La vérité, en journalisme, n’est rien d’autre que ce qu’elle est dans les autres domaines : une affaire de consensus. Un paradigme. Il en va de la presse comme des sciences, on s’accorde à dire, pendant un certain temps, que telle vision du monde est la bonne. Et puis un jour cet accord ne fonctionne plus, les événements n’y sont plus correctement cadrés, parfois même ils le contredisent. Alors on voir mourir le paradigme, et parfois, pendant un certain temps, il n’est remplacé par rien d’autre, on se retrouve simplement sans modèle de compréhension du monde, le regard en errance, et on ne sait plus quoi penser.
C’est étonnant qu’on puisse s’en alarmer. Ne pas savoir quoi en penser est, dans le fond, une bonne chose, puisque ça impose de penser. Evidemment, c’est très rassurant d’avoir les idées arrêtées, de porter tous ensemble un discours commun sur la vie, l’univers et le reste. Ca donne confiance, ça conforte dans le sentiment d’être dans le vrai. Mais jusqu’à présent, sauf peut-être en mathématiques, à chaque fois que l’humanité a cru posséder une vérité éternelle, elle s’est joyeusement plantée. Finalement, les seuls moments au cours desquels on est sûr d’avoir durablement raison, c’est lorsqu’on doute.
L’avènement des théories du complot, le brouillage désormais systématique des ondes, dans tous les domaines qui comptent, non pas qu’ils soient importants, mais qu’on y tienne précisément les comptes, qu’on y soit soucieux des profits engrangés, ont pour effet qu’on ne sait plus quoi penser. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il y a une forte probabilité qu’on se trompe, puisque sur certains points, et nous ne savons pas lesquels, on cherche à nous tromper.
En fait, ce dont nous nous rendons compte, alors que les médias nouveaux dans les flux desquels nous baignons 24h/24 nous inondent littéralement d’informations systématiquement contradictoires, parfois aberrantes, parfois crédibles, parfois si bien tournées et diffusées qu’elles pourraient faire passer pour crédibles des aberrations, ou pour aberrantes des informations crédibles, depuis donc que nous avons conscience d’être trompés, nous entretenons le fantasme selon lequel, avant, on était en prise directe avec la vérité. On l’oublie trop facilement : un media est un intermédiaire. Et on sait que chaque intermédiaire est une occasion de donner une nouvelle forme à l’information. L’oeil est un intermédiaire. Sa cornée est une lentille qui, comme toute lentille, inverse le haut et le bas de l’image qu’elle forme sur la rétine. Le nerd optique transmet une information inversée que le cerveau remet à l’endroit. Combien de manipulations, alors, pour parvenir à voir à l’endroit ce que l’oeil voit à l’envers ? Il en va de même des médias, quels qu’ils soient. Intermédiaires nécessaires, il n’y en a pas qui soient moins que les autres susceptibles de nous leurrer.
La multiplication des illusions nous plonge dans une immense errance car on ne sait plus ce qu’on peut reconnaître comme connaissance véritable. A ce titre, on se retrouve dans une situation connue, que Descartes décrit dans les premières lignes de sa Première Méditation :
Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter ; ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qu’il me reste pour agir. Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. Or il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein, de prouver qu’elles sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais à bout ; mais, d’autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paraissent manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j’y trouverai, suffira pour me les faire toutes rejeter. Et pour cela il n’est pas besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait d’un travail infini ; mais, parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice, je m’attaquerai d’abord aux principes, sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées.
Ce qui a disparu avec la multiplication des sources, ce sont les illusions officielles. Il n’y a plus de consensus. Ce qui peut, sur d’autres plans, politique en particulier, poser problème; mais du point de vue de la connaissance, c’est un grand bénéfice que d’être désillusionnés, et paradoxalement, c’est en étant trompés au centuple que nous prenons suffisamment conscience de l’illusion pour ne plus en être autant victimes.
C’est dans le dernier Monde diplomatique qu’on trouve, en page 3, cette analyse somme toute courageuse, puisqu’elle brise le mythe selon lequel avec l’avènement des nouveaux canaux d’information, on aurait rompu avec la « bonne » information d’antan. C’est au contraire à davantage de responsabilité que nous sommes conviés, puisque chacun se doit de reprendre l’autorité sur ce qu’il lit, ce qui rend d’autant plus responsable, à son tour, celui qui écrit. C’est ainsi, dans le fond, que peut être fondée une véritable autorité commune.
Le texte de Pierre Rimbert se trouve à cette adresse :