A force de voir l’islam faire l’objet d’attaques incessantes, jusque dans les moindres recoins de notre vie commune (oserait on ainsi comptabiliser le nombre de juifs parmi les joueurs de l’équipe de France de football ?), on pourrait presque soupçonner qu’un complot est mené, en douce, par une autre religion, moins à l’aise en matière de communication, et qui souffrirait plutôt d’un excédent de lieux de cultes, ce qui pourrait la rendre jalouse de voir les musulmans s’entasser dans la rue pour prier quand elle même place ses rares prêtres face à ce qui a de plus en plus de mal à porter sans prêter à rire le nom d' »assemblée » (une solution à la pénurie des lieux de cultes pour les musulmans pourrait d’ailleurs tout à fait consister à leur ouvrir les portes des églises, qui sont conçues pour faciliter la prière, et qui souffrent d’uns sous emploi chronique. D’ailleurs, c’est peut être là un des problèmes majeurs du christianisme, il a peu à peu déserté les bancs et prie-dieu de ses propres églises pour occuper des sièges politiques, et si on devait s’inquiéter de l’influence néfaste d’une religion sur les affaires politiques de notre pays, sur l’impossibilité pour les femmes de voir pleinement leurs droits reconnus, sur l’interdiction faite aux homosexuels d’accéder à une pleine égalité avec leurs frères hétérosexuels, c’est jusqu’à présent beaucoup plus du côté du catholicisme qu’il faut en chercher les causes que du côté de l’islam, celui ci n’étant pas politiquement représenté (le Coran ne fut jamais brandi par un député à l’Assemblée nationale, quand la Bible le fût)).
Il n’est pas exclu que parmi les raisons de l’acceptation plus aisée de la main mise des cathos sur notre vie morale, au delà de leur légendaire gentillesse (et il ne faudrait pas entendre le terme de manière excessivement positive, ici), on puisse mentionner le fait que les textes fondamentaux du christianisme ont pu faire l’objet, grâce à leur absence de sacralité, de multiples récupérations, détournements, illustrations, allant de la commande officielle de l’Eglise à l’initiative personnelle d’artistes, constituant autant de relectures, parfois de la part d’hommes ou de femmes dont on n’aurait pas imaginé qu’ils puissent avoir ce genre de projets en tête. Dernièrement, lorsque Crumb s’attaqua à la Genèse, offrant une lecture linéaire d’autant plus forte qu’elle était débarrassée des outrances attendues, c’était un peu comme si enfin ce texte était arraché à ceux qui se le sont, depuis des siècles, appropriés, pour être réinstallé dans l’espace public, universel (et quel plaisir de voir, enfin ! le serpent dans sa version pré-punition divine, chose qu’on ne voit, à ma connaissance, nulle part ailleurs, ce qui signale tout simplement que la plupart des illustrations bibliques ont simplement fait l’impasse sur la lecture un tant soit peu attentive du texte, se fiant aux images qu’on en a déjà.
Parmi les outsiders de l’illustration catholique, Alfonse Mucha n’est pas le moins surprenant : connu pour son travail d’affichiste, sans doute déprécié aux yeux de la culture officielle pour cette seule raison, on le cantonne volontiers dans la sub-catégorie des illustrateurs (on devine que certains n’abordent cette frange des arts plastiques qu’équipés d’un masque à gaz), il a ses adeptes, mais on ne peut pas dire qu’on lui consacre une place considérable dans l’histoire des arts. Pourtant, si on veut bien prêter attention à son travail, on y discerne des ambitions qui vont au-delà du simple travail de graphiste auquel on aime le réduire. D’une part, tout amateur de mangas discerne rapidement à quel point Mucha constitue, un siècle à l’avance, un défricheur de ce graphisme qui aujourd’hui s’est répandu tant dans la bande dessinée que dans l’animation. Les poses, le physique des femmes qui sont ses modèles, les tenues, l’invasion graphique des motifs végétaux fondus au corps de ses top models, ce sont autant de schèmes qui ont creusé un sillon aujourd’hui quotidiennement labouré par la mode, la B.D., la publicité, le cinéma, le clip.
Quand on parcourt l’espace modeste que constitue le musée Mucha de Prague, parmi les affiches des pièces jouées par Sarah Bernard et les fresques à la gloire d’une féminité qui va ensuite déferler sur l’Europe, puis le reste du monde, on peut s’arrêter un instant sur quelques planches d’un projet étrange, qui s’imposa manifestement à Mucha avec une force suffisante pour qu’il le considère, malgré la difficulté à l’intégrer au reste de son oeuvre, comme une oeuvre majeure : son Pater. L’idée du projet est simple : mettre en images, c’est à dire en espace, le Notre Père, prière fondamentale mais suffisamment naïve pour avoir été, somme toute, dédaignée par l’art, qui se contentera le plus souvent de la mettre en musique de manière, disons, aimable (Rimski Korsakov trouvera là sans doute son « tube » le plus joué, mais il faut admettre que cela relève d’une recherche musicale plutôt légère). Quand Mucha s’en empare, il en fait quelque chose qui est en même temps ‘pop’ (franchement, on placerait volontiers chez ces représentants de l’Art Nouveau, les véritables racines du pop’art, et ce d’autant plus qu’à la différence d’un Warhol, ils ne consacraient pas la majeure partie de leur temps à faire les malins (franchement, Warhol me semble finalement n’être intéressant que comme cinéaste. Le reste sent tellement le truc calibré pour être une réponse assomante d’intelligence et de conceptualisation sur ce qu’est, ou n’est pas, une oeuvre d’art, que ça en devient à peu près aussi passionnant qu’une dissertation d’étudiante en prépa lettres qui aurait en elle le secret regret de ne pas avoir osé faire les Beaux-Arts)), avce les déferlantes habituelles d’enluminures gracieuses, mais il développe aussi un style graphique qui devrait « parler quelque part » à ceux qui réservent au Grand Pouvoir du Chninkel, de Rosinski, une place tout particulière sur l’étagère « Bande dessinée » de leur bibliothèque personnelle. Le Notre-Père devient épique sans faire l’objet d’une déconstruction conceptuelle, et conservant les traits de l’illustration classique, ici simplement renforcée, comme dopée, par les forces vitales, l’énergie créatrice qui traverse le style de Mucha.
Je suis sorti du musée Mucha en regrettant de n’avoir vu de l’oeuvre que quelques planches, curieux d’en voir davantage. L’ouvrage existe, on le trouve sur le marché de l’occasion, à presque 200€ le volume, tarif qui excède, si ce n’est mon intérêt, du moins mon pouvoir d’achat. Heureusement, internet est mon ami, et quelques autres passionnés ont entrepris de collecter les planches de ce Pater, mais aussi les esquisses préparatoires. Comme elles semblent peu diffusées, je les livres ci-dessous. Ca ne restitue sans doute pas l’oeuvre originelle, qui mériterait d’être rééditée, mais ça permet de s’en faire une idée, et d’entrevoir la manière dont Alfonse Mucha travaillait. Il me semble aussi qu’on voit transpirer ici la manière dont ce qu’on appelle aujourd’hui en musique la « pop » trouve toujours ses racines dans cette manière presque naïve de s’attaquer à des projets taillés un poil trop grand, mixant l’esprit de sérieux et la gravité du propos à une forme facile d’accès, accessible et suffisamment épique pour provoquer une espèce de mouvement dont on pourrait dire qu’il est, déjà, une élévation. On est tenté de voir les racines profondes de ce courant dans les vitraux des églises et cathédrales, et on ne s’étonnera pas, dès lors, d’apprendre que dans la cathédrale St-Guy de Prague, se trouve un vitrail particulièrement saisissant, dont l’auteur n’est autre qu’Alfonse Mucha lui même.
Voici dont ce Pater, de Mucha. Rassurez vous, on ne vas pas se donner la main pour le prononcer tous en choeur :