On se souvient de Long Term Parking (http://www.arman-studio.com/RawFiles/002613.html) , colonne de béton dans laquelle étaient coulées des bagnoles des années 70, oeuvre monumentale d’Arman, célébrant à sa manière la vacuité de la matière passée par le processus industriel, c’est à dire, prélevée sur la nature, travaillée, transformée, mise en vente, consommée, en somme détruite, puis conservée telle quelle, à l’état de déchet, accumulée sous forme de totem invitant à se recueillir devant le fétiche contemporain, l’idôle pourvoyeuse de croissance. 2000 tonnes de métal, de plastique, de skaï et de béton comme signe et signal de ce que nous aurons fait de mieux, 59 bagnoles et quelques bétonneuses pour dresser un hommage à l’héritage que nous laisserons : un immense tas d’ordures errigé au rang de divinité bienfaitrice.
Dans les années 80, on voulait encore signifier, c’est à dire qu’on considérait que derrière le signe, il devait y avoir un signifié, quelque chose qui, à défaut de pouvoir être dit et entendu, serait au moins perçu, saisi, et d’une certaine manière compris.
Depuis, le rapport avec le réel a peut-être été perdu, du moins s’est-il amplement distendu et les signes vivent leur propre vie, à tel point que les objets ont pris leurs distances avec eux mêmes, se sont éloignés de leur fonction, simulent plus qu’ils ne réalisent, font semblant, épatent la galerie sans permettre de vraiment rien faire. Il n’est pas étonnant de voir aujourd’hui la voiture mise en scène de façon virtuelle, dans des mises en scènes qui ne sont elles mêmes que des images, quand bien même celles-ci montrent ce que pourraient être des monuments contemporains érigés à la gloire de l’automobile.
C’est ce qu’on voit dans les séries visuelles proposées par Chris Labrooy, illustrateur britanique qui avait déjà déformé les bagnoles pour les accoupler, les emboiter, les ranger lui aussi, les parquer à son tour à long terme, pour toujours à vrai dire puisqu’elles étaient amputées de leur aptitude au déplacement. Signes de voiture, célébration de l’engin comme signalement ostentatoire dépourvu de sens pratique, la série Auto Aerobics (http://www.journal-du-design.fr/graphisme/auto-aerobics-par-chris-labrooy-37457/) présentait des automobiles contorsionistes lancées dans des numéros de duetistes accrobatiques, mais absolument statiques, comme si un César avait décidé de compresser les carrosseries, mais en laissant de côté le caractère aléatoire de la compression mécanique, lui préférant le pliage numérique, et privilégiant la géométrie parfaite du design au désordre de la presse industrielle.
Dans Tales of Auto Elasticity (http://www.journal-du-design.fr/art/tales-of-auto-elasticity-chris-labrooy-52532/), Chris Labrooy pousse plus loin l’aliénation de l’automobile, puisqu’il choisit d’oeuvrer sur les pick-ups américains des années 50/60, donc il déforme à volonté les bennes rectilignes pour leur donner une souplesse telle qu’il peut se permettre, non plus de les emboiter, mais de les enlacer dans des constructions tout à la fois voluptueuses, pop, monumentales et spectaculaires. Soulignées au néon, elles assument désormais de n’être rien d’autre que les enseignes qui ne signalent rien d’autres qu’elles mêmes, formes pures qui ne sont pourtant pas abstraites, puisqu’elles pointent bien vers un objet qu’on utilisa, une fonction qui fut mise en oeuvre avant de devenir vaine; des souvenirs en somme, aussi solides et présents que peuvent l’être 4 tonnes de métal fusionnées comme pourraient l’être deux moitiés d’androgynes avant que Zeus ne les sépare, aussi fugaces pourtant que peuvent l’être des images auxquelles ne correspondent aucun objet réel.
Finalement, le travail de Labrooy est le négatif de celui d’Arman; il ne s’agit plus de nouveau réalisme, mais d’un irréalisme nostalgique qui est peut-être l’un des symptomes d’un temps plié sur lui-même, mis en boucle, qui ne signifie plus rien d’autre que lui-même; autoréférent, narcissique, consanguin et vain, mais avec brio.