Ca fait un moment que je repousse le moment d’aborder quelques uns des clips du duo electro The Blaze, tant ils sont importants, tant il y aurait pas mal de choses à en dire, tant ils constituent un langage formel nouveau d’autant plus puissant qu’il se nourrit d’expériences passées, de références qui, jadis, appartenaient à une culture parallèle, vénéneuse, infréquentable. Il y a toujours quelque chose de cet ordre dans ces courts métrages qui respirent, à pleins poumons, l’oxygène de la transgression et s’éloignent consciencieusement des ambiances consensuelles, ou de la mise en scène d’une quelconque bonheur factice.
Mais avant de détailler comment fonctionnent ces clips de The Blaze qui brassent les formes masculines sans les brosser tout à fait dans le sens du poil, je partage cet autre clip, venu d’une autre source musicale, Requin chagrin.
Passons le nom du projet, qui semble désigner un collectif alors qu’en réalité, il est mené par une jeune femme, Marion Brunetto, qui semble savoir mener sa barque, et préférer être seule à la barre. Et si je recours à la métaphore maritime, c’est parce que ce titre précis, Sémaphore, y invite.
Le clip joue sur ce genre de duo masculin ambigu qu’on croise de plus en plus dans les films, de temps en temps dans les clips, à de rares occasions dans la publicité. Deux gars passent leur temps ensemble, dans une proximité d’activité, de rien foutre, une promiscuité physique et une complicité sauvage qui laissent songeur. Pas de mièvrerie, pas de tendresse apparente, mais une attention portée l’un à l’autre, à distance, ou à proximité. A strictement parler, il ne se passe rien de spécial, et c’est à cette banalité des situations que ce petit film fonctionne, car elle permet le montage de plans qui sont comme les échos les uns des autres, mettant en série des attitudes, des regards, des gestes, des positions.
Deux jeunes gens fraient ensemble dans une confiance telle qu’ils peuvent se défier, du regard, du corps, au tir, dans les défis lancés, au corps à corps, dans la mer. Alternances de jeux limites, de boisson partagée, et de moments plus sérieux, à la frontière du religieux, le clip de sémaphore fait son boulot en offrant un contrepoint au texte et à sa mise en musique. De celle-ci il partage la brume ensoleillée des matins mal réveillés qui suivent les soirées intenses qui se poursuivent en nuits décalées. Il y ajoute une ambiguïté qui prend la forme d’une amitié dont on peut se demander jusqu’où elle va, tout en se disant qu’en fait, justement, on s’en fout un peu et qu’on serait déçu si on nous mettait davantage dans la confidence.
Au premier abord, on pourrait se dire que ce qu’on trouve chez The Blaze, et qui est absent ici, c’est la frontalité de la présence de corps regardés (parce que filmés) comme ethnicisés. Et au second abord, on réalise qu’en fait, il y a bien une forme d »étrangeté chez ces deux jeunes gens livrés l’un à l’autre dans leur élan vital partagé : ce sont des êtres et des corps tels qu’ils peuvent se déployer en province, là où il y a s’étendent les espaces qui laissent libre un tel déploiement, là où la solitude permet l’élection, là où se trouve, aussi, le temps nécessaire qu’on doit accorder à l’autre pour qu’il se passe quelque chose.
C’est ce loisir de deux êtres naviguant en commun que le clip parvient à saisir, c’est aussi la fragilité éphémère d’un tel partage qui est captée à travers le morcellement des expériences, le brassage des moments, qui expose les éléments d’un rituel partagé, d’une relation qui a quelque chose de sacré, dont on sait bien qu’elle ne peut pas durer sur le long terme. Le monde est déserté, comme s’il était parvenu à sa propre fin, à l’épuisement de son propre récit.
Ne reste alors que la lumière, sous toutes ses formes. Celle d’un soleil rasant de fin d’après-midi, celle de la ville au loin, signalant la survie des autres, mais ailleurs, là où la vie suit un cours plus normal, moins intense, et celle du phare bien sûr, qui donne son titre à cette chanson, qui demeure, jour et nuit, et témoigne quand le soir est tombé des éclats partagés par deux trajectoires se rencontrant un moment, se reconnaissant l’une l’autre et acceptant de produire, par leur friction, quelques étincelles.
A la fin, il n’en reste plus qu’un, et ce plan fixe est, à lui seul, un splendide portrait de ce que la jeunesse peut avoir, évidemment, de beau, dans sa force comme dans sa fragilité, parce que cette force a ceci de fascinant qu’elle peut encore être vulnérable, ouverte aux possibles, libre de devenir. Dans cette lumière vacillante, et avant qu’elle se fasse intermittente, rien n’est encore parvenu à destination.
Réalisateurs : Marion Brunetto & Simon Noizat
Avec Elias Hauteur & Naël Malassagne
Image Simon Noizat
Assistant caméra Romain Reboul
Etalonnage Thomas Canu