Bonne nouvelle pour ceux qui aiment leur métier :
Ils pourront s’y consacrer un peu plus longtemps que prévu.
On devrait s’en réjouir, puisque le travail rend libre, le travail rend égal, le travail est ce que nos patrons (fussent-ils l’Etat en « personne ») nous offrent, le travail humanise, il est la vertu par excellence, l’accomplissement ultime au delà duquel on ne peut qu’aspirer à disparaître. Accessoirement, et même si ces temps ci on demeure prudent sur les citations de Nietzsche, il est la meilleure des polices.
On plaindra dès lors tous ceux qui toujours plus nombreux ne seront pas invités à s’humaniser dans l’emploi, mais on les remerciera de contribuer à rendre la force de travail toujours moins onéreuse, le postulant au titre d’humanité se sentant plus ou moins obligé d’accepter les « offres » qui lui sont faites. Après tout, si on lui donne du travail, il ne va pas demander en plus à être payé pour cela.
Néanmoins, il est possible que dans les temps qui viennent, certains aient un peu moins le coeur à l’ouvrage, dès lors qu’ils voient le point de fuite de la fin du travail filer, toutes voiles du financement des pensions dehors, vers un horizon moins perceptible, moins accessible, plus hypothétique. Et si au mieux on assure la retraite des électeurs fondamentaux de nos actuels dirigeants (les plus anciens d’entre nous, qui sont aussi les plus nombreux), pour les autres, on peut craindre qu’on ne se retire pas, qu’on demeure sur le marché du travail, comme les fruits gâtés qu’on brade en fin de matinée, et que les plus malins glaneront discrètement profitant de leur abandon pour en sucer quelques graines, quelque pulpe; c’est avec les vieux légumes qu’on fait de bonnes vieilles soupes. On peut toujours aller défiler pour la retraite à 60 ans, on perdra. On peut toujours bloquer tout, ça ne fera qu’amplifier ce que les organisateurs du moment pourront alors avec raison présenter comme une victoire. Mais ceux qui nous y poussent ne prennent pas beaucoup de risques : ils sont en fin de carrière, ils sont bien payés, ils sont moins usés en fin de carrière que nous ne le serons dans nos carrières sans fin. Y compris dans la lutte, les dindons de la force ouvrière sont les plus pauvres, et dans mon entourage, ça ne gène pas des agrégés cumulant des heures sup’ (ce qui leur fait toujours moins d’heures à faire qu’un certifié) inquiets de voir leur retraite prochaine calculée sur un salaire pour le moment gelé, comparer la situation à celle des mineurs face à Thatcher, demander aux jeunes collègues de sacrifier des jours de salaire pour sauver leurs fesses déjà posées sur les fauteuils d’avions en partance pour des destinations exotiques où la notion même de retraite n’exoste pas, là où quand on est trop usé pour aller travailler, on vient finir sa vie chez ses enfants.
Il va donc falloir se trouver de solides fictions pour demeurer apte à se laisser tirer du lit par les deux réveils successifs qu’on a posés, le premier sur le chevet, le second à l’autre bout de la chambre, en sécurité contre les cas de réendormissement réflexe, main qui se pose parfois une microseconde avant que la sonnerie retentisse, mouvement somnambule déclenché par la troisième horloge, la plus sournoise, planquée comme un détonateur tout au fond du cerveau, c’est elle qui lance le compte à rebours, 3 – 2 – 1 – 0,0000000001, main qui bloque la sonnerie du réveil pile poil au moment où elle allait faire gueuler TSF Jazz à travers le lit (oui, il y a un truc mal prévu avec les radio réveil : on ne peut pas choisir une station pour l’endormissement et une autre pour le réveil : qui s’endort sur Richard Beirach devra confier son réveil à Al Jareau ou Eric Truffaz, la station vouée aux notes bleues diffusant rarement le dernier Iron Maiden sur le coup de 4h du mat’). On devine bien que plus les années passeront, et plus ne dormir que quatre heures par nuit devra davantage relever de l’insomnie que de l’impatience à se mettre avant l’aube au bureau pour avancer le travail. Et encore, on se satisfera, sans doute de plus en plus, de travailler pour la collectivité, et ne pas voir l’effort produit mis au service d’intérêts privés qui ne semblent désormais capables d’évaluer l’activité que sur le critère d’une profitabilité maximale. Pour les autres, il faudra simplement se faire à l’idée que, Sisyphes nécessairement consentants, les mêmes qui leur demandent de travailler quelques années de plus sont aussi ceux qui les licencient pour ne pas avoir quelques années de moins. Prenons cette habitude : il faut imaginer le travailleur heureux. Prenons aussi celle-ci : il faut imaginer l’oisif malheureux.
Alors, pour donner une piste à ceux qui souhaitent réenchanter leur travail afin de répondre positivement à cette question que je conseille à tout le monde de scotcher sur la glace de la salle de bains, « Veux tu vraiment vivre cette journée ?« , question à laquelle il est plus honnête de répondre positivement avec autour de soi les rasoirs, les médocs, le sèche-cheveux à balancer dans l’eau du bain, plutôt que dans l’ascenseur qui mène du hall d’accueil à l’open-space, voici une initiative de réenchantement qui me semble idéalement calibrée pour laisser la porte ouverte à un éventuel acte de soulèvement contre la routine :
Ces dernières semaines, dans le cadre du lancement de la saison 5 de la série Dexter, les bouchers du Portugal et de Turquie ont pu participer à une campagne de promotion originale. Si en Turquie, l’amusement demeurait bon enfant, les bouchers se contentant de porter des tabliers badgés du nom du boucher humain de Bay Harbor, donnant l’occasion d’une vision un peu inquiétante tout de même, les armes de Dexter étant grosso modo les mêmes que celles des vendeurs de viandes, au Portugal, en revanche, le concept a été poussé un peu plus loin, les boucheries acceptant de déposer dans leurs vitrines et leur étalages des membres humains (faux, le précise t-on (en même temps, qui irait vérifier ?)?) portant des étiquettes de prix, comme n’importe quel autre morceau mis à la vente.
L’idée suit les campagnes lancées aux Etats-Unis, davantage concentrées sur les lieux où le sang peut couler à flots, les fontaines, et les chasses d’eau publiques.
Rassurons nous donc : il y a au moins deux catégories de personnes qui attendent impatiemment de devoir se lever pour aller bosser : les bouchers qui voient leur métier subitement prendre une nouvelle envergure, et un analyste sanguin de la Miami Metro Police Department, qui ne compte pas ses heures mises au service de la justice, puisqu’il cumule deux emplois, dont le second n’est pas rémunéré. Ce dimanche, sur les écrans américains (et dès demain, on n’en doute pas, si les sous-titreurs travaillent vite), Dexter reprend du service, et on ne doute pas que ce soit dans l’enthousiasme, malgré le caractère un peu sombre (c’est peu dire…) de la clôture de la saison 4. Pour tous les autres, qui ont décidément du mal à trouver une quelconque motivation pour se rendre au boulot, et qui ont peur d’y mourir d’une manière que Camus désignerait comme absurde, croiser le chemin de cet homme heureux au boulot peut constituer une alternative.
NB : si jamais vous décidiez de régler le problème par vous-mêmes, sachez que la promotion de la série propose aussi un cellophane semblable à celui qu’utilise Dexter pour ne pas laisser de traces des disparitions dont il est l’auteur. Faut-il préciser que cet équipement n’est utile qu’à la condition de penser à une manière plus « politique » de traiter la question des retraites, et nécessite de se retrousser les manches pour un job en heures nocturnes qui juridiquement relève nécessairement du bénévolat ?…