Pas facile de se caser dans les niches médiatiques de l’insurrection conventionnelle. D’autant moins facile lorsque Kourtrajmé, boite de production de clips, agence de communication maîtrisant assez bien les codes du moment, s’est faite la spécialiste de ce genre de communication, entretenant chez ceux qui ne sont, et là dessus, il n’y a vraiment aucun doute possible, que des producteurs de musique, l’illusion qu’ils pourront à leur tour suivre le Graal de la célébrité que constituèrent des U2, ou des Madonna : famous and conscious tout mixé dans la rock’n’roll attitude, et ce même quand on est loin, très loin, de faire du rock. Encore moins facile lorsque Romain Gavras et ses potes ont déjà, en quelques réalisations à la mode, écumé les domaines pouvant servir de faire valoir aux artistes qui leur confient leur promotion.
C’est que le jeu des chaises musicales est disputé de manière assez âpre par tous ceux qui sentent bien que leurs produits se vendraient mieux s’ils étaient affiliés à une rebelle attitude estampillée et validée par les mots clé du jour du tweeter. Là où les vedettes institutionnelles pouvaient jadis mettre leur main de géants sur des étendues aussi vastes que l’aire se trouvant entre Manhattan et Kaboul, là où un Bono pouvait carrément prendre sur les épaules de sa voix la dette du tiers monde (en donnant un peu de sa personne, reconnaissons le, mais bon, en même temps, sinon, qu’est ce qu’il pourrait bien foutre de son temps ?), là où les bonnes âmes de la chanson française se donnent bonne conscience en désignant comme « enfoirée » le principe selon lequel on cooptera ceux qui auront la joie et l’avantage d’appartenir à l’Olympe musical hexagonal, il est difficile pour ceux qui aimeraient avoir davantage de street credibility de trouver une chaise sur laquelle poser leur indécis et délicat postérieur.
Après Justice et la descente en ville de jeunes banlieusards (Stress, dignes, finalement, du « Quand on descend en ville » de Plamondon dans Starmania), voici donc la guerre sainte entre les trois religions autoproclamées comme « grandes » pour Nouvel R (Masta) et, idée géniale, parce que pour le coup, on ne la voyait pas vraiment venir, l’élimination organisée des roux pour M.I.A. (Born Free).
Trois clips, trois mises en scènes utilisant tous les artifices de la narration édifiante, reprenant les canons du cinéma militant tels qu’a pu les construire, en particulier, Peter Watkins (la référence m’avait traversé l’esprit, en voyant Born Free, mais elle s’est cristallisée en lisant cet article (http://ingenieurdusymbolique.fr/3327)), mais qui ne jouent qu’avec l’image de la violence, se donnant à bon compte bonne conscience en faisant mine de l’attribuer aux « autres ». Qui ? On sait pas, et on ne le sait pas parce que tout, dans ces clips, demeure flou : l’axe du regard est indéterminé, neutre, de sorte que la violence semble diluée dans un monde où on ne la regard pas pour la condamner, non : on se complait à la représenter. Ceci explique sans doute que systématiquement, il s’agisse d’environnements qui semblent générer par eux même la violence, comme si elle venait toujours d’en haut, comme une fatalité.
De toute évidence, cette fatalité est une aubaine pour cette boite de production, et tant qu’à faire, elle aurait bien tord de ne pas l’entretenir, puisqu’elle en tire certainement d’intéressants revenus. Au-delà de ces petits arrangements avec les moeurs, le succès de ces mises en scène n’est sans doute pas uniquement dû au cynisme de ceux qui les produisent. Qu’on le veuille ou non, la violence fascine. Et elle fascine d’autant plus qu’on n’est pas éduqué à la canaliser, à l’endiguer, à la détourner et parfois, à la refuser. Or, quand la violence est maîtrisée, elle prend la forme de ce qu’on appeler la « force », ou la « puissance ». Elle caractérise alors la possibilité de faire, de construire, là où la violence prend un malin plaisir à faire disparaître. Une fois compris cela, on saisit mieux les éléments de langage de Kourtrajmé (et peu importe qu’ils en soient conscients ou pas, qu’ils soient cyniques ou juste cons : ils ont les moyens de réfléchir, s’ils ne le font pas, ils en sont responsables) :
– L’accusation mêlée à la ridiculisation des forces de l’ordre permet de légitimer, à l’image, le recours à la violence urbaine la plus incontrôlée, et rien, absolument rien dans ces productions n’incarne l’idée que l’avènement de la puissance réclame une mise en forme collective et maîtrisée de cette violence. On met en scène l’émeute pour couper court à tout projet commun.
– Le style. Tout à l’écran doit correspondre aux standards du style plaisant du moment. Alors les opprimés sont taillés sur mesure, coupes de cheveu au diapason des vestes de survet assorties aux jeans qui tombent bien. Chacun sait que les jeans qui tombent bien, on les trouve pas ches Kiabi ni à la Halle aux vêtements. Bref, l’opprimé consomme, comme tout le monde, et la réalité crue de ces productions, c’est que ceux qui ne s’adonnent pas aux joies de la consommation des fringues à la mode, ceux qui ne se posent pas devant leur glace, le matin, pour se demander si leur jean est suffisamment taille basse pour mériter le regard complaisant de Romain Gavras, si leur coupe de cheveu témoigne de leur rage, si la marque de leur montre est un symptome de leur attitude, ceux qui ne se coulent pas dans ce moule, on en dresse un tableau édifiant à travers les obèses présents dans Born Free : ceux là ne méritent pas la gloire de la guérilla urbaine, ils sont juste tabassés à poil ou en cal’but’, interrompus au pieux dans des ébats présentés comme bestiaux, minables, sous humains. C’est sans doute là que la hiérarchie proposée par l’idéologie de Gavras junior est le plus clairement mise en évidence. C’est aussi là que le clip est pour de bon nauséeux.
– Le style documentaire, qui trouve sans doute une de ses sources chez Kassovitz (La Haine aura décidément fait beaucoup de dégâts dans le cinéma français…). Gavras doit certainement connaître Watkins, mais il n’est pas certain qu’il l’ait compris. C’est ce ton qui permet de ne pas assumer la violence qu’on se plait à partager avec un public qu’on affirme libérer tout en le privant de ses forces, puisqu’on se refuse à l’éduquer. Ainsi, on fait croire que le responsable de ce qu’on voit, c’est le réel. On oublie de préciser que le réel n’est rien d’autre que ce qu’on fait, et que s’il s’agit d’accuser le « POUVOIR », alors il faut préciser qu’entre Kourtrajmé et son public, le pouvoir est du côté de ceux qui se sont associés, organisés pour diffuser leurs images. Or on comprend mal cette position qui consiste à se dénoncer soi même tout en plaisant l’irresponsabilité.
– Le populisme esthétique. On récupère tout ce qui permet de faire du clin d’oeil à tout va au public qu’on souhaite séduire. On se rend complice de ce public en désignant du coin de l’oeil ceux que l’affaire va choquer, et ça tombe bien, ce sont eux qui vont faire monter le « buzz », parce que le public visé, lui, celui avec qui il s’agit de se complaire, ne tient pas de propos sur ce qu’on lui montre, pour la simple raison qu’il n’en pense rien : il le copie colle sur sa page facebook, pour montrer qu’il en est, qu’il fait partie du cercle de ceux qui ont vu les roux se faire dézinguer à une frontière qu’on n’essaiera même pas d’identifier. Il prend juste son pied à voir des bottes écraser des visages, et c’est pour lui l’image du présent.
Mais, finalement, puisque c’est à Peter Watkins qu’on pense en regardant ces clips, puisqu’on a l’impression de voir en eux une sorte d’ersatz de Punishment Park, sans doute est ce à ses mots à lui qu’on peut juger de ce genre de mise en images. Il se trouve qu’en 2003 le réalisateur publiait Media Crisis, un ensemble de textes qui, en recourant aux concepts d’horloge universelle ou de monoforme, analysent les medias, et la manière dont ils uniformisent la perception du réel. Chez Watkins, l’unité de forme est évidemment facteur d’appauvrissement de compréhension de la réalité. Or, curieusement, bien que Romain Gavras soit certainement convaincu de participer à un discours alternatif. A lire Watkins, on constate à quel point il en est pourtant éloigné :
« (…)je voudrais faire quelques observations préalables qui transcendent l’ensemble de la crise des médias.
Et poser, tout d’abord, concernant la fonction générale de MMAV (Mass Media Audio Visuels, note du moine copiste) – et ce, quel que soit le champ concerné – la question du rôle spécifique des MMAV dans notre société contemporaine.
S’agit-il d’offrir aux citoyens des informations aussi impartiales et objectives que possible ? De donner aux spectateurs le choix d’une forme de divertissement : populaire ou non, simple ou complexe, violente ou calme, mono-linéaire ou pas, brève ou prolongée, agressive ou introspective ? S’agit-il d’être à l’écoute du public (sans même parler de le faire réellement participer) ?
(…)
Ou bien s’agit-il exactement du contraire ? Le rôle des des MMAV est-il d’agresser et de piéger le public par l’uniformisation des programmes sur le plus petit dénominateur commun, c’est à dire sur des bases aussi superficielles et bassement commerciales que possibles ? Est-il d’encourager la violence dans la société ? De soutenir les politiques gouvernementales et de servir les intérêts des lobbys industriels et militaires, tout en entretenant un silence complice sur leurs méthodes et leurs choix ?
La télévision d’aujourd’hui répond globalement à cette deuxième série de propositions. Mais plutôt que d’être reconnus pour ce qu’ils sont – un pouvoir de plus en plus manipulateur, malveillant et destructeur – les MMAV ( de quelque culture ou région du monde que ce soit) sont considérés, par une majorité du public et de nombreux intellectuels, comme un service public aussi indispensable que le réseau de distribution d’eau. Et tout aussi inoffensif. »
Peter Watkins – Media Crisis, 2003
On peut reprendre in extenso la production de Kourtrajmé, il n’y a pas un seul des points cités par Watkins dans la liste des véritables enjeux des médias de masse auxquels leurs réalisations ne correspondent. Ayant simplement saisi qu’il y avait un revenu à tirer de la tension sociale existant, ayant compris qu’il suffisait de capitaliser sur cette ambiance en l’alimentant comme on alimente un feu pour s’y chauffer, ils génèrent des bénéfices sur le dos de ceux qui, naïfs parce que complaisants, croient se voir représentés par ces social-traitres. Et pendant que ce petit monde se fait plaisir à bon compte, en se payant le luxe d’avoir en plus la bonne conscience de ceux qui, tels un Vincent Cassel, ont pu s’acheter leur crédibilité en alignant les rôles autoproclamés sulfureux, et en pratiquant la capoeira (ce type a la panoplie totale de ceux qu’il faudra bien, un jour, convier à débarrasser le terrain, tant il a fait des fossés sociaux, auxquels il participe pleinement, et creuse donc, son fonds de commerce), les problèmes existent pour de bon, mais sur des plans que la communication de masse n’aborde jamais, ce qui permet de ne jamais les attaquer sous le bon angle.
Ainsi, désormais, les banlieues ont Vincent Cassel, et les roux ont M.I.A. Peu à peu, chaque point de crispation sociale aura son parasite attitré, spéculant sur cette source non négligeable d’énergie pour donner à sa communication l’aura que son art ne saurait avoir seul. Peu à peu, aussi, on identifiera la lutte à cette seule forme d’expression, et il y aura toujours une poignée d’excités pour tenter de faire passer au réel la violence mise en scène dans ces productions, dont les auteurs seront toujours, eux, à l’abri, planqués, loin des conséquences; ça leur permettra au moins de venir parader en se posant en visionnaires, ou en prophètes. Autant dire que ceux qui, sur le terrain, se confrontent au quotidien à ces paquets de nerfs, ne peuvent que regarder, eux-mêmes de plus en plus crispés ces petits bourgeois faire en sorte que la guerre civile devienne leur buzz, simplement parce qu’ils ont trouvé là une source de revenus, et qu’ils aiment bien cette ambiance là, comme élément de leur panoplie de nantis non assumés. Autant dire aussi que les mêmes inutiles pompiers vont se sentir de plus en plus dérisoires face à ceux qui, au sens propre comme au sens figuré, gagnent grassement leur vie à jouer avec le feu, alors qu’on excite la population à considérer que les acteurs sociaux sont, eux, excessivement payés pour l’éteindre.
Dernier détail : on découvre, cependant, qu’existe dans nos sociétés un phénomène comparable aux discriminations dont font preuve les albinos ailleurs, orienté chez nous vers les roux. Sans doute les blonds et bruns sont ils aussi ignorant de cela que les blancs méconnaissent et sous évaluent en permanence la maltraitance dont font l’objet ceux qui ne sont pas blancs. Les groupes communautaires se multiplient sur les réseaux sociaux pour choisir son camp. Ici encore, on rassemble le troupeau pour le préparer à se défendre contre ceux qui se constituent comme ennemis et prédateurs potentiels. Il serait sans doute malhonnête de nier que les roux connaissent de véritables problèmes relationnels, particulièrement durant leur enfance et adolescence. On sait comment on est à ces âges là. Il serait néanmoins illusoire de penser changer quoi que ce soit à cette situation en constituant des communautés, réelles ou virtuelles : la logique de la séparation est celle qui génère le problème, et on voit mal comment elle pourrait ensuite le solutionner. Au delà de ce qui semblera anecdotique à ceux qui ne sont pas roux, on constate que même sur un terrain qu’on pourrait considérer à bon compte comme superficiel, ou inessentiel, les tensions semblent se générer d’elles mêmes, comme les remous dans une eau en ébullition. C’est que peu à peu nous avons de plus en plus de mal à supporter l’altérité, et que ce sentiment est une des plus puissantes sources d’énergies sociales, même si elles travaillent contre toute forme de cohésion sociale. Pour tout un tas de raisons, économiques, culturelles, religieuses, sexuelles (difficile à argumenter, mais derrière cette affaire de discrimination envers les roux, il me semble qu’il y a avant tout quelque chose de cet ordre là, ce serait à creuser), nous allons glisser dans ces eaux qui ne font pour le moment que frémir.
On devient curieux de savoir quelles embarcations vont nous permettre de voguer sur de tels océans.
Clips, dans l’ordre :
Born Free, de M.I.A.
Stress, de Justice
Masta, de Nouvel R
I can see you all, de Koudlam. Extérieur aux dispositifs de la rébellion mainstream de Kourtrajmé, I can see you all est un clip bâti en collaboration avec le plasticien Cyprien Gaillard. Si le matériel est semblable, la mise en scène de cette bagarre entre hooligans est à l’opposé des complaisances de Romain Gavras. Musicalement, le propos est aussi fortement éloigné. Je ne trouve pas le travail de Koudlam plaisant, pas plus que le clip de Gaillard, mais il a ceci d’intéressant qu’il dépasse justement les questions de plaisir pour tirer l’esthétique sur d’autres terrains, moins aisément définissables. Autant dire que chez Kourtrajmé, on est loin de ce genre de démarches, et qu’on voit très bien à quelle clientèle ces petits spots publicitaires idéologiques sont destinés.
Hello,
J’ai vu le clip censuré, Born Free, pourquoi vous massacrez les enfants à Daniel Cohn-Bendit ?
Bande de ravagés.