Les agités du local

In "CE QUI SE PASSE", MIND STORM
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Au moment même où, de manière tellement incohérente que ça en friserait la schizophrénie (franchement, de tels grands écarts du comportement susciterait, chez n’importe quel membre de la famille Béttencourt, une mise sous tutelle), notre gouvernement plaide simultanément pour une gestion internationale de la question du climat et pour un débat sur l’identité nationale (avec les intentions qu’on devine), il est peut être intéressant, non pas de laisser les fascinés des origines, ceux qui sont du genre à penser qu’un auvergnat, ça doit avoir tel genre de tête, et tel genre d’accent (les mêmes qui, quelques décénnies plus tôt auraient vu d’un mauvais oeil que nullepartdans les rues d’Alger on sous entende dans une conversation qu’ils n’étaient pas « natifs » d’Algérie…), s’occuper seuls de ce débat, mais de se demander quel sens a aujourd’hui cette question du « local », alors même que nous dépendons économiquement d’un mécanisme qui se veut global.
En effet, tout le mensonge actuel consiste à écarteler la politique selon deux axes antagonistes, permettant, en gros de faire en sorte que la main gauche du peuple ne sache pas ce que fait la main droite. D’un côté, faire croire que la politique est encore une question « locale », en agitant des ressorts nationalistes bien connus, et ce sous la pire forme qui soit, puisque le patriotisme a en gros disparu (et pour cause, l’économie actuelle en est la négation permanente), et qu’il s’appuie en fait sur un strict individualisme : en gros, aujourd’hui, l’esprit national consiste à se sentir chez SOI (et non chez NOUS), et à craindre que quelqu’un vienne empiéter sur MON territoire. De l’autre, encourager, sans le dire, voire même en disant le contraire, la mondialisation avec son dégât collatéral : les délocalisations. En d’autres termes, valider l’idée que le marché n’a pas de frontières, qu’il est pas essence transnational, s’incarnant dans des multinationales qui n’ont que faire des patriotismes et des cultures locaux. En d’autres termes : on insiste sur le danger qu’il y aurait à être « envahi », pour mieux empêcher la prise de conscience du véritable danger, qui relève pourtant moins de la contagion que de l’hémorragie.
Or, les rares fois où il est question de cette « fuite » hors de nos territoires, de ce qu’on appelle « délocalisation », on nous la présente comme un éloignement de la production. Comme s’il s’agissait d’un processus dans lequel on produirait ailleurs pour consommer ici. A la réflexion, ça semblerait bien bête : pourquoi se donner la peine d’éloigner la production si cela signifie qu’au bout du compte, on devra financer les non-travailleurs pour qu’ils puissent eux aussi consommer ce qu’on a produit sans eux ? Je vais être plus clair :
Quand nous produisons en masse, c’est bien pour que cette masse de produits soit consommée. Or, quand cette production massive se délocalise, elle a pour conséquence un chômage lui aussi massif, particulièrement au sein de cette classe de travailleurs qui était précisément affectée à la production, en somme, les ouvriers au sens large, et tant que n’existe pas, ailleurs, un potentiel de consommation à la hauteur de la production, il est bien nécessaire de donner à ce qui ne travaillent pas nulle_part_terre_promise_7les moyens de consommer, sinon, les stocks s’accumuleraient. On expliquera ainsi les émissions de télé achat qui sont diffusées uniquement, et mystérieusement, pendant les heures de travail, rappelant que la consommation est un devoir au moins aussi impérieux que le travail (à ceci près qu’on n peut pas présenter la consommation ainsi, parce que si nous prenions conscience de cette nécessité, nous exigerions d’être payés pour acheter des marchandises (et c’est bien le cas de ceux d’entre nous qui ne travaillons pas, et touchons néanmoins des aides d’Etat).
Ansi, tant que n’existaient pas de marchés émergents de taille suffisante, il était naturel que nous nous dotions de gouvernements dits « de gauche » qui pouvaient faire passer leur gouvernance pour morale, là où elle n’était en fait qu’un ajustement au marché : il fallait payer tout le monde pour consommer, contre un travail parfois, parfois contre le simple service rendu aux entreprises, qui consistait à écouler leurs stocks.
Mais dès lors que des marchés extérieurs considérables apparaissent, il est tout aussi naturel d’abandonner tout simplement à leur triste sort les plus pauvres, et ceux qui ne travaillent pas. Ainsi, avec l’apparition des milliards de consommateurs se trouvant sur les territoires de l’Inde et de la Chine, le chômeur français devient soudainement économiquement insignifiant : il n’est plus absolument nécessaire qu’il consomme, puisque d’autres peuvent le faire à sa place. On peut alors se permettre de lui couper les vivres. Il en va de même pour les retraités, ou pour les fonctionnaires. Tout ce petit monde, ce petit peuple serait on tenté d’écrire, qui se croyait être le coeur de la nation, se retrouvera de plus en plus marginalisé, car économiquement inutile, remplacé par d’autres consommateurs, qui offrent l’avantage de n’être pas payés pour consommer, mais aussi pour produire. En somme, nous craignos la délocalisation de la production, alors que celle-ci n’est en fait qu’un moindre mal : la plaie terminale, c’est la délocalisation de la consommation elle-même. Et c’est elle qui est en cours. Sous nos yeux, et que nous n’interprêtons pas exactement pour ce qu’elle est. C’est ce que les socialistes font mine de ne pas avoir compris, quand ils recommandent de conserver une fonction publique massive : ils le savent forcément, ceci n’est plus économiquement utile, puisque ce sont autant de bouches à nourrir sans que la production ait besoin de ces bouches ci pour être écoulée. Tant que les socialistes seront soumis au marché, ils devront se plier à la loi de celui-ci, qui a toujours préféré sacrifier les inactifs inutiles, c’est à dire ceux qui ne consomment pas de manière rentable. Il se trouve simplement qu’il s’agissait auparavant de sacrifier énormément d’étrangers, et que cela consiste désormais à sacrifier des populations que nous connaissons, puisqu’il s’agit de nous mêmes.
A vrai dire, cette nouvelle donne semble bel et bien sonner le glas du socialisme, qui ne peut plus jouer aujourd’hui les grands seigneurs en feignant de donner aux plus pauvres ce qui ne constituait en réalité qu’un divertissement. Soit il se soumet au marché, et il ne sert plus, localement, à rien, soit il ne s’y soumet pas, mais il n’est plus nulle_part_terre_promise_6dans sa propre ligne (en tous cas, s’il faisait un tel geste, on serait curieux de voir quels militants suivraient). En somme, il n’a tout simplement plus lieu d’être, puisqu’il était le paravent d’un marché qui n’a plus besoin maintenant de ce camouflage là.
Utiliser cette clé de lecture permet de comprendre les phénomènes auxquels nous sommes quotidiennement confrontés : délocalisation, bien entendu, mais aussi dérèglementations, mise à sac des services publics (après tout, pourquoi soigner des pauvres s’ils ne sont plus des consommateurs nécessaires ?), désengagement des gouvernements de droite (c’est à dire ceux qui assument leur soumission au marché) auprès de leur propre peuple, engagement de dettes d’Etat colossales, voire même faillites d’Etats entiers, puisque ce n’est plus à cette échelle que les choses se font, bien que les peuples s’en rendent encore assez peu compte, à tel point qu’ils sont capables d’élire leurs propres liquidateurs. Le débat sur l’identité nationale, c’est juste le cynisme suprême de ceux qui ne sont animés que par la volonté de voir l’Etat verser ses dernières ressources au bénéfice des actionnaires multinationaux. Le pillage est effectué par ceux là même qui seraient censés l’empêcher, et ce au nez et à la barbe de peuples trop sûrs de leur propre domination sur le monde, et trop confiants dans l’idée que l’ordre passé sera aussi l’ordre mondial futur.
Pour maintenir cette illusion, les agités du global font de nous des agités du local, afin de faire en sorte que jamais on ne soit sur la même longueur d’onde. C’est ainsi qu’on verra sans doute, dans les années qui viennent, les mêmes acteurs s’offusquer publiquement devant les dégâts provoqués par ce qu’ils organisent eux mêmes. Chaque nouveau pillage sera une réponse à la destruction préalablement mise en oeuvre. Nous y serons d’autant plus aveugles que nous aurons le regard rivé sur notre problème local. International est le capitalisme qui se fout du local, international devrait être, aussi, le mouvement qui est censé s’opposer au capitalisme. Il y a des chants qui portent le nom juste. On peut craindre que ceux qui le chantent ait aujourd’hui des visées géographiquement trop restreintes.

NB : Toutes les illustrations sont extraites du beau film d’Emmanuel Finkiel, Nulle part, Terre promise (2008), film précisément désorienté vers les glissements de terrain quand les espaces nationaux n’ont, par la grâce du marché, plus aucun sens. On ajoutera que le film vaut, aussi, pour ses méthodes de mise en image, qui refusent tout recours à ce qu’on pourrait appeler « comédie », pour s’inspirer bien davantage du documentaire. En ce sens, il fait penser aux travaux de Rabah Ameur-Zaimeche, et on a sans doute là un courant alternatif du cinéma, qui permettra de proposer autre chose, sur nos écrans, que les pièces montées du genre Avatar.

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