N’osant assumer pleinement ce que je vais écrire, qui est encore en chantier, je vais mettre tout ça sur le dos d’un de ceux que je suis en train de lire :
La Société intégrale, de Cédric Lagandré est un de ces livres qui osent frayer leur chemin sur une arrête de la pensée particulièrement sensible, celle de la mise à jour des formes que prend le nazisme dans la vie contemporaine. Sous le regard inspirateur d’Hannah Arendt, son auteur tente de poursuivre ce qu’elle avait déjà deviné après guerre : il y a une illusion d’optique dans notre manière d’être persuadés que nous en avons fini avec le nazisme, sous prétexte que nous n’ouvrons plus de camps de concentration et que nous n’avons plus, inscrits dans nos programmes politiques, de volonté d’exterminer telle ou telle partie de la population. L’épigraphe du livre de Lagandré nous incite à la prudence au moment de nous exonérer des fautes commises par nos prédécesseurs :
« Ces « éléments [dont la cristallisation a abouti au totalitarisme] ne cessent pas d’exister dès lors qu’un ou que tous les régimes totalitaires ont été vaincus. […] Si les puissances extra-européennes du monde entier, à qui il a fallu six ans pour vaincre l’Allemagne hitlérienne, avaient saisi ces éléments, elles n’eussent pas favorisé le rétablissement du statu quo complet en Europe – avec les anciens systèmes politiques des classes et des partis qui continuent , comme s’il ne s’était rien passé, à se désintégrer et à préparer le terrain pour des mouvements totalitaires. Et elles n’eussent pas manqué d’accorder toute leur attention à l’accroissement d’une population constituée de réfugiés, ainsi qu’à l’extension de l’état d’apatride ».
Hannah Arendt – La Nature du totalitarisme
Evidemment, le terrain est glissant : les parallélismes entre nazisme et toute autre forme de situation politique sont toujours des exercices effectués sur le fil du rasoir, dont on peut craindre qu’ils soient une facilité, un schématisme de la vue qui consiste à faire des analogies grossières, parce que parlantes. Le problème, c’est que l’interdiction de ce genre de mise en parallèle constitue, elle aussi, une facilité permettant de critiquer, depuis un surplomb moral confortable, les pensées qui se trouvent exactement là où elles doivent être : en équilibre au dessus de l’abîme. Aussi faut-il se fier à son propre sens critique et examiner au cas par cas la pertinence des rapprochements. Et Lagandré apporte dans sa courte étude des pièces à conviction qui, parce qu’elles font penser à d’autres qui, avant lui, ont déjà arpenté ces territoires de la honte, poussent à espérer qu’elles puissent aider à réaliser un peu plus et à quel moment charnière de l’histoire nous nous trouvons. En vrac, la référence à Arendt ayant déjà été effectuée, on pense aussi bien à Foucault, qu’à Agamben, qu’à Anders, à Fassinder ou aux actionistes viennois. On pense aussi beaucoup à La Question humaine, tant le livre de François Emmanuel que le film de Nicolas Klotz. Ensemble, ces oeuvres constituent peu à peu un tissu, un filet permettant de saisir, à différentes échelles, ce dont « nazisme » peut être le nom. Ce que La Société intégrale apporte, même si c’est en s’appuyant sur des bases théoriques qui le précèdent, c’est une lecture des enjeux et principes du nazisme plaquée sur les méthodes et orientations politiques de notre temps, par delà leur innocence revendiquée. Forcément, une telle lecture est, vis à vis de ce qui arrive, orientée. Comment, sinon, lire des passages tels que celui qui suit ?
« Ainsi que l’écrit Hannah Arendt, la terreur totalitaire n’a pas pour fin « le bien être des hommes ni l’intérêt d’un seul homme, mais la fabrication du genre humain » (Le Système totalitaire, P. 298). Elle peut faire l’économie, dans cette fabrication de toutes pièces, de ce à quoi donne lieu toute société réelle, plurielle et mélangée, conflits, mécontentements, heurts, litiges et contradictions, autant de rappels à la contingence de l’artifice politique et à l’exigence continuelle d’en surmonter le démembrement. Hitler tenait ainsi le Parlement, lieu où les conflits sociaux sont représentés et dénoués, pour un espace de discutaillerie sans fin. Ces imperfections, selon le point de vue nazi, n’avaient lieu qu’en raison du caractère simplement historique, « bâtard » et non originel, des sociétés ordinaires; sitôt qu’on bâtit la société selon un modèle, il va de soi qu’on la bâtit parfaite, et qu’on n’a plus besoin d’en discuter. On n’a plus besoin du caractère brouillon qu’induit dans la société en général, et dans le Parlement en particulier, l’usage de la parole. Une fois mise en place dans la réalité, cette société intégrale est nécessairement sans devenir ni modification, étant idéale a priori. »
Cédric Lagandré – La société intégrale; P. 22
Comment, lisant ceci, ne pas penser aux images qui suivent ? Ou bien, plutôt : comment, voyant ces images qui suivent, ne pas penser aux mots qu’on a lus ?
Spontanément, le principe simple de l’identification s’accomplit. Si Sarkozy fustige à ce point toute forme d’opposition à son action, et si un des ressorts essentiels du totalitarisme est précisément constitué par ce refus des alternatives, des autres voies, du dialogue, alors comment ne pas considérer que « Sarkozy » est, tout simplement, le nouveau nom donné à ce totalitarisme qui ne se fonde à aucun moment sur le bien-être des hommes ? Peut-être. Et pourtant, c’est là que l’interprétation spontanée trouve ses limites : au-delà du discours agité, au-delà de cette manière de dire « c’est comme ça, ça ne sera pas autrement », le regard porté sur le comportement gouvernemental montre clairement qu’il ne s’agit en fait, à aucun moment, d’une quelconque pureté. Sinon, le programme électoral serait, tout simplement, accompli envers et contre tout; ce qu’il n’est pas. La preuve : les électeurs le regrettent, les supports politiques s’en plaignent. La pureté initiale du projet a été sacrifiée sur l’autel du réalisme politique. Comme quoi, la droite peut se prendre dans les gencives la baffe que la gauche s’était infligée toute seule en 1981.
Faut il être rassuré ? Doit-on s’en sortir à bon compte en constatant simplement que « ce qui se passe » n’a rien à voir avec le nazisme, puisque nous ne sommes finalement gouvernés que par des êtres de faible envergure qui se contentent de se servir en servant, et qui tentent de se servir le plus possible en servant le moins possible ? On le pourrait, si de tels individus n’étaient élus qu’une fois, et si les électeurs les abandonnaient tout à fait quand ils ont révélé leur tendance à profiter de cette place qui leur fut donnée. Or tel n’est pas le cas.
Curieusement, d’élection en élection, inlassablement, nous persistons à mettre aux mêmes postes les mêmes têtes, y compris quand nous savons pertinemment que les raisons qu’elles ont de s’accrocher à ces postes consistent avant tout en les avantages que cela leur donne. C’est bien qu’au delà des candidats qu’on nous propose et des promesses qu’ils nous font, quelque chose d’autre nous anime.
Emettons une hypothèse peu réjouissante : et si le véritable relent de nazisme ne se trouvait pas dans nos dirigeants, et si le nazisme était si intimement inscrit en nous qu’il était possible d’inciter à élire certains candidats plutôt que d’autres sur le seul principe du réveil de la disponibilité, en nous, d’une telle orientation ? Et si le nazisme était non pas ce qu’il s’agit de nous imposer, mais cette corde d’autant plus secrète qu’elle constitue le tabou absolu, qu’il suffirait de faire vibrer pour faire élire ceux qui osent en jouer afin, non pas qu’ils accomplissent le programme de Hitler, parce que l’histoire ne repasse les plats de manière aussi lisible, mais que les conditions de l’action efficace pour eux-mêmes et ceux qu’ils représentent soient réunies, ce qui implique parfois de faire mine de mettre en oeuvre ces programmes totalitaires qu’ils mettent en avant au moment d’être élus ?
Ainsi, l’homme politique auquel nous sommes confrontés aujourd’hui ne serait pas celui qui a pour objectif d’éliminer toute une partie d’une population. Le politique auquel nous sommes confrontés serait plutôt celui qui accepte de faire le sale boulot que le peuple lui réclame si en échange ce peuple ne réclame pas sa part du gâteau. En d’autres termes, Sarkozy et ceux au service desquels il se tient s’en foutent totalement de la pureté. Ils ne la revendiquent que si ils sentent que le vent du moment le réclame. D’où les sondages d’opinion permanents, d’où les trois afghans renvoyés chez eux par Eric Besson, sans mauvaise conscience, mais sans zèle particulier non plus, parce qu’aux yeux de cette majorité pour laquelle cela compte, finalement, trois, cela suffit à faire preuve de bonne volonté. Ce n’est que la quantité nécessaire d’action à mettre en oeuvre pour que le peuple se dise qu’il en a été selon sa volonté, non pas celle qu’il revendique, mais celle dont il est secrètement porteur. Ce gouvernement a tellement bon dos que lorsque le peuple a mauvaise conscience, il accepte sans broncher de se voir accuser de nazisme, d’être le reflet dans le miroir que le peuple refuserait de voir.
Dès lors, effectivement, notre président agit. Et comme il le dit, il en faudrait beaucoup plus pour l’arrêter, tout simplement parce que les enjeux sont aujourd’hui beaucoup trop importants, parce que jamais nous autres, électeurs, n’avons été à ce point à fleur de peau, et qu’il s’agit d’en profiter jusqu’au bout, crise après crise, tension après tension. Sarkozy n’interdit pas les commentaires. Il n’interdit pas les discours, les critiques. Il dit simplement que là n’est pas son terrain d’action, malgré les apparences. Et il a raison : le commentaire n’est plus aujourd’hui qu’une manière de s’assurer que nous ne sommes pas les responsables de ce qui s’accomplit. Une expérience récente va le montrer. J’ai suivi, il y a quelques jours, à l’occasion d’une formation liée au dispositif Lycéens au cinéma, une séquence de travail sur le passionnant film Nulle part terre promise, d’Emmanuel Finkiel. Parmi les participants, certains interprétaient la fuite du groupe de réfugiés kurdes vers l’occident, tel qu’il était filmé, à bord de camions bâchés, avec tout ce que cela comporte de traque policière, comme une image de la déportation. Les parallèles étaient nombreux : camion/trains, kurdes/juifs, policiers allemands à la frontière/policiers allemands à l’entrée des camps, jusqu’à une analogie sidérante entre les cheminées d’une usine filmée sur le lieu où les réfugiés sortent de leur camion et les chambres à gaz. On peut certes laisser à chacun la possibilité d’interpréter les films comme il l’entend. Cependant, on assistait, là, à un schéma de pensée un peu saisissant dans sa manière de s’agripper à sa bonne conscience : tranquillement, des profs de toutes disciplines étaient en train de se mettre d’accord sur le fait que le déplacement des populations de l’Est vers l’Ouest relevait de la déportation, de l’holocauste, ce qui impliquait, comme corolaire, que l’Occident, le territoire où nous vivons, soit un camp de concentration. Qu’est ce qui viendrait créditer une telle interprétation ? L’Etat policier, la main mise de l’argent sur le monde, les expulsions (en même temps, il faudrait savoir : la déportation peut difficilement se faire dans les deux sens, ou alors, il faut utiliser un nouveau concept (ce qu’il faut effectivement sans doute faire)). Pourquoi pas. Mais il semble alors impossible de tenir un tel propos au sein même du camp. Il semble impossible d’être calé dans son siège de cinéma, et de simplement pouvoir dire de telles choses sans sortir immédiatement pour combattre un tel Etat.
Or, on va oser cette hypothèse : si nous ne le combattons pas, c’est qu’il nous arrange, et qu’il nous arrange précisément en cela que tout en accomplissant le sale boulot, il nous laisse commenter ce qu’il fait, et ce dans la mesure où il sait que ce commentaire n’ira jamais jusqu’à l’empêchement : nous tapons nos blogs, nous lisons nos journaux, nous parlons de tout ça autour des machines à café, ça permet aux réunions de famille d’avoir des sujets de conversation, mais jamais ce commentaire n’ira jusqu’à l’action. Observons les secteurs qui pourraient proposer de véritables alternatives, la gauche, les syndicats par exemple. Tous ne sont tolérés qu’à la stricte condition qu’ils s’en tiennent à leur rôle de commentateurs. Dès qu’ils commencent à passer à l’action, c’est une riposte violente qui s’abat, avec la réprobation des bonnes consciences, y compris dans l’opposition.
Ainsi, la situation est elle particulièrement compliquée, car à focaliser notre attention et nos commentaires sur le guignol qui semble nous gouverner, nous oublions de plus en plus que la première responsabilité politique du citoyen est de savoir se gouverner lui même. Et à trop penser que l’homme à abattre s’appelle Sarkozy, nous oublions deux choses : tout d’abord qu’il n’est que l’homme de main d’autres que lui, dont les intérêts sont considérés comme supérieurs à tout ce qu’on peut appeler « politique ». Ensuite que Sarkozy est formé selon le visage exact de notre mauvaise conscience, c’est à dire celle qu’on aime voir accomplie sans oser la reconnaître, c’est à dire, aussi, celle dont on peut d’autant plus jouer qu’elle demeure inconnue de nous autres, principaux intéressés. Supprimer le masque que l’on a choisi pour visage collectif, c’est prendre le risque de se trouver confrontés à nous-mêmes. On peut douter qu’on ose de sitôt tenter une telle opération vérité.