Puisqu’il est question de maladie – et même s’il est question de maladie pour qu’il ne soit, décidément, pas question d’économie, puisque quoi qu’il arrive il ne faut surtout pas qu’il soit question d’économie – allons-y pour de bon. Et mettons le doigt là où ça fait mal. Il y a la maladie telle que la médecine tente de la soigner. Et il y a la maladie telle que la politique la gère. Et la politique, ce n’est pas que l’Etat. C’est nous, ce sont nos discours, nos attitudes, nos gestes, notre port du masque, ou pas, nos mains lavées, ou pas, nos nez mis à l’air, notre façon de prendre des nouvelles, ou pas, auprès des absents, en soupçonnant entre les lignes que ce soit bien « ça », sans trop savoir soi-même ce qu’on met derrière ce soupçon, en devinant quand même un peu pour qui on s’inquiète vraiment.
Ainsi, il y a quelques jours, on voyait sur LCI l’épidémiologiste Laurent Toubiana, dans un fort bel exercice de pur complotisme, parler de ceux dont le test est négatif en les désignant comme « innocentés ». Evidemment, si on le lui faisait remarquer, il dirait qu’il ne faisait que mettre un mot sur une ambiance dont il n’est pas l’auteur. Peu importe. Parler de ceux qui ne sont pas porteurs du virus comme « innocentés », c’est placer les malades et porteurs dans une catégorie qui, elle, ne relève pas de l’innocence.
Parole politique, donc, même si elle s’en défend.
Entre 1904 et 1956, en Grèce, l’île de Spinalonga qu’une digue a transformée en presqu’île a accueilli une communauté dont tous les membres partageaient une caractéristique commune : ils étaient atteints pas la lèpre. Autant dire que, dès lors, il s’agissait moins d’un accueil au sens traditionnel du mot que d’un exil, une mise en retrait de la vie commune, pour tout un tas de raisons allant de l’incommodité ressentie à la vue des lépreux aux motifs politiques et sanitaires, en passant par la peur, le projet de contrôler les corps et la volonté de trier les personnes.
Au début des années 70, Maurice Born avait le projet de mettre en forme l’étude qu’il avait menée, deux ans durant, sur le sort fait aux lépreux, en filmant les lieux de cette ancienne léproserie, alors désaffectée depuis presque 20 ans. Il demanda à Jean-Daniel Pollet de réaliser, cinématographiquement, son idée. Ramondaikis serait le visage et la voix de ceux qui furent simultanément patients et détenus, reclus et exclus d’un monde qui se voulait propre, et sain.
Et c’est ainsi qu’en 1975 on put voir ce film de 40 mn, intitulé L’Ordre. Un film qui est comme tout film un agencement d’images, évidemment, qui est un portrait, un croisement entre un visage sans regard et des yeux qui nous sont prêtés pour voir enfin et faire exister ceux qu’on avait voulu dérober à la vue de tous. Un film qui est, aussi, un texte, et une méditation sur la santé comme fantasme, et la maladie comme sort commun, comme réalité. Un film, donc, qui nous parle depuis les années 70, ici, et maintenant.
Parce que la maladie dévore les corps et que, comme l’écrivait Fassbinder, la peur dévore l’âme :
« Qu’est-ce que la lèpre ? Qu’est-ce qui fait la maladie ? Les symptômes ? Non. Ce n’est pas ça. C’est ailleurs que dans les symptômes. Cette maladie là, celle des symptômes, c’est la maladie sociale. Mais l’autre ? L’autre, c’est peut-être elle qui nous fait. Peut-être que ce n’est pas un état exceptionnel. On en verrait que les pointes de fièvre. Alors ça ne serait pas un état différent. Et si on pouvait vivre la maladie comme si on vivait la santé ? Parce que, qu’est-ce qu’on fait avec la maladie ? On la refuse. À tout prix. Même s’il faut refuser parfois ceux qui la portent. Ce qu’on veut c’est… la faire disparaître. Mais rien ne disparaît. Alors. Où elle va ? Peut-être qu’on la retrouve ailleurs, comme une autre maladie, qu’on combat aussi tôt. Mais, qu’est-ce que c’est que ce truc ? Ça s’arrêtera jamais alors ? Et, on inventera de plus en plus de maladie, de plus en plus complexe. Et ce que l’on appelle santé, sera de plus en plus restreint, de plus en plus difficile à garder. Et si c’était la santé qui était douteuse, trompeuse ? Si elle n’existait pas, si on arrêtait de l’opposer à la maladie ? Qu’on s’écoute. Qu’on ait l’impression d’être les deux à la fois. Malade, en santé. Vraiment, la santé, cette question là, il faudra bien se la poser. »
Jean-Daniel Pollet, L’Ordre, 1973
Bonsoir,
« La vie » m’a encore montré à quel point les choses et les êtres sont connectés, en cette soirée du trente novembre de l’an de grâce deux mille vingt, puisque je fais mon grand retour (si j’en crois mon dernier commentaire, je me suis absenté trois ans, trois ans que je n’ai vu passer !) en même temps, semble-t-il, que Youri Kane a publié l’article ci-dessus, après une inactivité depuis au moins le mois de mars, là encore, semble-t-il.
Alors pourquoi cette date ? Pourquoi reviens-je aujourd’hui ? Mystère… En tout cas, mon expérience me laisse penser que que ce n’est ni de l’ordre de ce que l’on pourrait appeler le hasard, ni une coïncidence, mais bien plutôt un signe ou ce que je qualifierais de connexion. Je ne sais pas ce qu’en pense le professeur de philosophie mais je m’arrêterai là avant qu’on me taxe de mystique ! Et puis, ce n’est pas ici le lieu de la confession, pour continuer dans le champ lexical de la religion (qui étymologiquement veut dire « relier », je le rappelle).
En ce qui concerne l’article plus précisément, il est clair que la santé relève du fantasme, surtout depuis que l’OMS ne la définit plus comme l’absence de maladie ou d’infirmité, mais comme « un état de complet bien-être physique, mental et social ». Là je ne demanderai pas l’avis d’Harrystaut pour affirmer que cela relève de l’utopie !
Cependant, sans vouloir ramener le débat à un niveau trop bas, pour avoir été moi-même encore malade récemment, je dois bien avouer qu’il ne me tardait qu’une chose : me débarrasser de la maladie. Le texte de Pollet est bien écrit et intéressant dans la mesure où il pousse à la question, mais il est aussi un tantinet paranoïaque. La maladie n’est pas seulement le prétexte au contrôle des corps, l’exclusion (temporaire) est parfois nécessaire pour éviter la contagion. Si nous en sommes là aujourd’hui (et je mets de côté l’hypothèse complotiste d’un virus fabriqué de toutes pièces qui est peut-être vraie, ou fausse), c’est bien à cause des échanges mondialisés et de la quasi absence de tout contrôle des corps. Qu’on se rassure cependant, avec les « nouvelles technologies », les esprits sont tous sous bonne garde !
Bonne nuit !
Merci de lire « septembre » en lieu et place de « novembre » (lapsus, sans doute), et d’enlever une conjonction de coordination « que » à la ligne 6 ou 7… La fatigue, la fatigue…
Et comme on dit jamais deux sans trois (erreurs en l’occurrence), j’ai trouvé un autre commentaire de moi datant d’il y a deux ans… !
Conjonction de subordination*
Bonjour Julien !
C’est étrange, cette synchronisation des retours sur le même territoire numérique. A vrai dire, ça fait des mois que je n’écris plus grand chose ici, peut-être parce que je lis des choses plus poussées que ce que j’aurais à écrire, peut-être aussi parce que j’ai l’impression que pour l’essentiel tout est dit, et que c’est à l’action qu’il faudrait désormais passer. Quand je me relis ici, j’ai l’impression de me mettre moi-même le nez dans mes propres renoncements, ce qui n’a rien de particulièrement agréable.
Je conserve la suite de tes commentaires telle quelle, d’abord parce que c’est quand-même beau, quelqu’un qui se relit (et c’est là l’autre étymologie potentielle du mot religion), et je trouve encore plus beau le fait que ta série de corrections s’achève sur l’expression « conjonction de subordination », que je vais garder là en bonne place, parce que ça ferait un beau titre pour un futur article.
Quant à la maladie, je pense que la façon dont je la lis est un peu liée à la pratique que j’en ai. J’ai tendance à ne pas me soigner, et à accueillir douleurs et disfonctionnements comme quelque chose qu’il s’agit de vivre. Sans doute parce que je n’ai, finalement, jamais rien de grave, mais aussi parce qu’endurer me rappelle ce qu’est en bonne partie la vie, et m’éviter d’assimiler la vie à une sorte de partie de plaisir.
Le texte de Pollet me semble intéressant parce qu’il dépasse les circonstances actuelles. Mais il parle, aussi, du rapport aux malades, et de la façon dont on est capable d’écarter non seulement ceux qui sont contagieux, mais aussi ceux qui sont porteurs des stigmates de maladies inoffensives pour ceux qui pourraient être l’entourage de ceux qui ont guéri, si cet entourage existait encore. Nous repoussons la possibilité même d’être malade. Et cela s’entend, puisque c’est foncièrement désagréable, mais ce qui l’est moins, c’est de repousser les malades eux-mêmes comme des suspects, des coupables, ou des maudits. On retrouve là une façon de regarder autrui comme suspect, qu’on avait déjà connue, sous des modalités un peu plus complexes encore, lors des débuts de l’épidémie de sida.
Après, je ne partage pas des choses dont je me dis qu’elles sont vraies. Je partage ce qui me fait réfléchir. La vérité, j’ai l’impression que finalement, je m’en tiens soigneusement à distance.
Heureux de te relire, en tout cas !
Merci de lire « septembre » en lieu et place de « novembre » (lapsus, sans doute), et d’enlever une conjonction de subordination « que » à la ligne 6 ou 7… La fatigue, la fatigue…
Efficience en perspective………….
Efficience en perspective heureuse……..
Comme je ne savais d’où pouvait tomber cette paire de commentaires, j’ai fait comme on fait désormais sur cette planète, j’ai fureté sur le net, et ne serait-ce que pour m’avoir fait découvrir un texte de Barthes qui m’a l’air d’être pile poil ce qu’il nous faut ces temps ci, merci !