Avec quelques collègues, on a fini l’année en se demandant comment on allait pouvoir mettre en oeuvre la suivante. En salle des professeurs tout d’abord, en AG et dans les interstices que sont les pauses méridiennes et les trous dans les emplois du temps, on voyait les nouvelles tomber, les unes après les autres, concernant l’éducation nationale, évidemment, mais plus largement le monde du travail, de la culture, le monde politique, le monde des idées, le monde tout court… on les voyait tomber, et c’était comme défaite après défaite. Défaites extérieures, parce qu’il n’y a pas de volonté générale de sauver l’éducation, et qu’une telle volonté n’émergera sans doute qu’une fois que l’ensemble de l’édifice aura été abattu, mais défaites intérieures aussi, quand on observait que l’énergie consacrée à ce combat baissait peu à peu, qu’il était moins évident qu’auparavant d’engager des actions collectives, et que même sur le fond, on n’était plus forcément d’accord. Or, quoi qu’il arrive, et quelle que soit l’ampleur des défaites passées, et sans doute à venir, il faudra bien continuer à travailler ensemble, quoi qu’on pense les uns et les autres des uns et des autres. Et cette perspective elle-même est une défaite, parce qu’évidemment, conserver envers ceux qui, pour les uns, laissent faire, pour les autres sont favorables à ce qui se fait, pour d’autres encore voudraient bien lutter mais, pour mille raisons dont on ne peut pas juger de l’extérieur la légitimité, ne peuvent pas le faire, un minimum de possibilité d’œuvrer ensemble implique que leur position soit souveraine, et qu’on laisse effectivement faire. Et ça, le pouvoir l’a très bien compris.
Nous étions donc, adossés à la machine à café, ou bien une bière à la main, plongés dans la fatigue, mais aussi le délassement d’une soirée fêtant la fin de l’année, en train de nous demander s’il y aurait encore des perspectives, des lueurs d’espoir alors que manifestement, l’obscurité, façon « winter is coming », gagnait du terrain.
Cette question de l’obscurité gagnant du terrain et de la disparition des lueurs, Pier Paolo Pasolini l’a abordée en 1975 dans un célèbre article publié le 1er février dans le Corriere della sera, intitulé Le Vide du pouvoir en Italie, plus connu aujourd’hui comme L’Article des lucioles. Cette référence, je l’ai trouvée cet été dans le joli livre de Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Mais elle-même l’a tirée de la lecture d’un site, Article 11, qui l’évoque à son tour à travers la lecture d’un livre de Georges Didi-Huberman, qui s’intéresse à l’article de Pasolini. Vous suivez ? Cet article, intitulé Des lueurs, des malgré-tout, écrit par Emilien Bernard, qui est la reprise en ligne d’une version plus longue auparavant parue dans le n°18 de la revue du même nom, est toujours disponible en ligne.
Du coup, me voici lisant le beau livre de Georges Didi-Huberman, La Survivance des lucioles, qui revient sur l’article de Pasolini,
Et de nouveau, cette impression de trouver un texte qui résonne étrangement avec le temps présent, et qui apporte un peu de lumière sur ces questions qu’on se posait, en cette fin d’année scolaire, alors qu’on essayait vainement de scruter dans le noir à quoi pourrait bien ressembler ce qui vient. Et percevoir un tel écho, ce n’est pas affirmer que le présent est la redite des années de plomb, mais que nous sommes, telles sa chevelure, ce qui suit naturellement le météore que fut le 20ème siècle, dans tout ce qu’il eut de plus profondément assombrissant. Peut-être est-ce dû à cette obscurité même, nous nous comportons comme si ce qui a consumé ce siècle qui aura alterné les menaces et les passages à l’acte, était éteint. Mais on n’éteint pas une extinction. Nous faisons mine d’en être sortis, nous nous serrons mutuellement les mains, saluant le fait qu’en Europe on ne se soit pas encore tous entre-tué, mais on sent bien que nous sommes encore fébriles, que c’est avec la main sur la crosse du revolver que nous nous jaugeons les uns les autres. Et ce qui semble incroyable, ce sont les voix qui affirment que nous sommes en paix. En réalité, nous ne sommes pas sortis du tunnel, nous avons juste pris l’habitude d’y vivre. Et il n’y a aucune lumière indiquant l’issue de celui-ci.
Ce qu’observe métaphoriquement Pasolini en 1975, c’est la disparition des lucioles qu’il contemplait, en 1941 aux alentours de Bologne, sur les hauteurs. Ces lueurs nocturnes, « qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières« , en lesquelles il voit le signe de la profonde beauté de l’amitié, il constate en 1975 qu’elles ont tout à fait disparu. Et c’est l’objet de l’article qu’il rédige alors.
En 2002, Georges Didi-Huberman reprend donc cette disparition, et la réinterprète à son tour, en la mettant en perspective :
« les lucioles ont disparu en cette époque de dictature industrielle et consumériste où tout un chacun finit pas s’exhiber à l’égal d’une marchandise dans sa vitrine, façon de ne pas apparaître, justement. Façon de troquer la dignité civile contre un spectacle indéfiniment remonnayable. Les projecteurs ont investi tout l’espace social, personne n’échappe plus à leurs « féroces yeux mécaniques ». Et le pire, c’est que tout le monde a l’air content, croyant pouvoir « se refaire une nouvelle beauté » en profitant de cette triomphale industrie de l’exposition politique.
Diable. Tout cela ne ressemble-t-il pas à la description d’une cauchemar ? Or Pasoloni insiste pour nous le dire : telle est bien la réalité, notre réalité contemporaine, cette réalité politique si évidente que personne ne veut la voir pour ce qu’elle est, mais que reçoivent si puissamment « les sens » du poète, ce voyant, ce prophète. La brutalité de son langage n’aura d’égale que la finesse de sa perception face à une réalité infiniment plus brutale.
(…)
Les prophètes du malheur, les imprécateurs, sont délirants et démoralisants aux yeux des uns, clairvoyants et fascinants aux yeux des autres. Il est facile de réprouver le ton pasolinien, avec ses accents apocalyptiques, ses exagérations, ses hyperboles, ses provocations. Mais comme ne pas éprouver son inquiétude lancinante alors que tout, dans l’Italie d’aujourd’hui – pour ne parler que de l’Italie -, semble correspondre de plus en plus précisément à l’infernale description proposée par le cinéaste rebelle ? Comment ne pas voir à l’oeuvre ce néofascisme télévisuel dont il parle, un néofascisme qui hésite de moins en moins, soit dit en passant, à réassumer toutes les représentations du fascisme historique qui l’a précédé ?
(…)
Les lucioles ont disparu, cela veut dire : la culture, où Pasolini jusque-là reconnaissait une pratique – populaire ou avant-gardiste – de résistance, est elle-même devenue un outil de la barbarie totalitaire, confinée qu’elle se trouve à présent dans le règne marchand, prostitutionnel, de la tolérance généralisée ».
(…)
L’apocalypse va son train. Notre actuel « malaise dans la culture » tourne dans ce sens, paraît-il, et c’est le plus souvent ainsi que nous en faisons l’expérience. Mais une chose est de désigner la machine totalitaire, une autre de lui accorder si vite une victoire définitive et sans partage. Le monde est-il aussi totalement asservi que l’ont rêvé – que le projettent, le programment et veulent nous l’imposer – nos actuels « conseillers perfides » ? Le postuler, c’est justement donner créance à ce que leur machine veut nous faire croire. C’est ne plus voir que la nuit noire ou l’aveuglante lumière des projecteurs. C’est agir en vaincus : c’est être convaincus que la machine accomplit son travail sans reste ni résistance. C’est ne plus voir que du tout. C’est donc ne pas voir l’espace – fût-il interstitiel, intermittent, nomade, improbablement situé – des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout. .
La question est cruciale, sans doute inextricable. Il n’y aura donc pas de réponse dogmatique à cette question, je veux dire : pas de réponse générale, radicale, toute. Il n’y aura que des signaux, des singularités, des bribes, des éclairs passagers, même faiblement lumineux. Des lucioles pour l’exprimer de notre présente façon. Mais que deviennent aujourd’hui les signaux lumineux évoqués par Pasoloni en 1941 puis tristement révoqués en 1975 ? Quelles en sont les chances d’apparition ou les zones d’effacement, les puissances ou les fragilités ? A quelle part de la réalité – le contraire d’un tout – l’image des lucioles peut-elle s’adresser aujourd’hui ? »
Je ne vais pas répondre à la place du livre lui-même, ni le recopier intégralement. Mais le fait que le chapitre qui suit immédiatement s’intéresse, comme souvent chez Georges Didi-Huberman, à la photographie, donne tout de même une piste : saisie, parfois infinitésimale, de qui reste de la lumière quand elle a touché la matière qui lui fait obstacle, et sur laquelle elle rebondit partiellement, la photographie a besoin de lumière, mais elle ne peut exister qu’à la condition que tout ne soit pas en pleine lumière, à tel point que, du temps où on développait la pellicule photo, ce moment de révélation devait se faire dans le noir. Les lucioles n’éclairent pas le jour, et si elles s’y allumaient, on ne les verrait pas. Les signaux lumineux ont besoin, pour être perçus, d’une certaine pénombre. Nous sommes sans doute dans une de ces périodes durant lesquelles le contraste entre ce qui est susceptible d’éclairer et ce qui assombrit le monde est le plus net. Peut-être, sous les nuages amoncelés, qui bloquent à ce point la lumière naturelle, devient-il de plus en plus rare de rencontrer ces repères dans la nuit. Peut être, aussi, sommes-nous en permanence aveuglés par la lumière artificielle que ce même monde ne cesse de braquer, directement, dans le spectacle généralisé des écrans rétroéclairés. Peut-être, comme essaie de la montrer Georges Didi-Huberman, Pasolini était-il excessivement pessimiste (mais c’est un pessimisme qu’on comprend, et qu’on aurait aimé pouvoir accompagner) : ce n’est pas parce que les lueurs sont faibles que le monde s’éteint. Au contraire, il faut pour repérer ce qui véritablement luit, que règne une véritable nuit.
Sur ces pensées, je regardais l’écran de télévision sur lequel tournent en boucle des breaking news au sein desquelles Hongkong occupe une petite place, intermittente, sans rapport avec l’importance de ce qui se joue dans ces rues, cet aéroport. Ce soulèvement, tout comme celui qu’on a connu en France, est visuellement fascinant, zébrant la nuit de faisceaux laser, comme les nôtres l’étaient par la fluorescence des gilets. Temps sombres parcellés de flashes lumineux. Les contrastes de la mise en scène asiatique de l’ombre et de la lumière sont poussés dans leurs valeurs extrêmes, quand on comprend que si les manifestants, à Hongkong, utilisent des pointeurs laser, c’est pour empêcher les caméras de surveillance de les identifier, submergeant les capteurs numériques dans flot de lumière au sein duquel ils ne distinguent plus rien. La nuit n’est pas seule à pouvoir noyer la vue, l’éblouissement provoque les mêmes effets. On n’y voit bien que lorsque les lumières se font rares.