Dans un entretien mené le 8 Novembre 2007 avec Gary Younge, pour le Guardian, Angela Davis évoque l’effet que produit sur elle le fait de voir au début du 21è siècle des jeunes filles arborant fièrement des t-shirts sur lesquels sont imprimés des portraits d’elle même dans les années 70, au moment où son combat aux côtés des Black Panthers et du Parti Communiste américain défrayait la chronique. Voir ainsi les images de ces luttes devenir un élément parmi d’autres de la panoplie standard de celui qui se veut « opposant » (T-shirts « Angela » pour les filles, « Che » pour les garçons, dans la collection « Barbie Activist »), étonnait cette professeur d’université pas tout à fait comme les autres, étonnement que Gary Younge écrit ainsi en début d’article :
« Angela Davis était intriguée par le nombre de jeunes femmes, au sein du public de ses interventions, qui portaient des images d’elle-même dans les années 70 sur leur t-shirt. Alors, elle leur demanda ce que cette image signifiait pour elles. « Elles répondirent qu’en la portant, elles se sentaient plus fortes et davantage connectées aux autres mouvements », dit-elle. « C’était vraiment assez troublant. Ca n’avait rien à voir avec moi. Elles utilisaient cette image pour exprimer qu’elles voudraient être et ce qu’elles voudraient faire. J’ai renoncé à me battre contre la marchandisation de cette forme de respect. C’est une guerre sans fin, et on ne gagne jamais »‘. (traduit par moi même, texte original ici même)
Marchandisation, dans le vocabulaire anglais des études sociales actuelles, ça se dit en l’occurrence, « commodification » : transformation des relations sociales en biens marchands.
Sans doute Angela Davis trouverait-elle alors assez troublant le nouveau produit mis sur le marché par Yannick Noah, puisqu’il aura attendu la cinquantaine pour se comporter comme la première groupie venue de l’Angela Davis des années 70. Dans un clip sidérant de volonté d’identification, accompagnant une de ces chansons qui donnent envie d’obliger les gens du spectacle à payer des droits d’auteur à l’histoire lorsqu’ils puisent dans ses pierres angulaires l’inspiration le prétexte à leur nouvelle production censée toucher le public là où ça lui fait par avance du bien, (ce qui aurait pu nous éviter, par exemple, l’évocation à peu près aussi pertinente de Rosa Parks par Pascal Obispo (si vous ne connaissez pas l’objet, nul doute que sa simple évocation ne pourra que vous faire trembler d’effroi)), Noah se pose en observateur âgé (comprendre « sage » (comprendre, en fait : l’Afrique est ce lieu dans lequel les personnes agées sont respectées pour leur expérience là où le reste du monde ne sait plus trop quoi faire de ses vieux (oublions alors que le monde « développé a bien compris quoi en faire : des électeurs majoritaires, et la sagesse des vieux sur la question des retraites, on voit quels votes et quelles orientations politiques ça donne, mais bref))) de la victoire d’Obama, liée dans un raccourci « troublant » aux luttes d’Angela Davis.
La chanson ? Une aberration : après une intro à la Shaft, on part pour un truc qui pourrait rythmiquement ressembler à ce que ferait Patrick Sébastien si, perdant l’inspiration, il faisait un album de reprises de la Compagnie Créole. Les paroles sont à l’avenant : pour le refrain : « Angela, my home is your home » faisant croire qu’Angela Davis dort dans les rues (les noirs américains sont tous pauvres, c’est bien connu), alors qu’en réalité, en 1970 des panneaux apparurent réellement dans les rues pour proposer à Angela Davis un hébergement pour la nuit, tout simplement parce que pendant deux mois, elle vécut en cavale, recherchée par le FBI pour la double accusation de prise d’otage et de meurtre, dont elle ne sera lavée qu’après deux ans de prison, ce que Noah n’évoque absolument pas, des fois qu’on pourrait évoquer les luttes réelles du peuple noir américain, et non le simple folklore autour de cette culture), et dans les couplets, une espèce de cours d’histoire pour les gros nuls : « Dix neuf cent soixante huit l’Amérique est figée – Un ange proteste les écrous sont rouillés – I’m black and I’m proud – le souffle des ghettos (oui, l’enchaînement d’mages ne veut pas dire grand chose, à ceci près : Yannick Noah s’identifie à la lutte des noirs américains) – Les gants noirs se lèvent un soir a mexico » ; dès les premiers mots, on sent venir le propos se posant comme édifiant, mais n’édifiant que ce qui est déjà édifié. En même temps, commercialement, c’est plus payant : le public de ce genre de choses préférant de loin camper sur ses positions et être brossé dans un sens d’un pelage qu’il imagine revêche et hirsute, là où en réalité les produits lissant ont fait depuis belle lurette leur travail de lustrage. J’allais oublier : le refrain s’achève tout seul, d’une balle dans la tête, par un « Ton nom dans nos vies résonne », avec une bonne vieille relégation du verbe en fin de proposition, même pas relative, comme font les enfants quand ils écrivent un poème, et qu’ils n’arrivent plus à ficeler leur phrase en faisant en sorte que ça rime (il faut dire que pour une rime aussi riche que l’assonance précieuse entre « home » et « résonne », on serait prêt à pas mal de sacrifices grammaticaux !)
Le clip ? Un bidule assez étrange, avec reconstitution des quartiers « populaires » des années 70, avec un bar à la déco typique (au passage, on remarquera le léger glissement social opéré : le bar dans lequel Noah vient lire sa biographie d’Angela Davis n’est, au regard des standards des seventies, pas très populaire, preuve que pour les très riches, ce qui est simplement middle class se veut « populaire ». Passons…), et Noah en homme disons, « mûr », venant en costard qu’on croit au départ gris, enchapeauté comme se doit de l’être l’homme élégant qu’il est, lire à sa table habituelle la biographie d’Angela Davis que le patron du bistrot a reçue pour lui. Du coup, léger télescopage, puisqu’on peine à comprendre comment dans l’Amérique des années 70 circulent déjà d’épais volumes dédiés à la vie et à l’œuvre de la militante de la cause noire (mais le clip tout entier a ceci de particulier qu’il ferait croire à toute personne pas très informée (ce qui doit constituer une part non négligeable du public potentiel d’un tel objet) qu’Angela Davis est morte, ce qu’elle semble tout à fait apte à démentir elle-même, puisqu’elle est bel et bien de ce monde, et qu’elle s’exprime encore, ne serait-ce qu’en tant que professeur. Peu à peu, le paradoxe temporel s’annule, puisqu’au fil des séquences montées à la va comme j’te pousse, on comprend qu’en fait le noir et blanc de l’image était de pure circonstance : c’est bien aujourd’hui que Noah découvre la cause noire américaine d’il y a 40 ans, dans un café à la mode, dans un costume so fashion, puisqu’une fois colorisé, le strict ensemble noir s’avère être en réalité rouge vif (oui, l’Afrique, son goût pour les couleurs, etc.), dreadlocks en bataille sous le chapeau classe. Evidemment, comme aux plus beaux jours des clips (c’est à dire comme dans les années 80), on coupe tout ça par des plans de Yannick Noah « en civil », (c’est à dire qu’on le croirait habillé de pied en cap de la ligne de vêtements dont il faisait la promotion il y a quelques années (L’ombre du zèbre, ça s’appelait (oui, l’Afrique, ses animaux rayés, etc.), je ne sais d’ailleurs si c’est encore d’actualité, puisque maintenant, c’est une ligne de cosmétiques que Noah sponsorise)), chantant dans les rues, la bio d’Angela sous le bras, accompagné d’un journal avec Obama en une. A la fin, grand moment, le Yannick Noah « civil » croise le Yannick Noah « fictif », ils se jettent un coup d’œil entendu, du genre « Hey man, on est dans les mêmes luttes, hein ? ». Au delà du caractère tout à fait naze, on sent le dispositif efficace sur un esprit un tout petit peu simplifié par l’absorption massive de clips sur MCM : la distanciation entre les deux versions de Noah ne peut qu’accréditer le fait que, si celui qui a un costume rouge est fictif, alors celui qui marche en tongs (Oui, l’Afrique et ses pieds nus (Ah, si vous aviez regardé la saison 2010 de la Nouvelle Star, sur M6, vous auriez vu, dans un des premiers primes, une passe d’armes courte mais puissante entre une candidate, toute en blackitude et, »donc », venue chanter pieds nus sur scène, et Marco Prince (dont on espère qu’on se souviendra davantage de quelques bons moments avec FFF que de cette participation à ce jury), lui demandant pourquoi elle chante pieds nus, et lui envoyant, alors qu’elle se justifie par ses racines africaines « Ah oui ? On marche pieds nus en Afrique ? Bref, parfois, la télévision soulage) et en t-shirt rouge dans la rue doit être le VRAI Yannick Noah, celui qui est donc vraiment soutien d’Obama, de manière totalement sincère et totalement étrangère à toute question de marketing.
Maintenant, on peut se demander ce qui permet à Noah la petite privauté qui consiste à désigner Angela Davis comme sa « sister » (oui, les paroles osent dire ça : « Angela my sister »). On a beau retourner le clip dans tous les sens, le seul dénominateur commun entre Davis, Noah, et Obama, c’est la couleur de peau (alors même qu’à les regarder avec un peu d’attention, c’est à dire comme on regarde des êtres humains, précisément, ils n’ont pas la même couleur de peau). Osons alors poser cette question : que penserait-on d’un blanc qui désignerait quelqu’un d’autre comme son frère uniquement sur la base de la couleur de peau ? Nous avons la réponse à cette question.
Parce que finalement, de deux choses l’une : soit on considère qu’on est post-raciaux, que la couleur de peau, on s’en fout, qu’on est des êtres humains, et que c’est cette humanité qu’on voit avant tout chez l’autre, ce qui est a priori le discours public de quelqu’un comme Noah (humanisme pop, on est tous frères, chantez tous main dans la main à mes concerts, venez en tongs c’est cool), mais dans ce cas, on saisit mal pourquoi le choix précis d’Angela Davis, et particulièrement dans cette mise en scène et dans ces propos (on est frère et sœur, ma maison est ta maison (maintenant qu’elle n’est plus poursuivie par le FBI, ça ne mange pas de pain de lui proposer une chambre pour la nuit)). Soit ça fait bel et bien une différence la couleur de la peau, mais alors on se cale pas bien au chaud dans la case commerciale de la musique ouverte sur le monde, et on ne soutient pas Ségolène Royal; politiquement, on rejoint plutôt, je sais pas, par exemple, le Parti des Indigènes de la République, qui a au moins l’intérêt suprême d’être problématique.
On objectera, je le sens, que ce n’est pas la noiritude d’Angela Davis à laquelle s’associe Noah; qu’en fait, c’est son combat politique qui est au cœur de sa transformation en produit commercial, de sa commodification. Mais cet argument est douteux, pour au moins deux raisons : D’une part, on se garde bien, tant dans la chanson que dans le clip, de faire référence au fait que Davis soit une militante communiste, par deux fois investie par son parti pour se présenter aux élections présidentielles américaines (vous imagineriez, vous, qu’ayant mené un tel combat, on n’en dise pas un mot dans un « hommage » qui vous serait fait ?). D’autre part, l’association avec Obama relève dès lors de la véritable manipulation : elle fait croire que le prétexte de la couleur de peau est un lien que rien ne peut venir casser, pas même l’opposition politique. Pourtant, Angela Davis s’exprime sur Obama (c’est un des avantages liés au fait d’être vivant : on peut s’exprimer soi même, et on n’a pas besoin d’opportunistes pour le faire à sa place), et si elle salue son élection, c’est plus pour ce qu’elle dit de l’Amérique actuelle que pour le projet politique qu’il mène. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’il est noir qu’elle le soutient. Dit autrement, elle n’exprime pas de préférence pour les gens noirs. Pour mettre les points sur les i, elle n’est donc pas raciste. Pire, elle voit bien comment la position post-raciale d’Obama peut jouer contre les classes sociales défavorisées américaines (majoritairement composée de gens de couleur, mais elle voit d’abord en eux des pauvres, pas des noirs) :
« Il (Barack Obama) est vendu comme l’incarnation de l’indifférence à la couleur de peau. C’est l’idée qu’on est passé en deçà du racisme en ne prenant même plus en compte la question de la race. C’est ce qui fait de lui, dans la tête des gens, un candidat crédible pour la présidence américaine. Dans cette période, il est devenu le symbole de la diversité, et ce qui est notable dans sa campagne, c’est qu’il n’ait pas cherché à s’engager sur la question raciale, au-delà de ce qui a déjà été fait.
L’administration républicaine est déjà celle qui, dans l’histoire, fait le plus preuve de diversité. Mais si l’inclusion de noirs dans la machine de l’oppression a comme projet l’augmentation de l’efficacité de la machine, c’est tout sauf un progrès. Il y a plus de noirs que jamais à des postes de pouvoir, et à des places visibles. Mais il y a aussi bien plus de noirs encore qui ont été repoussés tout en bas de l’échelle sociale. Si les gens réclament la diversité dans un objectif de justice et d’égalité, c’est bien. Mais il y a aussi un modèle de diversité qui serait la différence qui ne fait pas de différence, le changement qui ne change rien. » (The Guardian – 30 Janvier 2008)
En somme, et on comprend bien la logique de classe économique qui pousse Noah à se tenir dans cette position, faire référence à une communauté noire, c’est se permettre d’être aveugle à la considérable diversité économique qui existe parmi les personnes dont la couleur de peau est ressemblante. Et de nouveau Angela Davis tient un propos beaucoup plus net, que Noah ne reprend évidemment pas :
« On s’est habitués à penser qu’il y avait une communauté noire. Elle a toujours été hétérogène, mais on était toujours apte à se sentir comme faisant partie de cette communauté. J’irais jusqu’à dire que le racisme d’une bonne part de la classe moyenne noire envers la classe ouvrière noire n’a rien à envier au racisme des blancs envers le noir criminel. Le jeune noir en baggy qui traine dans les rues apparait tout autant comme une menace aux yeux des noirs de la middle class. Dès lors, la mobilisation des communautés noires n’est plus possible comme l’était dans le passé » (The Guardian, 8 Novembre 2007).
Cette distance, cette fracture sociale (réelle, celle-ci, car elle a brisé ce qui fit preuve d’unité), c’est évidemment celle que tait Noah dans son clip, parce qu’il faudrait mettre alors les pieds dans ce qui est moins télégénique et fédérateur, particulièrement en période de crise, et qu’il vaut mieux créer une unité fictive entre gens qui semblent se ressembler, que mettre le doigt sur ce qui sépare vraiment, afin d’ébaucher des bribes de solutions politiques. Et on imagine qu’il y a, dans pas mal de bars branchouilles, à la déco datée, avec des portraits d’Angela Davis réduite en simple hairdo, pur élément de style of life, un certain nombre de personnes finalement davantage liées par leur aisance économique que par leur couleur de peau, qui se font plaisir en relisant quelque vieux volumes sur les luttes passées, histoire de mieux fermer les yeux sur les combats actuels.
Parmi eux, certains sont mêmes capables de vendre cette nostalgie aveuglante. On comprend mieux pourquoi ils auraient du mal à voir en Angela Davis davantage une camarade communiste qu’une sœur noire.