Attention, si vous êtes simultanément propriétaire d’un iphone, hétérosexuel et sexuellement un peu frustré, ce qui suit pourrait vous faire balancer votre bel et onéreux (beau, parce qu’onéreux, en partie, d’ailleurs) objet par la fenêtre. Avant tout geste irréparable, tentez de vous souvenir que ce n’est, à la base, qu’un téléphone, et que le détruire vous couperait encore un peu plus du monde, et on sait que les contacts tiennent parfois à peu de choses…
Pour peu qu’on passe parfois par des phases de franche prédation, on peut certains jours regretter que les humains ne soient pas dotés d’un flair un peu plus puissant en matière de phéromones sexuelles. Quand, coincés dans un métro bondé, certains se mettent à penser que dans la rame dans laquelle ils viennent de s’entasser, il doit bien y avoir une poignée de personnes qui seraient tout à fait partantes pour faire connaissance de plus près, sans savoir lesquelles, et sans pouvoir faire un sondage, covoiturier par covoiturier, pour distinguer lesquels seraient consentants, ils se disentt qu’il y a des occasions qui se perdent, et que la teneur de cette vie en sensualité pourrait soudainement s’accroître pour peu que quelque chose puisse venir leur indiquer quelles sont ces perles rares qui gravitent 24h/24 autour d’eux, incognito, tandis qu’elles ignorent elles aussi qu’il y a aux alentours des candidats à la rencontre fortuite. Parce que ce qui est valable dans le métro l’est aussi dans la rue, dans un concert, dans une réunion de parents d’élèves, à la messe, à la mosquée, dans une manif’, dans la salle d’attente du médecin, partout. Nous croisons chaque jour des dizaines de personnes qui voudraient bien, mais faute de pouvoir les discerner du tout venant, nous naviguons un peu autistes, incapables de capter les signaux de détresse lancés par la libido de nos semblables.
Pour ceux qui souffrent de cette ultra moderne solitude, l’iphone peut devenir une sorte de sixième sens suffisamment aiguisé pour offrir à leur vie cette chaleur humaine qui leur manquait jusque là. Le principe est simple, et on se demande comment personne n’y avait pensé jusque là (à vrai dire, d’autres y avaient déjà pensé, mais apple se décide un peu tardivement à ouvrir la frontière de ses apps’ à des propositions qui pourraient ne concerner que les adultes consentants. Et mine de rien, voila qui va sans doute provoquer des vagues d’effrois parmi les utilisateurs d’iphones qui jusque là semblent naviguer dans un monde d’applications que Oui-Oui lui même pourrait utiliser sans avoir de problèmes de conscience. Mais la concurrence, elle, ne s’embarrasse pas de questions éthiques, et de toute évidence, les applications de ce genre seront demain monnaie courante (on imagine d’ailleurs mal qu’elles soient à l’avenir toutes gratuites, puisque s’il y a bien quelque chose pour quoi les êtres humains sont capables de payer, c’est cette ressource gratuite mais répondant elle aussi à sa manière aux lois de l’offre et de la demande qu’est le sexe). Alors Apple préfère devancer que poursuivre et autorise donc cette nouvelle application :
Grindr
Si on résume, c’est un radar pour cibles consentantes.
Le principe est simple : inscription, description (de manière évidemment avantageuse), indiquer en gros ce qui est cherché comme type de partenaire et d’activités, et ensuite, comme l’iphone est en permanence géolocalisé et que ceux des autres utilisateurs le sont aussi, apparaissent sur la carte, sur l’écran, là, dans la main, tous ceux qui sont susceptibles d’être partants pour passer un moment avec vous. En gros, Grindr, ça permet de transformer un iphone en tour de contrôle repérant des kilomètres à la ronde la moindre pulsion compatible avec les siennes propres. Ensuite, il n’y a plus qu’à jouer les contrôleurs aériens de son propre désir. Et autant dire que les catastrophes aériennes sont fréquentes dans ce genre d »espaces aériens.
Ca y est, tu es en train de comprendre ce que peut être la réalité augmentée : ton quartier n’est soudainement plus un quartier, il vient de devenir un vivier de partenaires potentiels. Enfin ! Tu ne vas plus croiser des copains de jeux déguisés en piéton lambda, puisque tu sauras à l’avance que lui, là-bas, qui se promène dans ce parc, que lui par ici qui se tient accroché à cette barre dans le troisième wagon du métro, et lui, cible localisée sur l’écran de l’iphone en mode carte, qui se déplace à 300km/h entre Paris et Lyon, et se trouve donc dans le même TGV que toi, tous ces inconnus ne sont pas n’importe qui, ce sont des personnes qui veulent bien, qui ont maintenant, là, tout de suite, la même envie que toi, et surtout, qui t’ont vu, toi aussi, sur leur propre écran, proie consentante qui s’est posée là, avec son gros panneau indicateur au dessus de la tête, « avis aux amateurs ». Il sait, tu sais, les présentations sont faites, et le bon vieux fantasme (un inconnu s’approche et dis juste « Bonjours, je crois qu’on s’est compris ? ») peut enfin se réaliser, au prix d’un tout petit trucage pour lequel tout le monde est consentant.
Magique, n’est ce pas ?
Ou pas.
Parce que bien entendu, une fois localisé par la terre entière comme « consentant », mais aussi une fois repéré par les autres comme faisant partie des « voyants », ceux qui sont autorisés à voir dans la rue ceux qui font partie du cercle fermé des initiés, si, en mode grossissement maximal sur la carte tu vois les symboles qui s’approchent du tien changer brusquement de trottoir, alors tu sauras que là comme ailleurs, être consentant et repérable dans l’espace ne suffit pas pour rendre tout le monde désireux de partager ce consentement.
Pire encore : si ce service peut effectivement permettre à des personnes qui souffrent de solitude (et bien entendu, le fait qu’il s’adresse pour le moment uniquement à la « communauté » gay (qui, si elle était vraiment une communauté, n’aurait pas besoin de ce genre de gadget), plaide dans le sens de ce genre d’utilité sociale), il peut aussi en faire de jolie cibles, et à voir comment les gens sont déjà bien naïfs avec Facebook, on ne peut que craindre ceux qui vont se poser au beau milieu d’un stade, un soir de match, et vont lancer l’appli pour voir s’il n’y a pas quelque part dans les tribunes, un partenaire potentiel. En terme d’affichage, ce sera exactement comme si ils dépliaient au dessus d’eux une immense pancarte, visible depuis la lune, indiquant au monde entier « Je suis gay, et mes chargeurs sont pleins, venez les vider SVP ! »,
On le sait depuis Foucault, les processus de contrôle se présentent de moins en moins comme des dispositifs contraignants, inquisiteurs et violents. Nous ne leur obéirions pas et il faudrait dépenser une énergie folle à les déployer. En revanche, ces mêmes dispositifs deviennent redoutables dès l’instant où ils se contentent de faire du stop devant le véhicule de rêve que constituent nos désirs. Inutile de dire que Grindr fait évidemment partie de cette gamme de techniques qui font bien mieux parler qu’une séance de torture, et qu’on n’imaginerait pas, en Iran par exemple, pouvoir convaincre les gays de se faire badger et géolocaliser 24h/24 (ou uniquement quand ils ont envie de tirer un coup, ce qui est tout compte fait encore plus fort !).
Ainsi, les techniques permettent de rejouer sans cesse la grande scène de la reconnaissance pour les populations stigmatisées : d’un côté, la technique n’existe que parce que ces personnes là ne peuvent pas être ce qu’elles sont au grand jour, et qu’on les oblige à se camoufler, de l’autre, on leur donne les objets techniques qui peuvent leur permettre de se reconnaître entre eux (et il faut reconnaître qu’être gay est un stigmate particulier, puisqu’il est invisible, y compris pour les principaux concernés), mais qui permettent aussi d’apposer sur eux cette marque qui permettra peut être plus tard de les stigmatiser davantage encore.
Reste maintenant à offrir ce moyen de repérage aux hétéros aussi. Ca donnera ça : d’abord, les classiques, en particulier la nécessité d’offrir le service aux femmes et de le vendre aux hommes, car dans tous les produits de ce genre, la marchandise, ce sont les femmes. Mais le plus intéressant sera de jeter en pâture les quelques femmes un peu aventureuses ou simplement libérées non seulement aux hommes suffisamment prédateurs pour dépenser du fric pour voir apparaître sur leur écran de portable une poignée de sigles désignant des femmes « qui veulent bien », mais aussi à celles des femmes qui ne s’inscriront que pour mieux confondre ces trainées qui ne se refusent ni aux hommes, ni à leurs propres désirs. On comprend mieux dès lors pourquoi ces dispositifs sont tout d’abord réservés à la population gay : ils ne mettent alors en évidence que la possibilité de révéler une population encore souvent cachée, et de lui donner une visibilité qui peut être recherchée pour de multiples raisons, parfois tout à fait opposées. Le passage au monde straight de ces techniques révèle quelque chose de tout à fait différent, puisqu’il dévoile les inégalités qui demeurent au sein même de la classe dominante, dans l’économie du désir. On le devine aisément, femmes et hommes n’utiliseront pas Grindr à égalité avec les hommes, à tel point qu’on devine aisément que le service devra mettre en place un système leur garantissant un minimum de protection, à tel point même que les hésitations à proposer ce service aux hétérosexuels tient sûrement à une prudence juridique qui veille à ne pas se mettre en situation d’être accusé d’avoir mis des femmes en danger.
On imagine bien que nombreux sont ceux qui, hommes ou femmes attirés les uns par les autres, aimeraient pouvoir repérer tel ou telle partenaire pour partager quelques attouchements, ou plus si affinités. On peut simplement craindre que les cartes du désir ne soient pas exactement conformes au territoire lui-même, ne serait ce que parce qu’avec grindr, on fait partie de la carte tout comme on est position de la scruter. Mais repérer du ciel sa proie n’est un jeu du désir que si on se sait soi même aussi repéré par les balises et les satellites mis au service de ceux qui peuvent nous viser dans la rue comme un gibier potentiel. Grindr rejoue en ce sens l’expérience qu’avait permise à ses débuts internet : devenir l’objet d’un autre, se laisser viser comme objet et construire ainsi sa propre subjectivité, en faisant la part en soi de ce qui est sujet, et de ce qui ne l’est pas, pour ensuite synthétiser le tout et pouvoir dire « c’est moi », à cette nuance près que le mouvement est exactement inverse : internet nous délocalise totalement, diluant notre présence dans ce qu’on pour une fois nommer avec pertinence le « cyberspace ». Grindr au contraire relocalise le désir qui d’habitude est dilué et anonyme dans l’espace qui fait les hommes distants. Il n’est pas certain que cette inversion du processus soit un mal en soi; on peut en revanche penser qu’avoir conscience de cette inversion soit nécessaire pour jouer de ce service sans en être soi même le jouet.
Alors, pour ceux qui aimeraient se fondre sous la forme d’un POI parmi d’autres dans le décor des googlemaps, voici l’adresse dématérialisée qui permettra de les repérer dans le monde tout à fait physique : www.grindr.com
Complètement fou… C’est toujours le même problème avec ce genre d’idée, on ne prend jamais le temps ou on ne veut pas prendre le temps de réfléchir à ce qu’implique ce genre de création.