En voyant les files d’attente devant l’hôpital de la Timone à Marseille, en regardant cette foule théoriquement composée de personnes fébriles, poireauter ainsi dehors, très potentiellement contagieuses et dès lors pas restées chez elles, à moitié mues par une inquiétude sans doute sincère, à moitié poussées par un bon vieux « Moi on me la fait pas, j’obéis pas aux consignes communes, et je vais sauver ma peau », j’ai pris un instant pour reconstituer le fil de ce que j’avais vu et lu à propos de cette piste médicale, incarnée par cet étonnant Professeur Raoult. Juste pour avoir un bloc-notes pour plus tard car, quelle que soit l’issue de ce qui est en train de se passer, il sera intéressant d’y revenir, pour analyser ça de plus près.
Et pour moi, ça a commencé là :
24 février
Suivaient plusieurs interviews de ce médecin à l’allure inhabituelle, qui dédramatisait considérablement la gravité de cette épidémie, et semblaient prendre tout ça avec énormément de distance. A l’époque, ça n’avait pas la résonance que cette intervention peut avoir aujourd’hui, puisque finalement, ça ne nous concernait pas encore. D’autre part, ça ne jetait pas dans les rues de Marseille une foule de français inquiets venant chercher la dose qui pourrait les soigner et, qui sait ? leur sauver la vie.
Evidemment, en court-circuitant ainsi les réseaux habituels de publication scientifique, le professeur Raoult s’est attiré l’attention des médias, qui adorent ce genre de personnages (et ici, ça me semble être édifiant bien plus à propos des médias qu’à propos de lui-même, qui est tout simplement comme il est, et en l’occurrence, si jamais il devait s’avérer qu’il avait raison, on peut considérer que son allure aura servi son propos, et son projet).
Du coup :
26 février
On parle alors de l’épidémie telle qu’elle se déroule en Chine, et des essais menés localement avec la chloroquine. A l’époque, le professeur Raoult relaie les publications chinoises, qu’il suit de près et qu’il traduit grâce à google translate. Une chose à noter : on sent chez lui qu’il y a chez lui cette ironie qu’on trouve chez ceux qui voient les circuits universitaires, dont on sait à quel point ils servent souvent des intérêts personnels plutôt que les objets qu’ils sont censés étudier, être doublés par la recherche scientifique menée dans un pays qui n’a que faire de ces circuits de publication, et double tout le monde. Autre chose à noter : ici, le Professeur Raoult se comporte comme quelqu’un qui, tout simplement, se prépare face à un danger, et essaie de synthétiser ses connaissance et l’expérience emmagasinée par les médecins chinois. Surtout, il rend hommage à ces chercheurs, et ne se pose pas comme découvreur de quoi que ce soit. C’est important pour couper l’herbe sous le pied à ceux qui voient en lui un homme en quête de glorification personnelle.
18 Mars
Un article, énormément partagé, écrit par un anthropologue, Jean-Dominique Michel, fait le point sur les perspectives ouvertes par ce médicament, et s’interroge sur les freins qui semblent ne pas se desserrer autour de cette piste, empêchant la mise en oeuvre d’un protocole qui semble très potentiellement efficace. L’ensemble du texte semble intéressant, des données purement médicales qu’il partage à l’analyse plus sociologique des raisons pour lesquelles on se trouve dans cette situation. Seul la toute fin, relativisant la pertinence de la fermeture des écoles au motif que les enfants sont des porteurs sains du virus semble oublier que tout sains qu’ils soient, ils peuvent contaminer des personnes qui, elles, développeront la maladie de façon nettement plus grave. Mais bref, le papier est intéressant, et il fait l’interface entre ceux qui s’y connaissent, et le grand public curieux de comprendre un peu mieux ce qui se passe.
Le lendemain, je fouille un peu plus, parce que je me demande encore si c’est pas un nouveau sketch de Patrick Sébastien, et je tombe sur un thread twitter d’un compte dont je ne connais pas la ligne éditoriale. Je me fie simplement au contenu du fil, au vocabulaire et à la démarche logique qui semble animer cet inconnu. Et n’y voyant pas de contradiction interne, y discernant même une façon un peu méticuleuse d’étudier les documents (en l’occurrence la présentation de l’étude faite par le Pr Raoult sur 24 patients), et de pousser le raisonnement :
(Cliquez sur le tweet, puis sur le triangle bleu et tout se dépliera sous vos yeux. Bon, c’est un thread quoi)
19 mars
Je m’éclaircis les idées alors que le confinement s’installe, afin de mieux cerner quel est cet hôte qui s’est invité pour quelques semaines, et qui semble être du genre à, vraiment, faire comme chez lui.
https://laviedesidees.fr/Covid-19-chronique-d-une-emergence-annoncee.html?fbclid=IwAR1Y_RmHlpn4WNAEnMFtitKiAfVqy5oHCDK1fhtPZssWhuB1eiWBoBCVBwU
Hier, 22 mars
Je lis avec intérêt la publication, sur son compte facebook, de François Perl, haut fonctionnaire en Belgique, auteur de nombreux articles et observateur de la crise en cours. Ici encore, des arguments et une lecture posée des processus se déployant ces derniers jours. Et son regard sur l’article de Jean-Dominique Michel est intéressant, tout particulièrement quand il y repère des éléments relevant du style habituel des théories du complot. Il ne réduit pas l’article à ce ton, mais il regrette que, justement, dans un ensemble par ailleurs intéressant, ce style d’écriture fasse obstacle à la réflexion, permettant au lecteur de ne pas s’emmerder et d’emprunter vite fait les raccourcis de pensée qui les amèneront à des indignations préfabriquées. Surtout, on le sent, François Perl redoute que ces annonces de traitement miracle fassent céder le peu de remparts dont nous disposons face à cette maladie.
» On a beaucoup communiqué, ce week-end, au sujet de l’article publié sur son blog par Jean-Dominique Michel au sujet de la chloroquine intitulé « Covid-19, fin de partie ? ».
J’ai rassemblé ici quelques idées au sujet de l’article, sa diffusion et les conclusions qui en ont été tirées.
1°/ Un mot sur l’auteur tout d’abord. Je ne le connaissais pas. Quelques recherches permettent de constater que J-D Michel est anthropologue. Je suis le premier convaincu que les sciences sociales ont beaucoup à apporter dans la gestion de l’épidémie. Nos sociétés fonctionnent sur des modèles bio-médico-sociaux et on ne peut isoler les questions médicales des questions sociales. Cela suppose cependant que chacun respecte un minimum son périmètre de compétence. J-D Michel a beaucoup publié sur le chamanisme, les guérisseurs et se dit spécialiste des systèmes de santé. Je n’ai pourtant pas trouvé de papiers vraiment convaincants ou d’expérience dans le domaine de la santé publique. Encore une fois, rien ne lui interdit d’écrire et de publier sur le sujet. Et son manque de background ne disqualifie pas à priori ce qu’il dit. Mais c’est une raison supplémentaire pour faire ce que nous devons faire en toute circonstance : exercer notre esprit critique.
2°/ Sur l’article en lui-même, je partage une bonne partie de ses conclusions. Il s’agit d’un article de vulgarisation scientifique plutôt bien écrit et qui va dans le sens d’éléments que j’ai déjà partagés ici. Notamment, une critique radicale des modèles purement mathématiques qu’on voit fleurir depuis quelques semaines (dont le fameux modèle du Dr Wathelet sur lequel je reviendrai ici à l’occasion). Il remet, aussi, bien les choses en place sur la question de l’incidence réelle de la mortalité liée au Covid-19 (qui est forcément calculée sur base du rapports au nombre de cas identifiés et non au nombre de cas réels) bien qu’il sous-estime selon moi deux éléments : les cas graves et les décès qui passent en dessous des radars (en principe ce facteur est très relatif en Belgique vu la densité médicale mais c’est un énorme biais aux USA par exemple) et l’aspect global de crise qui n’est plus que sanitaire. Il est aussi convaincant sur la question des tests, que je ne maîtrise, personnellement pas du tout.
3°/ Sur la chloroquine, je ne vais pas m’étendre sur la personnalité du professeur Raoult, je vous renvoie au très bon papier de José Halloy que j’ai publié cet après-midi sur mon mur.
Mais sur le fond de la question, son approche me dérange fortement et confine, je pense, au complotisme.
Un passage de l’article me semble particulièrement exemplatif de la dialectique de J-D Michel (ce seraient des batailles d’égos qui bloqueraient l’utilisation de la chloroquine dans les traitements) :
« Raoult a relevé avec ironie qu’il n’était pas impossible que la découverte d’un nouvelle utilité thérapeutique pour un médicament tombé de longue date dans le domaine public soit décevant pour tous ceux qui espèrent un prix Nobel grâce à la découverte fracassante d’une nouvelle molécule ou d’un vaccin… sans oublier la perspective des dizaines de milliards de dollars de revenus à prendre, là où la chloroquine ne coûte littéralement rien. ».
Cette assertion non contrôlable est assez typique des discours complotistes. Ce sont donc les pairs de Raoult qui empêcheraient le développement d’une stratégie de soins basée sur la chloroquine, de peur de perdre quelques longueurs d’avance dans une course à la gloire. Le problème, en l’espèce, c’est que Raoult n’est pas le premier à avoir émis l’hypothèse que ce médicament pourrait être utilisé dans le traitement du Covid-19. Une étude chinoise dont les résultats ont été publiés mi-février (soit 3 semaines avant celle de Raoult) arrive aux mêmes conclusions. Malgré toutes les réserves qui ont été émises sur la méthodologie de cette étude, la chloroquine a été rapidement intégrée dans les protocoles de soins de certains groupes de patients hospitalisés. En Belgique, on l’utilise depuis une semaine, suite à des recommandations émises par une task-force de virologoues, l’hydroxychloroquine (forme médicamenteuse de la chloroquine) est intégrée dans les recommandations cliniques qui ont été envoyées dans tous les hôpitaux qui les utilisent dans le traitement des patients atteints de Covid-19.
L’autre aspect de cette assertion, c’est la fameuse perspective « des dizaines de milliards de dollars à prendre sur le vaccin ». J-D Michel assène cette vérité sans évidemment mettre en perspective les montants équivalents que peut générer l’usage massif de la hydoxychloroquine, médicament aux coûts de production proches de zéro et au brevet tombé dans le domaine public depuis longtemps.
Le problème que j’ai constaté, de manière sans doute purement empirique, à partir des réseaux sociaux c’est que l’immense majorité des lecteurs de l’article n’ont retenu que ce passage et sa défense du Pr Raoult, injustement critiqué.
Indépendamment, je me répète, des critiques adressées au personnage (qui est par ailleurs un très grand spécialiste de la virologie), les questions de méthode que posent réellement cette étude sont à peine abordées dans cet article. Elle est pourtant au centre de la controverse et de la prudence de certains médecins. Le Dr Drosten, directeur de l’institut de virologie de l’hôpital de la charité à Berlin, qui peut faire valoir les mêmes états de service que le Pr Raoult en matière de virologie et qui est bien éloigné des querelles d’égos franco-suisses qui seraient à l’origine du problème, estime dans un papier publié vendredi dans une revue scientifique allemande que l’étude française ne permet de tirer aucune conclusion, en raison de sa méthodologie et de la faiblesse de l’échantillon.
Malgré ces réserves, depuis vendredi (soit 4 jours après la publication de l’étude Raoult), des essais cliniques ont été lancés dans plusieurs pays (dont la France qui s’y met massivement). On a vu pire comme mise à l’écart.
Au-delà de la question de l’étude Raoult, où se situe le problème de cet article dans son traitement de la question de la « chloroquine » ?
– Sa diffusion massive a entraîné une nuée de publications sur les sites complotistes et notamment les habituels ressorts antisémites qu’on voit ressortir lors de toutes les épidémies.
– Laisser se développer l’idée que la chloroquine est le « médicament miracle » alors qu’on manque du recul nécessaire pour l’estimer, c’est ouvrir la porte à des réactions inconsidérées. Comme par exemple de l’automédication ou l’utilisation de ce médicament à titre prophylactique (comme dans la prévention du paludisme) alors qu’il n’existe pas un début d’évidence scientifique dans son usage préventif. Vous ne me croyez pas ? En raison de ce buzz, l’Agence belge des médicaments a dû limiter la fourniture de ce médicament en pharmacie en mettant en quarantaine les stocks. Les recommandations de prescription sont très claires : le médicament n’a aucune efficacité dans le traitement des patients à domicile et des ruptures d’approvisionnement risquent de provoquer des ruptures de traitement pour des patients qui ont réellement besoin d’hydroxychloroquine pour d’autres maladies comme le lupus.
– Le buzz articulé autour de ce médicament (qui est une vraie hypothèse de traitement, PERSONNE ne le remet en cause) amène des réactions en chaîne. Ce midi (lire le 22 mars), le chercheur Marc Wathelet (qui n’est pas médecin) proposait, sur RTL, de l’utiliser à titre préventif.
Nous en sommes au cinquième jour de confinement.
Si on continue à ce rythme, nous ne tiendrons pas 15 jours.
La situation est grave. Très grave. Mais les sciences sociales sont là pour nous aider à faire fonctionner notre esprit critique, notre intelligence individuelle et collective et pas à exciter les ressorts complotistes. «
Bilan, aujourd’hui
Tout le monde peut voir sur toutes les chaines d’infos la foule en file indienne, devant l’hôpital de la Timone, bravant le confinement pour être le premier à « savoir », le premier à bénéficier du traitement. Distances pas respectées, parce que faisant déjà partie des élus qui peuvent se contrefoutre des mesures de sécurité, ils ajouteront demain une case supplémentaire à l’attestation de déplacement dérogatoire : J’ai pris de la chloroquine, je fais c’que j’veux.
On a pas mal de choses en tête, et entre autres la façon dont les protocoles avaient dû être bousculés aussi pour que des malades du SIDA puissent accéder à des traitements qui n’étaient pas validés, mais qui pouvaient pourtant les sauver. Mais la comparaison atteint ses limites quand on se souvient qu’alors, c’était une question de vie ou de mort pour ceux-là mêmes qu’on soignait, alors qu’aujourd’hui, devant la Timone à Marseille, personne n’est en danger de mort. En revanche, chacun peut potentiellement être contaminant; d’autre part, le traitement en question est connu, dans ses effets curatifs comme dans ses effets secondaires.
Plus tard, on pourra se poser quelques questions; certaines relèveront du problème de l’initiative personnelle et de l’obéissance. D’autres demanderont s’il nous faut des procédures, et où s’achève l’exigence de prudence. Pour le moment, nous assistons à un étrange moment emboîté dans un autre étrange moment. Le pouvoir semble ne plus avoir prise sur cet événement, ne l’autorisant pas, et ne pouvant guère l’interdire, et encore moins l’empêcher; il va se retrouver avec, en face de lui un héros qui pourrait bien le discréditer profondément. Il est possible que les effets indésirables de cette cure ne soient pas, principalement, d’ordre médical.