« Ce n’est pas le départ pour le plaisir qui est insupportable, c’est le réveil heureux »
Michel Foucault; Le Gai savoir
« Deux femmes qui se tiennent la main
Ca n’a rien qui peut gêner la morale
Là où le doute s’installe
C’est que ce geste se fasse sous la table. »
Mecano ; Une Femme avec une femme (et en fait, non, c’est exactement le contraire)
J’avais écrit un super paragraphe expliquant que la violence du réel rendait impossible d’écrire avec acuité et détente. Il était vraiment fort en mauvaise foi, et ça aurait pu le rendre sympathique, pour peu qu’on accepte l’idée que, si Mme Boutin incarne la « bonne » foi, alors mieux vaut l’avoir mauvaise.
J’avais exprimé ce que beaucoup d’entre nous éprouvent sans doute, la frustration de voir une violence évidente ne recevoir aucune correction, l’envie jusque là réprimée de prendre des cours de tir, puisque les piscines vides ne sont pas dignes de confiance, et qu’on ne peut pas non plus faire reposer tous nos espoirs sur l’autel de Notre Dame.
En fait, en mode Calimero (enfin, un Calimero qui se serait pris pendant des semaines un traitement médiatique ayant notablement dépassé les doses prescrites), nous trouvons que le monde est décidément trop injuste, et nous nous demandons pourquoi ils sont autant méchants.
« Parce que » n’étant pas une réponse recevable, j’ai cherché un peu plus loin. Et un peu plus loin, ça signifie souvent « hier » ou « avant hier ». Et j’ai en partie trouvé. Cette question du caractère insupportable de l’intégration mine de rien des homosexuels au tissu de la vie commune a déjà été abordé, en 1978 exactement, par Foucault en personne, dans un ouvrage sur lequel j’ai un peu de mal à mettre la main, intitulé Vingt ans et après, de Thierry Voeltzel.
N’en trouvant aucun exemplaire à un prix décent (et j’ai été à deux doigts de miser une somme indécente pour l’obtenir, avant que résonne en moi la voix de Monsieur Bforbank, qui tenait absolument à me rappeler que l’argent décide de tout, y compris des livres que je peux, ou pas, lire), j’ai eu la bonne surprise de constater que Didier Eribon, dans son important ouvrage Réflexion sur la question gay, en partageait précisément le passage qui m’intéresse ici.[Edit : finalement, le lendemain même, je tombe sur un exemplaire vendu d’occasion par son actuel propriétaire à un prix qui semble témoigner d’une totale méconnaissance du marché. L’exemplaire en question, avec sa préface de Mauriac et tout et tout, est en voie d’acheminement vers ma boîte aux lettres, j’en reparlerai certainement]
Pour que le propos soit plus clair, je reproduis le texte d’Eribon, qui cite lui même l’ouvrage de Voeltzel, qui lui même reprend les mots prononcés par Michel Foucault, puisque Vingt ans et après est tout simplement un livre d’entretien entre les deux hommes, dans lequel Foucault n’apparaît qu’en mode furtif, puisque son nom n’est pas mentionné. Afin d’ajouter encore à la confusion, le moine copiste ne se privera pas d’apporter quelques commentaires et mots d’esprit à cette relativement longue citation. Certes, il faudrait en fait renvoyer au livre lui-même, et on s’excuse auprès de Didier Eribon. Mais son livre ressemble de plus en plus à quelque chose qui serait quelque part entre le manuel de combat et la prophétie. Bref, il est à bien des égards nécessaire. Et on ne peut pas attendre que les foules se déplacent pour l’acheter. Les idées qu’il contient doivent être partagées, et ce d’autant plus qu’il est un des rares accès qu’on ait aux paroles de Foucault sur cette question précise.
Les voici donc :
« Au milieu du livre [Note Du Moine Copiste : pas celui de Eribon, mais celui de Voeltzel bien sûr; c’est bon, tout le monde suit ?], on trouve un passage curieux, qui se situe à l’articulation de plusieurs préoccupations et qui préfigure la réflexion que Foucault mènera au cours des années suivantes. Il mentionne une lettre qu’il a lue dans Libération. A cette époque, le quotidien publiait régulièrement une page « courrier » très ouverte, très libre, dans laquelle les lecteurs racontaient leurs expériences et faisaient part de leurs points de vue sur les sujets les plus divers. C’est, dit Foucault, ce qu’il y a de mieux dans ce journal [NdMC : Eribon ajoute ici une note qui est très exactement l’expression de ce que vous venez de vous dire. Allez voir, c’est page 438 dans l’édition Fayard de son livre]. Dans cette lettre, un garçon hétérosexuel raconte qu’il était parti en vacances avec un groupe de garçons et de filles. Foucault résume ainsi son récit de Libération : « Ils couchaient sous la tente, ils campaient. Et puis un jour, deux gars de l’extérieur sont venus les voir et le hasard a fait qu’il s’est trouvé pour la nuit couché dans le même lit ou sac de couchage qu’un des types […]. Le lendemain matin, ils sont sortis montrant que manifestement ils avaient avaient fait l’amour ensemble. Et que non seulement ils avaient fait l’amour mais qu’ils s’aimaient, et ils l’ont montré tout au long de la journée, et très vite les réactions d’intolérance dans ce groupe qui était pourtant gauchiste, libéré – garçons et filles couchaient ensemble, il n’y avait aucun interdit -, les réactions négatives ont commence à se multiplier, et finalement on les a foutus dehors tous les deux… » Si l’auteur de la lettre semblait faire de « l’acte homosexuel rejeté par tout le monde la vraie raison du rejet », Foucault pense au contraire que « le point où la résistance s’est faite chez les autres, ce n’était pas qu’ils aient couché ensemble, pour dire les choses crûment que l’un ait enculé l’autre, ce n’était pas ça qui était intolérable, mais c’était que le lendemain matin ils se tiennent par la main, c’était que, pendant le déjeuner, ils s’embrassent, c’était qu’ils ne se quittent plus, c’était finalement toute une série de plaisirs qui étaient justement des plaisirs d’être ensemble, des plaisirs de corps, des plaisirs de regards… Et c’est cette économie-là de plaisirs qui est incroyablement mal acceptée […]. C’est finalement là que porte l’interdit, c’est la forme la plus perfide d’interdit, c’est à dire la plus diffuse, celle qui n’est jamais dite mais qui finalement, barre de la vie de l’homosexuel toute une série de choses, ce qui lui rend l’existence relativement pénible, quelle que soit la tolérance pour l’acte sexuel, car je prétends que cette tolérance, aujourd’hui, existe jusqu’à un certain point. »
Dider Eribon – Réflexions sur la question gay; p. 437 sq
Si nous connectons ces quelques observations avec ce que nous vivons, le paysage gagnera peut-être de ce sens dont il semble manquer. En fait, l’homosexuel n’est accepté qu’en tant qu’il incarne une franche altérité, c’est à dire dans la stricte mesure où on ne peut pas se confondre avec lui. Or, le maintenir en dehors des institutions, c’est garantir cette distance. Le prof fait pareil avec ses élèves quand, les voyant devenir meilleurs, il leur colle des interros un poil trop difficiles pour eux afin de garder une longueur d’avance. Ici, gays et lesbiennes découvrent qu’en réalité, l’acceptation dont ils faisaient l’objet avait pour condition qu’on ne puisse jamais s’identifier à eux. Mais dès lors s’ils parvienent à vivre une vie formellement et officiellement très proche de la majorité hétérosexuelle, celle-ci n’a plus de sens à se considérer comme majoritaire, puisqu’elle ne se distingue plus de la minorité tolérée. L’arrivée des homosexuels au sein de la norme a pour effet que la norme n’est plus vraiment normative, puisqu’elle n’a plus grand chose à normer. Pour des individus libres (et il y en a), cela ne pose pas vraiment problème, leur vie correspondant à quelque chose qu’ils ont voulu. Mais on ne peut laisser tout à fait de côté l’hypothèse selon laquelle un certain nombre d’êtres humains sont très peu sûrs de ce qu’ils vivent, et ont besoin qu’une norme contraignante valide leurs orientations (contraignante pour eux, mais aussi pour les autres, sinon leur voie devient une voie parmi d’autres, et non LA voie)
Ainsi, on accueille avec plaisir, curiosité et même, on applaudit des films qui se concentrent sur la part sensuelle de la relation homosexuelle. Dernièrement, c’était totalement tendance d’aller se confronter, dans une salle obscure, au premier long métrage de Travis Mathews, I want your love, alors même qu’il ne s’agissait finalement que d’un long clip un peu complaisant, avec des gors morceaux de vraies relations sexuelles non simulées dedans (bref, un bon porno gay quoi, avec la bonne conscience de montrer des acteurs qui semblent s’apprécier pour de bon, ou bien font super bien semblant, à la différence du porno classique). Ces derniers jours, la presse ne tarit plus d’éloges pour le dernier film de Guiraudie, L’Inconnu du lac, alors même que chez lui aussi, les personnages baisent dans les fourrés, fourrent dans les bosquets, batifolent dans les herbes hautes, et que chez lui de même la caméra suit les protagonistes, au plus près, dans leurs ébats qui ne deviennent, cependant, jamais les ébats des acteurs eux mêmes, et qui ne sont en fait jamais des plans cul, ou plutôt témoignent de ce que, naturellement, si on accepte de se défaire trente secondes des rôles sociaux, des statuts, de la mise en scène de son personnage, alors le plaisir physique partagé n’est plus un cul de sac (et c’est bien pourquoi Guiraudie, et Mathews aussi, mais bien d’autres encore, ne peuvent pas être envisagés selon les catégories qui permettent habituellement de parler de la pornographie). Idem avec La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, dont la presse grand public relaie dans la joie et l’allégresse les scènes d’ébats lesbiens (tu veux savoir ce qu’est le tribadisme ? Ecoute les interviews des actrices sur France Info et tu seras instruit ! Pas la peine de s’en inquiéter, tout le monde adore ce mot, et si les articles de la presse absolument pas spécialiste reprennent le mot, c’est que les rédactions et les services marketing savent que le public est fin prêt à l’accueillir, il n’attend même que ça).
En fait, la presse (qui n’est que le symptôme de ce que le marché veut lire, les articles étant pour ainsi dire écrits par les lecteurs eux mêmes, puisque les auteurs se conforment à ce qui peut faire vendre) montre à quel point tout le monde est à l’aise avec la sexualité homosexuelle. En revanche, s’il s’agit d’aller au delà des anus, des phallus et des vagins, si on met en scène le plaisir d’être ensemble, le désir de construction commune, le projet de transmission à une génération future, la gêne s’installe, les neurones se crispent, on galope de façon subitement moins enthousiaste, on se cabre et on refuse l’obstacle ; les homosexuels sont comme les clowns, ils font flipper dès qu’ils ne sont plus divertissants. Ainsi, Soderbergh lui-même ne peut pas diffuser de façon classique son film Ma Vie avec Liberace dans les salles obscures américaines, parce que ce film est trop « gay ». Pourtant, il est dénué de scènes montrant de façon explicite des rapports sexuels. En revanche, il met en scène une histoire d’amour (ce que fait aussi La Vie d’Adèle, mais on n’en parle pas), même si on devine que la façon dont il sera vendu mettra en avant la reconstitution minutieuse d’une époque, la flamboyance de ses personnages, leur caractère hors normes, leurs qualités, et la prestation spectaculaire de son casting. Il semble qu’il faille que l’homosexualité soit toujours « bigger than life », afin que la vie elle même n’en soit jamais troublée.
Ce qui importe, c’est que l’homosexualité demeure réduite à sa part uniquement sexuelle, celle qui fascine, sur la crête qui sépare la vallée du scandale et le canyon du spectacle. Au mieux, qu’elle demeure ce « douloureux problème » qui permet à ceux qui se sont jusque là sentis « normaux » de continuer à pratiquer, même si c’est parfois avec les meilleures intentions du monde, leur pitié et leur condescendance assaisonnée parfois d’une bonne dose de concupiscence.
En somme, les homosexuels sont finalement bien plus subversifs quand ils veulent se marier que lorsqu’ils s’adonnent à des plaisirs qui exigent une certaine souplesse (et des litres de lubrifiant), parce que tant qu’ils restent dans les back-rooms, tant qu’ils baisent sur les aires d’autoroute, ils ne changent rien à la façon dont l’humanité se regarde elle-même, au contraire, ils confortent le regard standardisé; si subvertir c’est intervenir dans un espace et en modifier la représentation et les pratiques, alors c’est par le mariage que gays et lesbiennes peuvent être subversifs et politiques, car leur acte les concerne, eux, en tant qu’homme et femme libres, mais il concerne aussi chaque citoyen, qui sait désormais que lorsqu’il fait entrer son couple et sa famille dans l’espace républicain, il le fait à égalité avec les couples homosexuels, qui prononcent les mêmes paroles, s’assoit sur les mêmes chaises, devant le même maire, dans le même hôtel de ville que lui. Sans être identiques, (mais les couples qui jusque là se mariaient ne l’étaient pas non plus), ils sont égaux. Et désormais, si la fraternité est bel et bien une valeur qu’on compte inscrire sur les frontons des édifices publics, les hétérosexuels devront considérer les homosexuels comme leurs frères et soeurs (et comment ne pas noter au passage que depuis la révolution, la seule filiation à laquelle nous pouvons nous référer politiquement, c’est la République au sein de laquelle nous sommes tout frères ?).
Derrière le mariage pour tous, il y a en réalité un autre problème, beaucoup plus sensible : qui a, en France, le pouvoir ? Et on sait bien qu’historiquement, le mariage est précisément une question de pouvoir, de distribution, de restriction et de transmission de celui-ci. Il n’est pas nécessaire d’enquêter bien loin pour constater que ceux qui manifestent aujourd’hui sont ceux qui, jusque là discrètement, pouvaient peser de tout leur poids sur la façon dont on définissait la France, et ses français, sans même avoir besoin de descendre dans la rue, quitter leurs quartiers dans lesquels ils vivent ensemble, confiants dans l’illusion partagée d’être le seul modèle viable d’humanité. A ce titre, il est fort possible que certains ne se sentent pas haineux envers les personnes homosexuelles, mais le simple fait de faire de l’hétérosexualité le seul et unique modèle de l’humanité, et de la filiation telle qu’ils la présentent le seul modèle familial, suffit à déterminer comme homophobe leur propos. On peut tout à fait prôner une illégalité instituée et organisée sans pour autant faire preuve de haine. Ajoutons que manifestement, à en juger par la force de propagande, qui n’est jamais gratuite, ce petit monde bénéficie aussi de mânes financières dont l’Etat pourrait peut être se demander si elles ne pourraient pas être mises au service de projets qui servent davantage le bien commun. Il ne s’agit peut être que de mariage, il ne s’agit sans doute que d’une poignée d’enfants qui seront confiés à deux hommes ou deux femmes, mais dans le fond, il s’agit effectivement peut être d’une révolution, si cela consiste à retirer à quelques bourgeois (dans le portefeuille ou dans la tête) un pouvoir qu’ils savaient fort bien leur appartenir encore, et à le distribuer au peuple tout entier, rappelant à ceux qui prétendent pouvoir décider et légiférer « pour tous » qu’on ne leur reconnait aucune prérogative, et qu’on ne leur accorde aucune souveraineté.
A ce compte là, le mariage pour tous est bel et bien une réforme de gauche. Sans doute devrait-on en profiter, car ce sera peut être la seule.
Illustrations :
Thierry Voeltzel photographié par Robert Canault, tel que publié dans le Nouvel Obs du 22 07 1978
Michel Foucault en kimono (et pourquoi pas ?)