Dans Act up, une histoire, Didier Lestrade aborde une question qu’il a développée à plusieurs reprises : la puissance motrice du graphisme, l’impact mental des lettrages, le pouvoir secret de la communication visuelle. Le combat politique impose de théoriser les buts, et de penser les moyens, et inversement on mesure à quel point l’inaction et le laisser-faire des citoyens se nourrissent, eux, d’une volonté de ne pas être informé, afin que les représentations dont on sait bien qu’elles sont fausses ne soient cependant à aucun moment fragilisées. Mais entre l’effort que réclame la réflexion et le confort des idées toutes faites, il n’y a pas photo, et c’est entre autres pour cette raison qu’un mouvement politique qui veut embarquer du monde avec lui et devenir populaire a besoin de devenir, au moins ponctuellement, pure image, force d’impact visuelle qui va toucher immédiatement les esprits et obtenir leur adhésion. Ainsi, il voit particulièrement juste quand il évoque le moment où il a découvert, dans une banale série à la télévision, une affiche Act up dans le décor : l’infiltration avait réussi, la forme graphique spécifique de l’association était visible dans un univers qu n’avait rien à voir avec elle, comme un élément rappelant le monde réel, comme une forme génétique nouvelle qui aurait réussi à entrer une cellule, et à se poser dans le décor, ni vue ni connue. L’arrosé arroseur en somme.
Ce qui se passe depuis un an pourrait se passer de forme visuelle, car de nombreuses images nourrissent déjà le regard, donnant à la lutte un aspect reconnaissable. Le jaune des gilets, les campements sur les ronds-points, les masques de ski, les casques, les slogans, les gueules éborgnées, les mains dédoigtées, les membres de la majorité tout rigides dans leur enfermement idéologiques, convaincus d’incarner le bien de l’humanité. Mais le problème, c’est que ces images ne parlent qu’aux convertis, elles sont prophètes en leur paroisse, mais elles sont uniquement perçues par ceux qu’elles touchent déjà. Il ne faut pas se faire d’illusion : certains, parce qu’ils sont reportent sur les gilets jaunes et les cheminots leur propre égoïsme politique, sont convaincus que ces gens là ne se battent que pour leur intérêt particulier. Ils ne se trouvent rien de commun avec ces manifestants dont ils exècrent tout, leur style, leurs sales gueules, leurs mots mal choisis, leur façon de ne pas se contenter de ce qu’on leur laisse, et bien sûr leur volonté d’obtenir leur part du gâteau. Tout le monde ne pleure pas devant le visage éborgné de Jérôme Rodrigues. Il y en a même qui applaudissent, et que cette image soulage : la police a fait son boulot, et a maintenu les bannis à distance.
Pour aller au-delà du cercle de convaincus, aussi massif soit-il, il faut que la forme de ce mouvement gagne en familiarité, qu’elle ait quelque chose en commun avec l’imaginaire commun, c’est à dire avec l’imagerie populaire. Et là comme chez Act up, ce sont les graphistes qui sont les magiciens de cette expansion mentale. la CGT a une charte graphique assez précise, qui permet d’en repérer les affiches, les banderoles et les membres dans les manifs. Mais il y a manifestement au sein du syndicat un laboratoire qui tente des percées graphiques hors de cette charte afin de marquer les esprits bien au-delà de ceux qui sont déjà engagés dans le combat commun. Ça fait un moment que ça dure, en fait, mais dernièrement, cette dimension de la communication visuelle de la CGT a pris une ampleur inédite, grâce à la mise en oeuvre d’une série d’affiches mettant en scène des travailleurs bien bien avancés en âge, prémonitions d’un avenir où on aurait dépassé les bornes, ce genre de monde où on s’est servi de l’âge pivot comme point d’appui permettant de soulever, et renverser le monde. Ce monde, on le rencontre ailleurs, partout où on a suffisamment précarisé les plus modestes pour qu’une fois arrivés à l’âge où on est censé se reposer un peu avant d’être au repos pour l’éternité, on doive néanmoins compléter ses revenus en travaillant encore. C’est ainsi qu’on peut voir, dans les couloirs de l’Empire state building, des octogénaires en grande tenue d’apparat souhaiter la bienvenue au touriste, et l’envoyer dans l’ascenseur vers le énième ciel d’un joyeux « Enjoy your trip Sir ! ». Image dystopique donc, mais qui a pour lourde mission de séduire le grand public. Et pour ça, il a fallu aller chercher les codes visuels assez loin de l’univers habituel de la CGT. Et le territoire colonisé, c’est celui des séries récréatives de tout petit format, constituées de micro-scènes de la vie quotidienne stylisées, un peu en dessous de l’ambiance cartoon de Parker Lewis ne perd jamais, mais un ton nettement au-dessus de Plus belle la vie. La charte photographique de cette série prend l’esprit par la main, et l’emmène ni vu ni connu dans l’univers visuel de Scènes de ménage, particulièrement prisé par un public assez volontiers convaincu par la réforme des retraites, pour la simple raison qu’elle ne les concerne pas : les retraités.
On imagine assez la tête de Didier Lestrade découvrant une affiche d’Act up dans une série populaire. Ici, c’est le contraire : on importe la série populaire dans la communication syndicale. Dans un cas, c’est la colère et la lutte qui s’infiltrent en douce dans la culture populaire. Dans l’autre, c’est dans la lutte politique qu’on a fait infuser le bon goût de série populaire, afin que l’esprit ouvre la porte, et vienne s’installer dans cet intérieur familier. On pourrait se dire qu’il ne s’agit là que de techniques de communication. Et il s’agit bien de cela en effet. Pourtant, il y a dans cette série d’affiches après tout, aussi, quelque chose de profondément politique : il s’agit d’unir au lieu de séparer, d’inviter le regard et les représentations sur un territoire commun plutôt qu’antagoniser les citoyens en les faisant s’affronter entre eux, ce qui évite de les voir reconnaître leurs véritables ennemis. Un des enjeux de cette période a consisté dans le fait que malgré sa durée, et en dépit de sa dureté, ce mouvement a réussi à ne pas devenir tout à fait impopulaire. C’est mine de rien un coup de force, dans la mesure où il a été présenté comme une lutte de privilégiés pour conserver de façon injuste leurs avantages. Ce genre de miracle a besoin de quelques peintures populaires pour perdurer; et de quelques caractères, qui font penser au Gill sans Bold Extra Condensed des lettrages d’Act up. Pour une fois, ce sont les graphistes de la CGT qui savent mieux que personne, ce que fait la police.
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