisse ne signifie pas qu’elle s’y trouve, mais que dans la relation qui se noud entre soi et les phénomènes, quelque chose qui est de l’ordre d’une voix émerge de la relation, qui est en quelque sorte le produit de la vibration que provoque la tenue, face à face, de ces deux pôles de la relation : soi-même, et tel phénomène dans le monde. Le monde a beau sembler muet, quelque chose en nous l’écoute. Et d’une certaine façon, si l’humanité se reconnaît dans la possibilité de prendre la parole, et d’être auteur de son discours, on pourrait aussi dire l’inverse : elle se repère, aussi, dans cette tendance à faire parler le monde, et à entendre des voix. Ainsi, même si Harmut Rosa est un penseur du rapport au temps, et qu’en tant que tel on peut l’étudier pour cette raison – et ce serait déjà une bonne raison de le faire- il fait aussi partie de ceux qui aident à penser le rapport au monde, dans la dimension de la connaissance de celui-ci, mais aussi dans celle de l’aptitude à y vivre, et à y vivre bien.
« Je crois qu’il importe de distinguer nos conceptions du monde et nos relations au monde. Selon nos conceptions du monde, à nous Occidentaux du XXIe siècle, il est clair que seuls les êtres humains parlent vraiment. Le monde physique est composé d’une matière morte, sans voix. Je ne discuterai pas de cela, mais nos relations au monde sont bien différentes. Du point de vue scientifique, la neige est composée de cristaux de glace ; mais quand je découvre un manteau de neige en ouvrant les volets le matin je fais une expérience d’un autre ordre. Si je me promène en forêt, je peux dire que les feuillages murmurent. Cette métaphore renvoie à une certaine qualité de ma relation aux arbres. De nombreux intellectuels et membres de la classe moyenne supérieure mangent bio. Je suis certain que vous en fréquentez ! Sur le plan de la connaissance scientifique, il n’est pas prouvé que les aliments bio soient meilleurs pour la santé, car ils transportent des bactéries et sont plus vite avariés. Mais pourquoi aimez-vous la terre collée sur la tomate ? Parce qu’à travers l’aliment bio, vous cherchez une connexion à la nature dont la condition urbaine vous prive. Même dans une civilisation matérialiste, rationaliste, cartésienne si vous voulez, les liens affectifs avec les monde sont avidement recherchés. C’est pourquoi la phénoménologie de Merleau-Ponty est si éclairante : dans mon expérience subjective, le monde et le moi ne sont pas séparables. Je perçois le monde, il est donc en moi, mais je suis également en lui. C’est au niveau de ce nœud originel du Moi et du Monde que se joue la possibilité d’une conversation, d’un jeu de questions et de réponses, de la résonnance. Alors oui, quand je résonne, je parle au monde et il me répond. Le vent a quelque chose à m’apprendre sur moi.
(…)
Selon moi, il y a résonance si et seulement si quatre critères sont satisfaits. Premièrement, l’affection. Je dois être affecté par quelque chose d’extérieur. Un paysage, une musique, une personne, un événement. Deuxièmement, la résonance s’accompagne d’autoefficacité : le sujet affecté se sent en mesure de répondre, il va réagir. Prenons cet entretien : j’ai peut-être préparé des réponses à vos questions, et je pourrais les débiter. Mais si vous et moi entrons en résonnance, je dirai des choses qui n’étaient pas prévues à l’avance. Je deviens actif dans notre relation. Troisièmement, et cela découle de ce qui précède, il y a transformation : la résonnance apporte du neuf. Un professeur qui fait cours, s’il entre en résonnance avec sa classe, oublie le manuel et se lance dans des disgressions, son discours est transformé. Quatrièmement, la résonance est indisponible, elle n’est pas planifiable. J’achète des billets pour un concert avec un excellent orchestre, mais la musique me laissera peut-être indifférent, la résonance ne s’obtient pas sur commande. »
Hartmut Rosa
propos recueillis par Alexandre Lacroix
pour Philosophie Magazine, n°125, octobre 2018