Devinez, devinez, devinez qui je suis
Le confinement est un art dont on découvre, quand on y est soudain contraint, que d’autres s’y sont manifestement mieux préparés. Ils ont les sens plus aiguisés, les antennes mieux orientées, captant chaque signal traversant l’atmosphère, y compris ceux qui volent under the radar, filtrant le bruit pour ne conserver que ce qui est signifiant. Quand, comme moi, on a la sensibilité moins fine à force de ne pas faire le tri, on s’en remet à ces veilleurs, dont on guette les rapports qu’ils transmettent sur l’écran d’alerte que sont les réseaux sociaux. Ensuite, on ne fait que recycler et transformer la matière première que, tels des mineurs spécialisés dans les métaux précieux, ils extraient du minerai global et informe qu’est l’information.
Et c’est ainsi que ce matin, sur mon écran, débarque un court film, sobrement précédé de cette présentation : « Voici des masques ».
Et si jamais vous lisez cet article, je vous souhaite qu’un jour je sois doté de ce sens de la formule cinglante, de l’introduction violente comme un coup de trique. Ça vous ferait gagner du temps, même si après tout, celui-ci n’est plus si précieux, et qu’on en dispose tellement qu’on puisse se permettre désormais de le perdre allègrement. Je ne sais pas faire ça, le combat gagné en un seul coup, par chaos. Je pratique plutôt l’usure, le long terme, et dans un monde où tout est rapide comme l’éclair numérique, je suis pas sûr que ce soit la bonne méthode. Mais bon, on ne se refait pas.
Derrière ces trois mots, donc, un mini-métrage, qui est une campagne de conscientisation de l’Oxfam, cette confédération dont l’objectif est la lutte contre la pauvreté et les injustices, et ce à l’échelle internationale. Vaste combat, comme dirait l’autre. Et parce que le champ de bataille est à l’échelle du monde, et que chez Oxfam on a compris que la « force », aujourd’hui, est moins une question d’armes et de biscotos qu’un principe de contrainte économique, cette organisation tente de faire comprendre cette idée simple : nous en sommes encore à travailler quotidiennement, et ce toute une vie, pour des intérêts qui n’ont rien à voir avec vous, avec moi, des bénéficiaires qui nous ignorent personnellement, parce que nous sommes des milliards, interchangeables, pour la plupart inutiles, ou dispensables, substituables comme dirait Laurent Alexandre, et que dès lors, on peut gérer le stock que nous constituons comme on le fait d’un capital. Nous sommes des moyens, la plupart du temps utilisés les uns, contre les autres.
Alors voila :
Ça vous est peut-être déjà arrivé, de sortir de chez vous pour aller au boulot, clés de la bagnole en main, prêt à déverrouiller à distance pour prendre la route, de tendre le bras vers l’emplacement de parking où vous aviez laissé la voiture la veille au soir, et de télécommander dans le vide, vers un emplacement déserté. Pendant que vous dormiez, quelqu’un d’autre s’est servi.
Ça vous est peut-être déjà arrivé de garer votre voiture, d’en descendre et de la verrouiller, d’entrer dans le hall de l’immeuble, de grimper à l’étage, et de voir en avançant dans le couloir un filet de lumière éclairer à peine le palier le long de votre porte d’appartement, entrouverte, serrure éparpillée sur le paillasson. Pendant que vous étiez en train de bosser, quelqu’un s’est servi.
Ça vous est peut-être arrivé d’allumer un jour la télévision, et de découvrir votre Président le visage un peu pâle, la voix un peu blanchie par le media-training ringard qui lui a appris à prendre ce petit ton contrit, ce petit air penaud et décidé à la fois, vous annonçant que pour une durée indéterminée, il faudrait rester chez vous, n’en sortir que sous un prétexte qui doit appartenir à une liste précise de bonnes raisons de sortir de chez soi, ne rencontrer personne tout en faisant corps avec tout le monde, et attendre que « la vague » passe, et du coup de passer des heures devant les chaines d’info, à attendre qu’elle passe, cette vague. Ça vous est peut-être déjà arrivé d’entendre le matin à la radio, puis de réentendre cette fois ci avec l’image, sur la télé, le directeur de l’Assistance-publique-Hôpitaux-de-Paris, celui-là même qui il y a peu encore relativisait le combat des personnels soignant, considérait qu’on en faisait un peu trop avec le manque de moyens, et participait de façon particulièrement zélée à la précarisation de ce dont il a la charge, sans que son air absent puisse indiquer qu’il soit frappé d’une puissante naïveté face à la lettre de mission qui lui a été confiée, ou s’il est vraiment un traître de première, lui qui s’était donné un air de « on lui donnerait le Bon Dieu sans confession » auprès d’un Abbé Pierre qui doit n’en plus pouvoir de se retourner dans sa tombe, ça vous est peut-être arrivé, donc, de l’entendre pleurnicher et appeler à l’aide, parce qu’il ne voudrait pas, le lundi, se réveiller d’un weekend vécu comme un cauchemar au cours duquel on aurait débranché de leur aide respiratoire des patients considérés comme secondaires, ou tertiaires, peu importe, pas prioritaires en tout cas, tout ça parce qu’on manque de moyens dans les services de réanimation, en France, en 2020. Peut-être que ça vous est arrivé de regarder le pays parce que soudain on vous en laisse le temps, et de constater qu’en fait, tout ce qui était nécessaire n’est plus là.
Parce que derrière la porte de l’appartement, on n’a pas juste subtilisé un bouquet de fleurs et un sous-verre. Non non. C’est le frigo-congélo qui est parti, et le carrelage de la cuisine baigne dans le jus de viande décongelée, le flamby piétiné, le bleu d’Auvergne foulé aux pieds et tartiné sur le stratifié de l’entrée par le gros électro-ménager qu’on a traîné vers l’ascenseur. Les radiateurs ? Disparus. La cabine de douche, le lavabo, l’évier et les robinets qui vont avec ? Absents. Ne répondent plus à l’appel non plus le lit, les chaises, le canap’, les fenêtres et les volets. Reste la télé, allumée, sur laquelle passent en boucle Macron et Hirsch, les bras ballants, l’un vous disant de sa petite voix blanche planquée derrière son écharpe dont on voit bien qu’on a passé des heures à l’installer correctement autour de son auguste personne, c’est à dire très exactement comme il ne fallait surtout pas le faire, que c’est la guerre, qu’on ne cédera rien, et plus vous le regardez, plus vous le soupçonnez de les fréquenter, et même de vraiment bien les connaître, ceux-là même(s) qui sont venus se servir pendant que vous étiez occupé à la produire à grands coups de productivité, la croissance nécessaire ; et l’autre, l’air soudainement atterré, comme s’il découvrait un truc, ou qu’il venait de se réveiller d’une séance d’hypnose qui aurait duré, en gros, toute sa vie professionnelle, et observait son oeuvre en faisant mine de croire que c’est quelqu’un d’autre qui en est l’auteur, le regard embué, la voix tremblante, qui gémit parce qu’il aurait mauvaise conscience si, après un weekend de cauchemar, on vous découvrait allongé nu dans le bleu d’Auvergne et le jus de viande, raidi par le froid circulant librement dans votre appartement, et qu’on n’avait rien fait pour vous, alors que bon, ça fait des mois que vous le voyez travailler pour le compte de ce président qui a l’air de bien les connaître, ceux qui dorment maintenant dans votre lit, et se vautrent dans votre canap’, quelque part, dans un ailleurs qui les rend insaisissables, virtuels, anonymes, et que vous trouvez que, quand même, il y met une belle ardeur, à servir ce Président avec son écharpe bien mise, et son air d’avoir servi des intérêts qui, quand on fait l’inventaire, n’étaient décidément pas les vôtres.
Pendant qu’on faisait autre chose, l’essentiel a disparu. Et soyons honnêtes, on a été très consentants dans notre façon de ne rien voir. On pourra toujours dire après coup qu’on bossait trop, mais en réalité, c’est aussi pendant qu’on faisait la queue pour l’avoir avant tout le monde c’est à dire pile poil en même temps que les autres, le nouvel iphone, que quelqu’un s’agenouillait devant notre serrure pour l’étudier de plus près. C’est aussi pendant qu’on regardait Quotidien, rigolant devant les gesticulations de marionnettes politiques, qu’on glissait un cintre dans la portière entrebâillée de la bagnole, pour la déverrouiller et la démarrer en scred. Pour ma part, c’est peut-être bien au moment même où j’arpentais les stands d’un salon de l’auto, ou pendant une séance de projection d’une énième production Marvel que d’autres profitaient de mon divertissement pour se servir, et piocher dans l’essentiel.
Ce qui nous arrive n’arrive à personne en particulier. Et ça ne nous arrive pas maintenant. Notre maison se vidait, et nous regardions ailleurs.
C’est pendant qu’on était super soucieux d’accumuler et protéger nos possessions individuelles que d’autres, profitant de notre focalisation sur le « privé », s’accaparaient tout ce qui est commun, dont nous avions décidé que ça n’avait pas grande valeur. Nous ne jurions que par ce qui se trouvait derrières nos verrous, sur notre compte perso, à l’abri de nos alarmes, et avons carrément laissé tout ce qui est commun sans surveillance, tout d’abord par négligence, puis pour justifier celle-ci, par mépris. Et on se retrouve, là, à faire le constat, et à faire les comptes, quotidiennement, des victimes, en sachant à l’avance que si soi-même on en sort indemne, on a tous des proches qui pourraient ne plus être là dans quelques semaines. Et ceux qui seront encore là dans quelques mois vivront une vie qui aura été amputée de bon nombre de ses protections. C’est malin : on sera plus fragiles, et moins protégés. Parce que nous applaudissons notre président quand ils dit « coûte que coûte », et que ce faisant, nous lui ouvrons grand la porte pour que lui, et les intérêts qu’il représente, puissent venir se servir davantage encore, dans nos biens, et dans nos personnes. De cette personne, on nous dit qu’on devra donner. A quoi, à qui ? Probablement aux même que ceux à qui jusque là on se vendait, à perte.
Le film d’Oxfam, intitulé The Heist, date de 2017 ; et les analyses qui permettaient de voir venir ce qui se passe depuis un bon bout de temps ont été menées au 19ème siècle. On était un peu prévenus. Les auteurs de cette période étaient déjà nommés. Ce sont ceux-là même qui affirment aujourd’hui être en guerre mais qui, s’ils étaient sincères, en seraient à se désigner eux-mêmes comme l’ennemi à abattre. Parce que cette guerre, c’est l’économie poursuivie par d’autres moyens. L’auteur du film, c’est Tom Green, plus connu outre-Atlantique que sur notre vieux continent. Pour les analyses vieilles de plus d’un siècle, on peut profiter de ce temps qui nous offert, pour enfin le lire, ce Capital.