Comme on va probablement voir le pouvoir en place prononcer en boucle des condamnations morales depuis les cimes de plus en plus élevées de ce que ses représentants (qui en sont, aussi, manifestement, les bénéficiaires) appellent « éthique », il est peut-être bon de remettre les pendules à l’heure, et de se demander s’il est toujours si « éthique » que ça d’obéir, et de ne pas se soulever. Autant dire que tout ce petit monde a fait des études, et puisque ça clame haut et fort qu’on a grimpé à cette altitude à la force de la volonté, et qu’on est là où on est sur la seule base du mérite, on va supposer qu’ils ont écouté en cours, et qu’ils savent donc de quoi ils parlent. Disons-le autrement : ils sont tout à fait conscients de dire n’importe quoi. Et donc ils postulent que ceux à qui ils s’adressent sont ignares et décérébrés.
Au cas où leur mépris de classe serait justifié (et il le serait s’il s’avérait que tout était fait pour maintenir les « gouvernés » dans une ignorance suffisante pour qu’ils ne saisissent pas très bien ce dont on leur parle), il y a une solution, simple : éclairer grâce à un peu de connaissance.
Et le mieux ici, c’est de ne pas aller chercher ses références chez des auteurs sulfureux, connus pour leur penchant insurrectionnel ou leurs velléités anarchistes. Sinon, on semblerait suspect. Exit donc, par exemple, tous les auteurs qui auraient vu dans les soulèvements de 1968 une forme de soulagement, une bouffée d’air apportant à la pensée politique l’oxygène dont elle a besoin. On pourrait croire qu’à ce jeu là il ne reste plus grand monde. Pourtant, on trouve par exemple chez Georges Gusdorf un penseur suffisamment maître de lui-même pour avoir préféré ne pas se laisser séduire par le soixante-huitisme : pendant l’événement, il se sent suffisamment déphasé par rapport au mouvement étudiant pour quitter la France, partir au Québec, et ne rentrer au bercail qu’une fois le calme revenu. Pas vraiment un professionnel de la rébellion. Et c’est précisément ce qu’il nous faut ici : quelqu’un qui nous rappelle que lorsqu’il est clair que certains exercent sur d’autres un pouvoir manifestement abusif, alors il faut faire entrave à ce pouvoir, afin de libérer ceux qui souffrent d’être maintenus dans une position de faiblesse, et les sortir de la subordination. Et il est intéressant, aussi, de rappeler que Gusdorf ne parlait pas, là, d’un courage théorique dont il n’aurait jamais eu à faire preuve : quand durant la seconde guerre mondiale il fut interné en camp de prisonniers, il fut régulièrement déplacé pour avoir refusé de se plier à la politique de Vichy. Et en tant que professeurs de philosophie, il prenait alors ses distances avec une mouvance assez bien installée parmi les sommités intellectuelles de l’époque, tout particulièrement chez Jean Guitton, et aussi curieux que ça puisse paraître, chez Paul Ricoeur. Dans ses mémoires intitulées Le Crépuscule d’une illusion, Gusdorf raconte comment il rencontre dans ces camps ce courant pétainiste, et comment il est effaré qu’une telle confusion mentale ait pu s’installer dans des esprits a priori si bien éclairés. Et le hasard faisant que Paul Ricoeur ait été, un temps, le mentor de celui qui deviendra notre Emmanuel Macron nous rappelle ceci : il n’y a aucune position de surplomb intellectuel qui puisse interdire de remettre en question une autorité qui n’est guère que celle d’un autre homme, et qui n’a pas à faire taire la seule autorité qui vaille, pour peu qu’on la contrôle un peu : la sienne propre.
Alors, au moment où on voit bien qu’augmente dans la population la petite armée de ceux qui font des trucs qui ne se font pas, alors que certains, parce qu’ils se sentent encore protégés par la loi (ce qui signifie juste qu’ils n’ont pas encore mis les pieds là où la loi peut leur faire défaut, c’est à dire, par exemple, dans une manifestation, ou dans certaines zones périurbaines (parce qu’on va rappeler que les violences policières, ça ne date pas d’hier, et que ce n’est pas parce qu’une partie nouvelle de la population en est aujourd’hui la cible qu’il faut pour autant oublier que d’autres, depuis longtemps en sont les victimes, pas seulement lorsqu’ils manifestent contre le pouvoir, mais dans leur vie quotidienne, on y reviendra un de ces jours), commencent à se dire que les autres sont en train de passer les bornes, qu’on ne peut pas comme ça semer du désordre, troubler le fonctionnement normal des choses, défier l’autorité et la force armée qui lui sert de bouclier, il est peut-être temps de partager ce genre de parole.
Gusdorf ne se laissait pas impressionner par une autorité qui n’était pas la sienne. Il pensait qu’on a des devoirs envers l’esprit, et que parmi ces devoirs, il y a tout simplement cette exigence, qu’on se doit à soi-même autant qu’on la doit aux autres : déterminer si la communauté dans laquelle on vit relève de la fiction, ou de la réalité. Et, franchement, quand on voit Emmanuel Macron parler comme s’il faisait peuple commun avec les français, quand on voit Brigitte Macron parler comme si elle était un membre du corps professoral, quand on voit Aurore Berger parler comme si elle était une citoyenne lambda, française parmi les français, on sait très bien quoi en penser : nous ne faisons pas communauté avec ces gens là, pour la simple raison que le moteur qui les met en mouvement consiste précisément dans un effort permanent pour que les autres soient maintenus à distance respectable.
Dans ce qui suit, Gusdorf parle justement de ce qui s’impose quand on est maintenu, de force, dans une fausse communauté.
« Le problème est ici celui du droit à l’insurrection, ou plutôt celui du devoir d’insurrection. Il y a, dans toute société, un désordre établi. Chaque communauté se fonde sur des compromis, sur des transactions avec l’exigence des valeurs. La belle harmonie de la civilisation grecque n’est possible que grâce à l’institution de l’esclavage. Un moment vient où la conscience se révolte, où l’esclavage apparaît scandaleux, d’autant que des moyens techniques nouveaux permettent de mettre en œuvre d’autres sources d’énergie. Il a pourtant fallu attendre 1848 pour que la France réalise officiellement la suppression de l’esclavage. Les États-Unis y renonceront seulement au prix de la guerre de Sécession. Or, il y a toujours des esclavages à supprimer, des injustices qui garantissent un ordre abusif. Toujours est nécessaire le recommencement de cette autre guerre de Sécession de l’homme qui n’est pas d’accord, qui le proclame à ses risques et périls. Il y a des hommes qui préfèrent prendre parti pour le désordre, si le désordre est le seul moyen de hâter l’avènement de la justice et de promouvoir les valeurs. Celui qui, d’ailleurs, se désolidarise ainsi agit sous l’inspiration d’un vif sentiment de solidarité. Il en appelle de la communauté imparfaite et fausse à une communauté plus vraie. »
Georges Gusdorf, Traité de l’existence morale (1949)